Romantiques ou pragmatiques, rebelles ou rĂ©alistes, bien nĂ©s ou mal lotis, portraits croisĂ©s dâune gĂ©nĂ©ration qui sera le Maroc de demain.
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Comment on devient vingtfévrieriste
Liberté, égalité, éducation
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Câest ĂȘtre incompris par un systĂšme qui opprime lâindividu et sacralise les passe-droits. Rebelles dans lâĂąme, les «âvingtfĂ©vrieristesâ» parlent de leurs attentes et de leur engagement.
Les jeunes du 20-FĂ©vrier se sont appropriĂ©s le cafĂ© oĂč ils nous donnent rendez-vous, dans le centre-ville de Casablanca. Filles voilĂ©es ou pas, garçons Ă la coupe rasta, dâautres plus conservateurs. Le contact est facile, les idĂ©es fusent.
Ces «âOulad Che3bâ» ont tous fait lâĂ©cole publique et manifestent car ils veulent exprimer «âun ras-le-bol gĂ©nĂ©ralâ», comme le rĂ©sume Meriem Boulouiz, 18 ans, en premiĂšre annĂ©e de biologie Ă la facultĂ© des sciencesâ: «âJe comprends les jeunes qui ne manifestent pas.
Câest seulement parce quâon leur a inculquĂ© la peur, les tabous et les lignes rouges.â» Meriem sâĂ©lĂšve contre lâĂ©ducation «âlamentableâ» que reçoivent les Marocains Ă lâĂ©cole. Sâil y a une chose sur laquelle tout le monde est dâaccord, câest bien la faillite du systĂšme Ă©ducatif dont ils souffrent tous, lâarabisation qui exclut les riches et la tendance Ă dĂ©biliser les jeunes. «âCela fait treize ans que jâĂ©tudie le français et je nâarrive toujours pas Ă le parler correctementâ!â», sâindigne Hamza BadĂź, 19 ans, Ă©tudiant.
Coupables de jeunesse
Le nerf de la guerre est pour eux le favoritisme dont jouissent les «âfils deâ» et la culture de «âbak sahbiâ» (clientĂ©lisme, corruption). «âJâai eu 15 de moyenne au bac mais pas de coup de piston lors des concoursâ; je nâai donc pas Ă©tĂ© priseâ», explique Rania Alani, 19 ans, qui Ă©tudie lâĂ©conomie en fac de sciences.
Les exemples dâinjustice en la matiĂšre sont lĂ©gionâ: concurrence dĂ©loyale des Ă©coles privĂ©es qui «âgonflentâ» les notes des bacheliers, chantage sur les notes exercĂ© par les professeurs, institutrice qui demande aux Ă©lĂšves de passer la serpilliĂšre au lieu de faire le cours, enseignement de philosophie tronquĂ©, etc.
«âJâai Ă©tĂ© expulsĂ© une semaine du lycĂ©e parce que jâai parlĂ© de la thĂ©orie de Darwin Ă ma prof de sciencesâ», se rappelle amusĂ© Hamza BadĂź. A la maison, la chape de plomb est tout aussi pesante et participe Ă la dĂ©formation du futur citoyen.
On Ă©duque par la peurâ: «âNe rĂ©ponds pasâ»â; «âAttention, les murs ont des oreilles, ne parle pas politiqueâ», etc. «âNos parents disent mĂȘme «âferme-laâ!â» sinon, je te ramĂšne les flicsâ!â», lance Youssef Aaroui, 19 ans, bachelier.
Lâautre mal dont souffre cette jeunesse est le dĂ©ni de leur libertĂ© et⊠le dĂ©lit de faciĂšs. «âJâĂ©tais assis au milieu dâun jardin quand un ââhenchââ (policier) est venu mâinsulter juste parce que jâavais des dreadlocks.
Pour lui, jâavais forcĂ©ment du shit sur moiâ», sâindigne Tarik Alam, en terminale gestion et comptabilitĂ©. A lâĂ©cole comme dans la rue, câest lâapparence qui compte et quand on est jeune, on est forcĂ©ment coupable.
Zineb El Yaagoubi, 17 ans, est quotidiennement traitĂ©e de «âchitanaâ» (Satan) dans son lycĂ©e. Pourtant, Ă part un petit bracelet en cuir et ses dessins de pentagrammes, elle a tout de la Marocaine lambda. «âA lâentrĂ©e du lycĂ©e, les surveillants dĂ©boutonnent mon tablier et mâordonnent de ne pas mettre de t-shirt noir, de bracelet en cuir, etc.â», explique-t-elle.
Elle raconte aussi comment les motards de la police lâont agressĂ©e Ă proximitĂ© du lycĂ©e, juste parce quâelle Ă©tait avec des amis garçonsâ: «âSortez vos cartes scolairesâ! Vous nâĂȘtes pas des Ă©tudiantsâ! Va faire le mĂ©nage et pĂ©trir le painâ! Vous payez ces filles heinâ?»
La particularitĂ© de ces jeunes, câest leur refus de cautionner la corruption du systĂšme. A commencer par leur refus de donner un bakchich aux policiers. Au royaume des passe-droits, il suffit de ne pas ĂȘtre soumis pour ĂȘtre rebelle.
Avoir 20 ans et ĂȘtre dĂ©pourvu du prĂ©fixe «âBenâ» dans son patronyme, cela veut dire aussi subir le contrĂŽle dâidentitĂ© quand on frĂ©quente son copain. «âOn nous enseigne de nous Ă©loigner des garçons. Ăa explique en partie pourquoi il suffit de sortir chez lâĂ©picier pour ĂȘtre harcelĂ©e de toutes partsâ», raconte Saoussane Bourhill, 18 ans.
Pour une démocratie appliquée
Câest cet Ă©touffement et ce peu de considĂ©ration qui ont poussĂ© ces jeunes Ă rejoindre le 20-FĂ©vrier. En toile de fondâ: les abus de pouvoir de tous les jours sont les mĂȘmes Ă grande Ă©chelle. «âQuand un bonhomme important brĂ»le un feu rouge, le flic lui donne le salutâ», sâĂ©nerve Hamza Khafif, 19 ans, chĂŽmeur.
RĂ©clamer une «âmonarchie parlementaireâ» ne paraĂźt plus avant-gardiste dĂšs lors que lâon entend ces jeunes expliquer que la concentration des pouvoirs affaiblit le citoyen et le maintient sous le sabot.
Pour sâaffranchir, «âil faut rĂ©clamer des comptes, Ă commencer par le chaouch (vaguemestre) jusquâa arriver au sommet de lâEtatâ», insiste Hamza Khafif qui a abandonnĂ© ses projets de hrig (immigration) depuis quâil sâest engagĂ© avec le 20-FĂ©vrier.
«âJe crois au changement. Mon rĂȘve est de vivre dans la paix et la dĂ©mocratie appliquĂ©e et pas que claironnĂ©eâ», conclut-il. Hamza BadĂź, plus amer, sâinterroge sur sa marocanitĂ©â: «âJe suis un bon citoyen, je respecte les autres, je jette les papiers dans les poubelles, je participe aux dĂ©bats.
Je fais tous mes devoirs mais on ne me garantit ni ma libertĂ© dâexpression ni de bons systĂšmes dâenseignement et de santĂ©.â» Le potentiel, la fraĂźcheur des idĂ©es et lâengagement de ces jeunes sont manifestes. Au fond, ils rĂ©clament juste quâon les prenne plus au sĂ©rieux et quâon les Ă©coute. Et encore, ceux lĂ sont des rescapĂ©s du systĂšmeâŠ
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