De Jamaâ el Fna à l’hôpital, récit d’une journée dramatique à Marrakech.
Il est 18 heures aux abords de la place Jamaâ El Fna. Comme si rien ne s’était passé, on retrouve la cohue, la foule et les embouteillages coutumiers, touristes compris. En entrant plus avant dans la place, on se rend compte que quelque chose cloche.
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Des barrières empêchent la foule d’accéder du commissariat sur la gauche jusqu’au bazar. A l’endroit où se trouvent normalement les charmeurs de serpents et les stands de grillade, un grand vide.
Les gens se pressent et regardent d’un air choqué ce qui reste du café Argana. C’est-à -dire plus grand-chose. Les deux étages supérieurs ont été soufflés par l’explosion. Dans les décombres, des hommes en blanc de la police scientifique, qui viennent d’arriver, s’activent. Autour de moi, j’entends des « ay’ay’ay’ » affligés. Les gens s’exclament, sans oser élever la voix : « C’est pas bon ! Quel malheur ! Les pauvres ceux qui sont morts. »
Osman, un vendeur de chaussures à l’entrée du souk Semmarine est encore sous le choc : « Après avoir entendu l’explosion, je suis allé voir ce qui s’était passé. L’aide commençait à s’organiser.
Des gens étaient allongés, morts, d’autres, blessés, assis par terre au milieu des débris. Il y avait du sang, des brûlés, des morceaux humains, la scène était insoutenable. Je n’ai pas pu le supporter, je ne suis pas resté. »
Mohamed, un marchand de lampes en cuivre du souk Semmarine qui arbore une barbe très musulmane, a entendu l’explosion vers onze heures et quart. « J’ai cru que c’était une bouteille de gaz. On ne sait toujours pas exactement ce qui s’est passé.
Mais les gens savent que des Marocains ne peuvent pas avoir fait ça. Ici les gens sont tolérants. S’il y a des gens qui ont fait ça, c’est contre le Royaume, pas contre les touristes.
Des gens qui ne veulent pas que la démocratisation du Maroc suive son cours, qui ont des choses à cacher ou perdre. Ou encore des étrangers, à cause du Sahara. Mais quoi qu’il arrive, c’est nous qui allons être touchés. 90% de mes clients sont des touristes. »
« Nous reviendrons »
Les touristes justement. Ils sont là . Ils sont nombreux. Maddie et Julien sont bordelais. Ils étaient à la terrasse du café de France quand ils ont entendu une très forte explosion. Ils ne se sont pas inquiétés outre mesure, des Marocains attablés à la même terrasse affirmant que cela devait être une explosion de gaz, et que c’était malheureusement assez courant.
« Vingt minutes après, on est allé voir ce qui se passait : une épaisse fumée noire sortait du bâtiment. » A ce moment-là , un mouvement de foule les a fait reculer, « les gens ayant peut-être peur d’une seconde explosion… »
Ce n’est qu’une heure plus tard, quand des amis inquiets les ont appelés de France, qu’ils ont commencé «  à avoir un peu peur… » Néanmoins, ils sont retournés sur la place dans l’après-midi, parce qu’ils voulaient finir leur shopping, et aussi, pour soutenir les gens de Marrakech : « Après tout, ils vivent du tourisme. Ce qui s’est passé, ce n’est pas une raison de rester terrés à l’hôtel. Il nous reste quelques jours à Marrakech, autant en profiter. Bien sûr que nous reviendrons. »
Des clous dans tous les corps
Il est 19 heures. Quelques journalistes attendent impatiemment dans le hall de la wilaya de la région de Marrakech. A l’étage, le ministre de l’intérieur, Taïb Cherkaoui, et son ministre délégué, Saâd Hassar, le ministre de la Justice, Mohammed Naciri, le patron de la gendarmerie, Hosni Benslimane, et celui de la police, Cherki Draiss, sont en réunion de crise.
La conférence tarde à démarrer, et quand à dix-neuf heures trente, Taïb Cherkaoui entre dans la salle de conférences, c’est pour une intervention de 5 minutes. « Marrakech a vécu un attentat terroriste monstrueux. Le Maroc va poursuivre sa lutte contre le terrorisme dans le cadre de la loi. »
Bilan officiel : 14 morts dont trois marocains et 11 étrangers ainsi que vingt-trois blessés répartis entre l’hôpital civil Ibn Tofail, l’hôpital militaire Ibn Sina et deux cliniques. Fin de la communication officielle, le ministre déclare que ce sont les seules informations dont il dispose. Il quitte la wilaya en trombe. Des sources informées détaillent les nationalités des victimes : il y aurait parmi elles huit Français, un Canadien et un Britannique.
Direction les urgences de l’hôpital Ibn Tofail. L’entrée est filtrée par deux agents de sécurité. Les familles des victimes ne sont pas sur place, mis à part deux femmes qui parlent d’une connaissance blessée à la tête. Le personnel médical est sous le choc. Toutes les victimes ont été admises au service réanimation.
Selon le Dr Saïdi, directeur de l’hôpital, il y a au total 18 blessés, dont huit Marocains, sept Français et deux victimes probablement de nationalité suisse. Sept autres victimes sont dans un état très grave. Certains blessés ont dû être amputés, dont le premier cas est décédé après son admission (à l’écriture de ces lignes jeudi soir, deux décès ont été enregistrés après leur arrivé à l’hôpital).
Ce jour-là , les médecins de l’hôpital Ibn Tofail, qui a reçu le plus de blessés, étaient en grève. Le sit-in de protestation qu’ils avaient prévu a été chamboulé par une annonce du médecin chef.
Nabil, médecin urgentiste, a vécu en direct l’arrivée des victimes. « Vers midi, le médecin chef est arrivé pour nous demander de nous préparer à recevoir des blessés très graves dus à une explosion. Une demi-heure plus tard, j’ai réceptionné un corps déchiqueté, brûlé au troisième degré avec le ventre éviscéré », raconte Nabil. Les médecins sont tout de suite étonnés par la nature de blessures qu’ils n’avaient jamais vues auparavant. Des propos que confirme le professeur Saïdi : « Il y avait peu de cas de brûlés, ce qui présageait d’emblée qu’il s’agissait d’une explosion. »
Un autre médecin urgentiste rapporte que les premières radios ont révélé des traumatismes explicites. « On voyait des clous. Il y avait le même type de corps étrangers dans le corps de toutes les victimes. On en a même extrait de certaines personnes admises ».
Il n’y a plus de doute possible : la bombe était armée de clous pour faire un maximum de dégâts. La première victime succombe à ses blessures à l’hôpital. Selon nos sources sur place, les délégués des ambassades ont été les premiers à arriver sur les lieux, suivis des autorités de la ville.
Ensuite, les familles ont commencé à affluer vers l’hôpital. « Il a fallu prendre en charge un grand nombre de personnes traumatisées, un psychiatre s’est chargé spécialement de les recevoir. Les gens étaient en état de stress post-traumatique », nous dit un autre médecin.
Il est 21 heures et la nuit est tombée sur Jamaâ El Fna. Yasmine Cherradi, une jeune Marocaine qui vit en France, est venue visiter sa tante Nora, qui est justement guide à Marrakech. Elles sont assises sur la terrasse d’un café qui surplombe toute la place. Derrière elles, de l’autre côté de la place, le café Argana.
Elles n’ont pas peur, assises en terrasse : « C’est le mektoub. On ne peut rien y faire. » En fait, la veille, Nora a accompagné des touristes australiens au Café Argana, elle y a même dîné. Du coup, elles précisent qu’elles sont là pour se détendre, et pour soutenir la place mythique. Car malgré cet acte horrible, la place doit continuer à vibrer. Nora est fataliste : déjà qu’il y avait moins de touristes à cause de la Libye, cela risque d’empirer…
En attendant la vie continue à Marrakech. Tous les cafés et restaurants restent ouverts. Des touristes marchent nonchalamment vers Guéliz et dans la médina. Comme s’ils ne voulaient pas céder à la logique de la peur. Comme s’ils narguaient ceux qui veulent nous voir nous terrer ou nous enterrer…
Amanda Chapon et Zakaria Choukrallah, envoyés spéciaux à Marrakech
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