Le blues des « makhzeniens progressistes »
Ce ne sont pas des baltajias. Ils veulent changer la société sans forcément changer de régime. Mais avec les vingtfévrieristes, c’est le dialogue de sourds.
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« C’est nous les jeunes makhzeniens !» En arrivant à actuel, ils font un peu les marioles mais on les sent amers. Ezzouate, Bassim, Anas, Meriem et Salim sont venus débattre de leur engagement qui date d’avant le 20-Février.
Mais ils n’ont jamais rejoint le mouvement et se sentent aujourd’hui stigmatisés. « Ils nous insultent à chaque fois qu’on essaie de débattre avec eux. Ils nous traitent de chiens du Makhzen », témoigne Ezzouate El Mehdi, 23 ans, président de l’Association des jeunes citoyens.
Aîné de la bande, Anas El Filali, 32 ans et blogueur fameux sous le pseudo BigBrother.ma, rajoute une couche : « Ils nous demandent d’être démocrates, mais ne le sont pas eux-mêmes. »
Le paradoxe, c’est qu’ils sont globalement d’accord avec les vingtfévrieristes pour plus de transparence, la lutte contre la corruption ; et débattre de la monarchie parlementaire ne leur fait pas peur.
Mais ils se défient d’un groupe d’inconnus qui apparaît spontanément, avec des moyens évidents. Et surtout ils ne supportent pas les amis encombrants du mouvement.
Ni Staline, ni mollah Omar
Anas Bougataya a 21 ans. Etudiant, il est coprésident de l’association Les Cosmopolites à Aïn Chock. Et il résume toute leur défiance en quelques mots : « On a jamais vu un barbu islamiste s’allier avec un barbu fumeur de havanes.
Que font les déjeuneurs du MALI avec les adlistes qui veulent la charia ? C’est incohérent ! ». Ezzouate El Mehdi, lui, voit une cohérence : « Ce sont des républicains, certains veulent la république de Staline, d’autres celle du mollah Omar ! » Les adlistes, il les connaît.
Plus jeune, il a failli y succomber : « Ils prêchent leur idéologie step by step. Ils commencent gentiment à rendre service en enseignant la prière aux enfants. Et dix ans plus tard, on est formaté pour être un étudiant adliste. »
Pour eux, les antagonismes originels entre les soutiens du 20-Février font que le mouvement n’est pas viable à terme : « Ils sont unis contre le Makhzen. Mais s’il disparaît, comment construire une société viable avec une multitude de projets antagonistes. On regrettera le Makhzen qui unifie au moins ceux qui le combattent ! », ironise Bassim Khaber, conseiller en courtage et vice-président de l’Association des jeunes citoyens.
Des devoirs pas que des droits
C’est facile de dire non : « Mais dès que l’un d’entre eux émettra une idée, il y aura désaccord », juge Anas El Filali. Le 20-Février pour ceux qui n’en sont pas, c’est d’abord un mouvement de contestation, pas de propositions.
Et c’est en cela que ces jeunes citoyens veulent se différencier. Ils estiment qu’il ne suffit pas de réclamer des droits, il faut aussi honorer ses devoirs. Bassim Khaber considère que la jeunesse bien née a une dette à payer.
« Les jeunes privilégiés ont une responsabilité vis-à -vis de ceux qui ne le sont pas. Nous devons transmettre notre savoir ! » Meriem Jabi, 23 ans, étudiante et coprésidente de l’association Les Cosmopolites élargit cette thématique à tous les Marocains qui doivent « avoir conscience de leurs devoirs vis-à -vis de leur pays ».
Et de raconter son expérience dans un centre d’appels où elle devait vendre des produits défiscalisés à des Français : « Certains me répondaient qu’ils voulaient payer des impôts pour construire des écoles et ne pas contribuer à l’évasion fiscale ! Mon rêve, c’est d’entendre un Marocain dire la même chose. »
Avec Anas Bougataya et Selim Jebari, Meriem participe aussi à l’opération Nbni Bladi, un groupe Facebook qui recueille des propositions pour « contribuer à changer la vie ». Cette boîte à idées est un petit laboratoire de démocratie participative, qui occupe un champ laissé libre par le 20-Février : les projets de société.
De l’éducation sexuelle dans le programme scolaire à l’institution d’un « quota jeunes » sur les listes de candidature des partis politiques en passant par la facilitation de l’accès à la nationalité marocaine pour les étrangers nés dans le Royaume, Nbni Bladi est un véritable catalogue de mesures dans lequel pourraient puiser des partis politiques sans idées.
Mais les 24 propositions ne vont pas (encore) jusqu’à remettre en question les lois emblématiques d’un Maroc dont l’horloge législative s’est arrêtée au temps de Lyautey : interdiction de la consommation d’alcool ou de la conversion à d’autres religions pour les musulmans, pénalisation des relations entre hommes et femmes non mariés…
« Ce ne sont pas des sujets actuels. Ils passent au second plan », juge Salim Jebari, 31 ans, membre fondateur de l’association Marocains Pluriels. « Une loi pour autoriser la consommation d’alcool est-elle vraiment une priorité », renchérit Bassim Khaber. « La vraie priorité, c’est le chômage, les inégalités sociales, l’accès à une bonne éducation », conclut Ezzouate El Mehdi.
Certes. Mais, il faut bien avouer que si le Mouvement du 20-Février est minoritaire, ces jeunes « conscients » peinent aussi à rassembler des bonnes volontés désabusées par avance. « Les jeunes me disent « Je ne suis pas un Fassi Fihri, donc ça ne sert à rien que je m’engage », résume lapidairement Salim Jebari. « On n’est pas encore passé de l’état de sujet à l’état de citoyen responsable », conclut Anas El Filali. C’est bien là le sujet.
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