Pour le président de l’Association nationale des cliniques privées du Maroc, Dr Farouk Iraqi, les maux du secteur sont à chercher dans les dysfonctionnements dont souffre tout le système de la santé et le manque de réalisme de ses responsables.
Président de la seule instance représentative des cliniques privées du pays, le Dr Farouk Iraqi est également un chirurgien de renom et un acteur politique et associatif. Il nous reçoit entre deux rendez-vous avec un naturel désarmant.
Et c’est sans détour qu’il reconnaît les multiples dysfonctionnements dont souffrent de très nombreuses cliniques au Maroc. Tout comme il ne manque pas d’arguments « non pas pour les justifier, mais pour les expliquer ».
Au passage, il épingle le département de tutelle pour l’absence de mesures de contrôle et laisse suggérer un potentiel abus de pouvoir. De même, il reproche aux gestionnaires administratifs (Anam, CNSS…) d’adopter des grilles de remboursement en deçà de la réalité des prix. Entretien.
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Le ministère de la Santé vient de mener une série de visites de contrôle dans de nombreuses cliniques. Le bilan est loin d’être reluisant. Sur 80 établissements visités, une cinquantaine ont été déclarés non conformes, au point d’être menacés de fermeture. Que répondez-vous à ce constat ?
Je déplore au plus haut point l’attitude du ministère de tutelle. D’autant que quand on veut balayer, on commence d’abord par devant chez soi. Des problèmes existent bel et bien dans nos cliniques et je ne suis pas là pour les nier.
Mais les problèmes existent pour être résolus, et non pas pour être amplifiés au point de bloquer un système. Le ministère semble vouloir sanctionner, et non pas aider à améliorer le fonctionnement des cliniques. Autrement, qu’est-ce qui empêche le ministère de s’adresser à telle ou telle clinique pour lui signifier qu’un contrôle aura lieu ?
C’est cela qui permettra aux cliniques de faire le ménage. D’autant que nous n’avons pas été sollicités sur ce sujet. Aujourd’hui, nous sommes prêts à nous plier aux recommandations des commissions d’enquête.
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Mais encore faut-il qu’elles ne se mettent pas, du jour au lendemain, à fabriquer des experts en normes techniques. Lesquelles normes n’existent pas, du moins officiellement. Et décider de fermer une clinique - parfois dans des régions où l’hôpital public n’existe pas -, c’est empêcher les patients de se faire soigner. Ces effets d’annonce ne font que saper la confiance existant entre ces unités et leurs patients. Or, nous avons besoin de rétablir cette confiance.
Le fait est que des dysfonctionnements existent bel et bien et nul besoin d’être un expert pour s’en rendre compte. A commencer par le fait que le personnel médical et paramédical des cliniques travaille, pour une bonne partie, au noir, en parallèle d’un autre emploi dans le public.
Il existe deux niveaux de réponse. Le premier concerne les médecins. Et à ce niveau, c’est le système du temps plein aménagé qui pose problème. Théoriquement, seuls les enseignants du supérieur, c’est-à -dire les professeurs et les professeurs agrégés, sont autorisés à travailler à la fois dans le public et dans le privé. Dans les faits, il y a des abus. Aujourd’hui, n’importe quel médecin du secteur public peut travailler dans le privé, avec, je dois l’avouer, la complicité même des cliniques.
Que faites-vous pour l’empêcher alors ?
Malheureusement, nous n’avons pas l’autorité nécessaire pour stopper ce phénomène. C’est là le rôle du ministère qui doit intervenir parce que c’est à lui qu’incombe le droit régalien. Comme c’est au ministère de retenir ses médecins et de sanctionner ceux qui dérogent à la règle.
Qu’en est-il du personnel paramédical ?
Il y a des défaillances tellement flagrantes dans certains secteurs que si nous fermons la porte de manière systématique au personnel du public, nous ne pourrons pas travailler. Il y va de la viabilité de notre système. Nous demandons au ministère de former plus de personnes. Or, la tutelle ne forme que pour ses propres besoins.
Et les lauréats, comme les diplômés chômeurs, veulent d’abord travailler dans le public, en sachant qu’ils peuvent parallèlement intervenir dans le privé. Heureusement, cette tendance décline vu le nombre croissant des personnes formées.
Autre fâcheux recours, l’obligation qu’imposent les cliniques aux patients de déposer des chèques de garantie, illégaux par définition, avant d’accéder à un quelconque soin. Trouvez-vous cela normal ?
Personnellement, j’appelle cela un prépaiement dans la mesure où nous pouvons à tout moment verser le chèque. Et il faut savoir que la loi ne nous protège pas. N’importe qui peut se faire soigner dans une clinique et puis s’en aller sans avoir payé. D’où ce recours.
Mais bien des fois, les cliniques ont dû faire face à des personnes insolvables avec des chèques en bois ou dont la famille s’est évaporée une fois le patient admis. Voir systématiquement dans ce procédé un chantage fait au patient est réducteur. La réalité est qu’une clinique est comme n’importe quelle entreprise, si elle fait faillite, elle ferme.
Maintenant, quand on nous apporte une prise en charge d’une assurance ou de l’Assurance maladie obligatoire ou d’un autre organisme tiers payant, nous nous en réjouissons. Le jour où, comme en France, nous accepterons des patients sur la simple présentation de leur carte Vital sera un grand jour pour nous. Avoir à demander aux gens de nous donner des chèques avant d’être admis est, j’y consens, horrible. Mais que faire d’autre ?
Egalement de mise, la surfacturation, soit des écarts de taille entre les montants déboursés par les patients et les sommes remboursées. Où va la différence ?
Les gestionnaires administratifs ne veulent pas reconnaître la réalité des prix et c’est dramatique. L’Etat paye les cliniques suivant des grilles largement inférieures à la réalité des coûts des soins. D’où la surfacturation, qui n’en est pas une. Il s’agit d’une adaptation à la réalité des prix. Par exemple, l’AMO règle 300 dirhams pour une journée d’hospitalisation, alimentation comprise, alors qu’elle coûte 800 à 900 dirhams.
L’AMO paye la journée de réanimation 1 500 dirhams alors que celle-ci revient à 4 500 dirhams. Nous sommes obligés de répercuter. N’oublions pas que pour continuer, une clinique se doit de faire du bénéfice. La viabilité, c’est aussi une question de profit.
Ce n’est pas ce que disent les textes régissant le secteur.
Parce que les lois ne sont pas adaptées à la réalité. Et parce que nos gestionnaires ne veulent pas travailler sur la base des vrais prix. Et quand nous leur posons la question, ils nous répondent en affirmant ne pas avoir d’argent et en nous invitant à trouver les solutions nous-mêmes. Nous sommes disposés à mener des études précises de coûts pour une facturation la plus proche possible de la réalité.
Encore faut-il que nos gestionnaires suivent. Mais au lieu de s’acharner à trouver des financements pour couvrir les prestations de soins, ils préfèrent se couvrir derrière l’impossibilité de payer et nous mettent en porte à faux avec les patients.
Hygiène, sous-équipement, matériel vétuste, services sous-traités… la liste est encore longue.
Je pars du principe que dès qu’on sous-paye un service, il ne faut pas s’attendre à des miracles de ce côté. Autrement, je considère qu’une clinique se doit, même si elle est déficitaire, ou de donner des prestations de qualité ou de fermer. Il n’est pas question de justifier une mauvaise prestation, un mauvais accueil ou une mauvaise hygiène.
Il y a aussi le recours récurrent à des actes chirurgicaux non justifiés et aux césariennes abusives. Qu’est-ce qui explique ces choix ?
Le recours systématique à des procès pour faute médicale est devenu la règle. C’est un problème d’autant plus grave que certains secteurs médicaux n’arrivent plus à se faire assurer parce que nos juges accordent la totalité de la prime d’assurance au premier malade qui se présente.
Soit, quand une clinique est assurée à hauteur de deux millions de dirhams, le premier malade à porter plainte remporte deux millions de dirhams. Ce qui oblige les médecins à redoubler de prudence. D’où le recours dans les accouchements à des césariennes, le moyen le plus sûr de sauver la vie tant de la maman que du bébé. Il y a une peur qui n’existait pas avant.
Avant, les patients admettaient que des complications puissent se produire. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. D’où les poursuites judiciaires et la crainte des médecins qui ne peuvent pas jouer avec le feu puisqu’à la moindre incartade, ils sont sanctionnés.
Ils vont vers ce qui est le plus sécurisant. D’autant plus qu’une césarienne est une opération presque anodine qui se déroule en général dans de bonnes conditions. Pourquoi se priver du confort et de la garantie qu’offre la césarienne et prendre des risques somme toute inutiles ?
Précisons que le médecin ne gagne pas plus d’argent en procédant à une césarienne. Au contraire, un médecin gagne plus d’argent lors d’un accouchement normal, d’ailleurs plus valorisant.
Propos recueillis par Tarik Qattab
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Capitaux : l’ouverture de la discorde
La ministre de tutelle persiste et signe : une des solutions pour le développement du système privé de santé est l’ouverture du capital des cliniques à des non-médecins. Cette disposition, figurant dans le nouveau projet de loi sur l’exercice de la médecine, s’explique selon Yasmina Baddou par son « succès » aussi bien en Europe que dans des pays comme la Tunisie ou la Jordanie. « Si ces pays confrères ont réussi à tirer la médecine vers le haut, c’est tout simplement grâce à l’appel aux investissements des non-médecins et aux capitaux étrangers », avait-elle déclaré au Parlement.
Un avis loin de faire l’unanimité au sein de la profession. « Je suis de ceux qui pensent qu’il faut réfléchir d’abord à l’intérêt du patient. Suivant cette optique, je me rends compte que les défaillances actuelles seront multipliées par trois ou quatre si le capital des cliniques s’ouvre à des non-médecins. Un investisseur non-médecin voudra d’abord gagner de l’argent. Beaucoup d’argent. Les cliniques s’orienteront de facto vers les actes qui rapportent le plus d’argent et abandonneront ceux qui n’en rapportent pas assez. Cela va biaiser la liberté de la pratique médicale », rétorque le Dr Iraqi. Même avec les garanties d’indépendance des médecins promises par la tutelle ? « Il y aura les textes, mais aussi la réalité. Le médecin va perdre toute autonomie face à l’actionnaire. C’est prouvé dans les pays où une telle logique a été adoptée. A cause de ce système, la sécurité sociale en France accuse un déficit énorme. Sauf que dans ce pays, l’Etat vient combler ce déficit annuellement. Au Maroc, non seulement l’Etat ne compense pas, mais il ne met pas de règles pour soutenir ce futur système. C’est le fiasco assuré », ajoute-t-il.