Les Français les adorent, les Québécois aussi. Les Hollandais craquent pour nos comiques et même les Américains s’y mettent. Au Maroc, on manque peut-être de pétrole, mais sûrement pas d’humour. Enquête sur une spécialité nationale à la veille du Marrakech du rire.
***
Devinette : qui fait rire la France ? Il suffit de regarder chaque année le top 50 des personnalités préférées des Français publié par le Journal du Dimanche pour repérer les trois premiers humoristes du classement (qui seront tous les trois au Marrakech du rire le week-end du 10 au 12 juin) : Gad Elmaleh (N°6), Florence Foresti (N°9) et Jamel Debbouze (N°13). Les deux tiers du podium sont donc des Marocains.
Au Québec, il n’y a pas de sondage de ce type, mais on connaît l’humoriste qui cartonne en ce moment à Montréal : Rachid Badouri, encore un Marocain. Une performance dans un pays qui organise le plus grand festival d’humour au monde : 2 000 spectacles, 2 millions de spectateurs et 800 artistes.
Le festival Juste pour rire, est d’ailleurs le modèle que Jamel voudrait reproduire à terme à Marrakech. Au Québec, Rachid Badouri a une émission de télé, « Peut contenir des Rachid », qui explose l’audience (1,5 million de téléspectateurs dans un pays de six millions de francophones), et le personnage de son père Mohamed qui n’arrête pas de le traiter de salopard et de lui dire « digage ! » est devenu si célèbre qu’il fait des pubs pour le loto québécois.
Au Pays-Bas, Najib Amhali, un natif de Nador, est capable de jouer les blédards de Hollande comme ceux du Rif avec le même bagout qui enchante les bataves. « Il est parfaitement intégré dans la société et son humour du terroir est parfaitement hollandais », commente A.H.F. van Aggelen, l’ambassadeur des Pays-Bas à Rabat.
Même les States sont touchées. Au pays des stand up, Mustapha El Atrassi fait plier en quatre le mythique Laugh Factory de Los Angeles en lâchant : « N’ayez pas peur, je suis un bon musulman. Je prie cinq fois par jour. Et je prends des cours de pilotage. »
Un pays comme une BD
Le rire à la marocaine est un bon produit d’exportation. Et un véritable atout touristique. Car il n’y a pas que les humoristes qui amusent la galerie. Quand on a un peu roulé sa bosse, on est bien obligé de constater qu’il y a peu de pays au monde où l’on se marre autant. Visiter les Etats-Unis, c’est voyager dans un film.
Découvrir le Japon, c’est s’immerger dans un dessin animé. Vivre au Maroc, c’est passer sa vie à rencontrer des personnages de bande dessinée. On gesticule, on gigote, on mime, on se donne de grands airs, on grimace... Les Italiens parlent avec les mains. D’innombrables Marocains savent parler avec leur corps comme des personnages de pantomime et s’exprimer avec leur regard comme des héros de films muets, parfois même en rugissant.
Et puis il y a la langue. Comme le souligne Jamel (voir son interview page 29), il y a une musicalité comique dans la darija. « Chkoun ? wakha ! Zaâma, zid zid zid ! » On tend l’oreille dans la rue et c’est un festival d’onomatopées dignes d’une BD, yek ?
Du gardien de parking à Madame Tazi
L’utilisation du français est aussi une source inépuisable d’inspiration comique pour les humoristes. Gad ne manque pas de le rappeler dans ses sketches comme dans le GPS marocain où une dame qu’il « fait pisser de rire » lui fait remarquer qu’il a les cheveux « assaisonnés » au lieu de poivre et sel. L’humour marocain n’est jamais loin de la poésie. Et le peuple est un gisement de personnages de fiction.
Hassan El Fad, qui se définit lui-même comme étant « aussi drôle qu’un croque-mort dans la vie », fait ses emplettes en ouvrant les yeux : « Je consomme l’humour des Marocains de la rue pour le transcrire sur scène. J’observe un gardien de parking et j’en fais un personnage. Les gardiens de parking sont très drôles car ils sont obligés d’être foncièrement sociables. »
Son personnage de gardien est un monument de l’humour à la marocaine. Comme, à l’autre extrémité sociale, Madame Tazi a fait découvrir à la France et au Québec réunis, la ridicule arrogance de la riche Fassia. La caricature du bourgeois est un gimmick de l’humour dans tous les pays. La particularité marocaine, c’est que la version originale des personnages est aussi caricaturale en raison des comportements ostentatoires.
Un fin connaisseur des nuits casablancaises Simo Benbachir, sait décrypter sa matière à potins : « Les jet-setteurs du Sky bar ou du Carré rouge mériteraient tous un oscar pour le rôle qu’ils interprètent tous les soirs.
Ils se la jouent tellement qu’ils jouent parfaitement ! Quand ils viennent me faire la bise, ils attendent que je sois sous la lumière. Les Marocains qui consomment des litres de champagne mais veulent faire croire qu’ils sont vertueux sont de parfaits schizophrènes, donc de très bons acteurs. »
Et Simo de raconter l’histoire de ce type qui est parti un jour sans régler sa consommation de champagne car, en tant que musulman, il n’avait pas le droit de boire ; donc pourquoi irait-il payer ce qu’il n’avait pas le droit de consommer ?
Les gens odieux sont de « bons clients »… pour les comiques, et Simo se demande, après avoir fait rire tous ses copains étrangers avec des histoires comme celles-là , s’il ne va pas se lancer dans un one man show.
Un humour... juif
Mais s’il est facile de railler les mondains bling-bling, il est plus difficile de se moquer de soi-même. Et pourtant, l’autodérision est aussi une spécificité marocaine qu’on retrouve chez Jamel quand il affirme, en conférence de presse, que « quand t’es pas très grand, pas très beau, avec un bras dans la poche, je te jure que tu rentres nulle part.
Aujourd’hui, je fais 1m95, je suis beau, je suis élégant et on m’invite à toutes les tables. » L’autodérision, cette capacité à se moquer de soi-même, c’est un humour humble, très proche de l’humour juif.
Pas étonnant. « Les Juifs sont une composante importante de la société marocaine, rappelle le sociologue Khalil Jamal. Et si l’humour marocain s’exporte si bien, c’est parce que nous sommes un mélange extraordinaire de Berbères, d’Arabes, de Juifs, d’Andalous, d’Africains. Comme nous sommes représentatifs de plusieurs cultures, chacun peut y trouver quelque chose. D’où notre succès dans le monde. »
Mais les peuples où les cultures se mélangent ne produisent pas toujours des humoristes d’exception. Les Suisses, qui parlent quatre langues et importent des immigrés de tous les pays, sont plus spécialisés dans les banquiers, les horlogers, et les tennismen que dans les humoristes. Il y a d’autres particularités marocaines qui ont fait du pays un véritable royaume de l’humour.
D’abord, pour Khalil Jamal, son caractère méditerranéen : « Comme chez les Marseillais ou les Egyptiens, il y a chez nous une légèreté, une façon de se remettre en cause même quand on a vécu des drames.
Nous savons que la pluie ne dure jamais longtemps et que le soleil viendra vite après le ciel gris. Le climat permet aux gens de redevenir joyeux. » Le Maroc n’est pas le pays de l’humour noir. Il faut vivre dans les frimas britanniques ou belges pour s’adonner à cette discipline.
L’autre spécificité marocaine, c’est le caractère presque enfantin de l’humour populaire. Pour la chanteuse d’origine marrakchie, Sapho, « les Marocains rient comme des enfants, ce sont des enfants. Ils ne pratiquent pas un humour méchant, dépréciateur ».
La parole au sociologue : « Si on rattache ce caractère enfantin à l’analyse transactionnelle où il y a des catégories d’adultes sérieux, de parents protecteurs ou sévères et d’enfants soumis ou libres, on se rend compte que les Marocains ont souvent gardé un côté ‘‘enfant’’. On retrouve cette spontanéité chez Jamel Debbouze. Même quand il dit quelque chose de limite, ça passe grâce à sa gentillesse naturelle. »
Faire rire comme papa et maman
Ce côté enfantin n’est pas une tare. C’est même la force des Marocains. Car il faut avoir de l’humour pour s’intégrer dans la société, dixit le sociologue : « En tout cas, ne pas en avoir est dramatique. L’humour aide les Marocains à vivre.
Il permet de débloquer des situations où les deux antagonistes sont persuadés d’avoir raison. C’est une façon de faire des concessions sans perdre sa dignité. » Quant au caractère expansif des Marocains qui savent maîtriser comme personne l’art de la gesticulation pédagogique, Khalil Jamel l’explique par l’ancrage d’une société rurale : « On crie, on parle fort, on bouge car on a de l’espace.
Dans les villes, les gens continuent à vivre à l’extérieur et n’ont pas changé leurs comportements. Quand on vit à l’extérieur, on s’extériorise. » Mais le sociologue craint aussi que l’apparition des cités étouffe cette sociabilité joviale.
Â
Pas si sûr. Jamel a grandi dans des cages à lapins. Mais il y avait sa maman qui savait le faire pleurer de rire. Comme le papa de Gad était un as du mime. Tant que les Marocains auront des parents qui sauront transmettre un peu d’humour dans les gènes, ils continueront à faire rire le monde.
Dossier réalisé par Eric Le Braz
|