Le 20-Février, c’est une base de jeunes révoltés sur Facebook, une bonne dose de gauchistes et davantage encore d’islamistes, à la « sauce » Yassine. Les barbus sont-ils devenus fréquentables ou s’agit-il d’un positionnement tactique ?
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A coups de procès et autres interpellations, les autorités avaient réussi, ces dernières années, à calmer les ardeurs de l’association islamiste. Mais c’est dans le cadre du Mouvement du 20 février qu’Al Adl Wal Ihsane refait aujourd’hui parler d’elle.
C’est ainsi que la Jamaâ a mobilisé sa jeunesse, présidée par Hassan Benajeh, pour venir en soutien au mouvement. Et si le 20-Février est ce qu’il est aujourd’hui, c’est aussi en raison de sa présence dans les manifestations. Les adlistes fermaient les marches, fournissant plus du tiers des effectifs.
Certains y voient une volonté du mouvement guidé par Abdessalam Yassine de se cacher derrière les revendications légitimes des jeunes Marocains pour faire valoir son propre agenda. Al Adl s’en défend. « Nous partageons les mêmes revendications que toutes les forces vives de ce pays, à savoir la liberté et la dignité du citoyen », explique Benajeh.
Porte-parole de la Jamaâ et membre influent de son cercle politique, Fathallah Arsalane ajoute que cette implication témoigne d’une « maturité » à même de préparer le terrain à de nouveaux rapports (de coordination) entre les différentes composantes politiques et idéologiques du pays.
« Notre participation prouve que nous sommes prêts à prendre part à toute bonne initiative. Quelle qu’en soit l’origine. Et si le Makhzen veut éliminer le risque d’une éventuelle récupération de notre part, il n’a qu’à répondre favorablement à ce pourquoi le mouvement du 20-Février se bat aujourd’hui », lance-t-il.
Le politologue Mohamed Darif y voit, lui, une volonté de l’association de se fondre dans le décor. « Al Adl Wal Ihsane se considère aujourd’hui comme une composante parmi d’autres de la société en accordant la priorité non pas à son référentiel islamiste, mais à des revendications partagées par bien d’autres sensibilités », dit-il.
Point d’Etat islamiste ni califat – du moins officiellement – mais des contestations qui, sans remettre en question la nature du pouvoir, en critiquent le fonctionnement. Réelle volonté de participer à la chose politique ou tactique pour infiltrer un mouvement afin de se l’accaparer ?
« Il s’agit d’une évolution du mouvement qui a compris qu’il ne servait à rien de courir après un impossible statut islamique de l’Etat, et que le modèle à suivre n’était autre que celui du PJD turque, soit l’option d’agir à l’intérieur d’un système. Et cela, tous les mouvements islamistes forts, dans des pays comme la Tunisie ou l’Egypte, l’ont bien saisi. Et Al Adl n’est pas en dehors de cette dynamique », nous explique le politologue.
Vraiment ? A quoi ressemble donc Al Adl Wal Ihsane aujourd’hui ? Radioscopie.
T.Q.
Du califat à l’Etat moderne
Al Adl Wal Ihsane est-il soluble dans une véritable démocratie ? La Jamaâ reste floue quant à son objectif final : participer au jeu démocratique pluraliste ou prendre d’assaut le pouvoir par une tranquille révolution islamiste.
La littérature d’Al Adl regorge de théories sur « le grand soir », quand le système politique en place cédera devant une contestation générale dont émergera le mouvement, sauveur de la nation.
« Aujourd’hui, il y a ce régime qui nous diabolise et qui terrorise les gens. Les gens ont peur de rejoindre nos rangs… Il faut donc s’attendre à ce que des milliers de personnes prennent d’assaut nos sièges et nos mosquées et que la Jamaâ encadre la majorité du peuple. Le plus important, c’est la préparation individuelle à la construction de l’Etat islamique de califat. »
A lui seul, cet extrait d’un vieil enregistrement de l’un des dirigeants adlistes – en l’occurrence Abdellah Chibani, également époux de Nadia Yassine – suffit à renseigner sur les intentions réelles du mouvement : point d’élections mais un plébiscite, point d’alternance démocratique mais un régime à l’iranienne… Bref, une dictature sur fond de charia. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
Le discours d’Al Adl a bien changé. Ainsi, cheikh Yassine, dans son Mémorandum à qui de droit adressé au roi Mohammed VI, a présenté la Jamaâ comme une force de proposition… au service de l’Etat.
Autre signe d’ouverture, l’appel lancé en 2008 par les membres du cercle politique de la Jamâa aux forces politiques du pays afin d’établir un pacte national à même de sortir le pays de sa crise politique. Et dans les faits, les idéaux révolutionnaires de la Jamaâ ne trouvent plus preneur, au sein même du mouvement.
« La république islamique prônée à un moment par Nadia Yassine n’est qu’une allégorie dont le seul but est de provoquer les autorités. Et ces paroles n’engagent que la fille du guide, qui n’est pas porte-parole de la Jamaâ. Celle-ci est aujourd’hui traversée par plusieurs courants », nous dit cette source au sein de l’association.
LĂ©galistes, attentistes, etc.
Il y a d’un côté les légalistes, désormais représentés par la seule personne de cheikh Yassine. Puis nous retrouvons les attentistes, soit les membres du conseil d’orientation. Enfin, il y a aussi et surtout les participationnistes, dont les activités sont organisées au sein du cercle politique et qui sont majoritaires au sein d’Al Adl.
Un cercle politique qui multiplie initiatives et marques d’ouverture et dont les dirigeants choisissent bien leurs mots. On ne critique pas la monarchie mais on appelle à une monarchie parlementaire ; on ne plaide plus pour l’instauration de la loi islamique, mais pour une Constitution démocratique ; on ne se réfère pas à la Oumma islamique mais à l’Etat… moderne.
Paroles en l’air, posture moderniste qui cache des intentions occultes, ou profond changement de position ? Toute interprétation relèverait du procès d’intention.
Mais on peut quand même s’étonner de lire, sur le site officiel de la formation, que l’un des objectifs du cercle politique est « la préparation effective à l’Etat islamique ». Il faudrait savoir !
Il n’en reste pas moins que si jamais Al Adl était intégré au jeu politique, beaucoup estiment que tout le monde en sortirait gagnant.
D’après nombre d’analystes, un futur parti de la Jamâa serait non seulement un rempart contre le radicalisme mais pourrait contrebalancer le PJD, qui se pose désormais en seul prétendant islamiste aux élections.
Une fois l’intégration d’Al Adl validée, le schéma dans lequel la création de son parti s’inscrirait obéirait forcément à la règle déjà empruntée par le même PJD (dont le background historique et idéologique n’est autre que le Mouvement unicité et réforme). Le parti serait érigé à partir du mouvement, sans pour autant s’y substituer.
Mais la légalisation du mouvement, et son attitude à venir, dépendent de celle de l’Etat. Et face à l’immobilisme de nos autorités, Al Adl se raidit.
S’il présente l’éventuelle constitution d’un parti politique comme le plus simple des droits politiques, Fathallah Arsalane affirme que tout débat sur cette question est « inutile, en l’absence de véritables garanties d’un exercice politique démocratique, transparent et viable. Le jour où les mécanismes régissant l’action politique changeront et que les critères et normes démocratiques seront les seules règles à suivre, nous l’envisagerons ».
Une affirmation contredisant celle de Mohamed Aghnaj, qui, dans un récent numéro de TelQuel, a déclaré que même si on en arrivait au stade d’une société totalement démocratique, « Al Adl serait désintéressée d’aller au devant de la scène politique ».
Autre passage obligé, que les élites modernistes du pays cessent de voir en Al Adl Wal Ihsane un ennemi à éradiquer et une menace pour l’émergence d’une véritable démocratie au Maroc mais le considèrent comme un adversaire– ou un partenaire – politique de taille.
Ce que résume un dirigeant USFP : « Dans tous les cas, et pour un Etat qui veut en finir avec le radicalisme et garantir à toutes les forces politiques le droit d’exister, maintenir la Jamaâ de Yassine à la marge ne sert strictement à rien. Cette stratégie joue même contre l’Etat. »
Tarik Qattab
Ce que pèse Al Adl Wal Ihsane
Un nombre impressionnant de fidèles et d’antennes, une organisation sans faille, des structures éprouvées et de grandes ambitions. Plus qu’une association islamiste, Al Adl Wal Ihsane est aussi une redoutable machine de guerre… politique. L’essentiel en cinq points.
Qui sont nos adlistes ?
Si l’on excepte les estimations faisant état de quelque 200 000 membres et surtout sympathisants d’Al Adl Wal Ihsane, aucun chiffre officiel n’est disponible.
« En l’absence d’une véritable liberté au Maroc, se déclarer membre ou sympathisant de l’association suffit à payer une lourde amende, parfois de sa personne », se justifie Fathallah Arsalane.
Ce qui compte pour lui, c’est la capacité de ces membres à rester soudés, à être capable d’agir « au service de notre pays » et d’établir un diagnostic valable des dysfonctionnements dont souffre ce dernier.
« L’essentiel n’est pas le nombre, mais l’efficacité et la capacité de mobilisation d’un groupe donné. Et sur ce registre, Al Adl Wal Ihsane a fait ses preuves », note le politologue Mohamed Darif.
En cela, le mouvement joue sur deux cordes aussi sensibles que mobilisatrices. Il y a d’abord la religion. Avec cette particularité voulant qu’Al Adl se revendique d’un islam 100% marocain et qu’il est le seul mouvement islamiste au monde à avoir un background soufi.
Il y a ensuite les problèmes sociaux. Sur des questions comme le chômage et l’éducation, le mouvement de cheikh Yassine fait de ses sorties une véritable démonstration de force.
Ce qui les fait courir
Aujourd’hui, la Jamaâ se veut au service du changement, de la démocratie et des droits de l’homme. Cela n’a pas toujours été le cas. Le mouvement incarne certes un islamisme contestataire, mais pas radical.
Mais cela ne l’a pas empêché de caresser le rêve d’un califat sur lequel trônerait, naturellement, cheikh Yassine. En lieu et place, le guide, comme ses idées, ayant pris de l’âge (83 ans aujourd’hui), la Jamaâ se déclare désormais pour une scène politique normalisée dans laquelle elle aurait sa place.
En 1981 déjà , elle avait déposé une demande d’autorisation de constitution en tant qu’association à caractère politique. Une demande restée sans réponse. Aujourd’hui, et sans écarter l’éventualité de se constituer en parti politique, Al Adl attend de voir sur quoi débouchera la réforme de la Constitution.
Certaines voix affirment que le mouvement n’entrera dans le jeu politique que si la future Constitution permet au parti majoritaire de faire voter une loi qui pourrait changer la nature du régime. Ce qui reste à prouver.
Comment ils sont organisés
D’un point de vue organisationnel, Al Adl est scindé en deux grandes entités. Il y a d’abord le conseil d’orientation, la base idéologique et spirituelle du mouvement. C’est à lui que revient le rôle d’éducation (spirituelle) des fidèles du mouvement.
Ce qui ne l’empêche pas de prendre position sur des questions comme le soutien au peuple palestinien ou les détenus salafistes.
Il y a aussi, et surtout, le cercle politique, le bras politique de la Jamaâ. Créé en 1998, il dispose d’un secrétariat général, coiffé par Abdelouahed El Moutawakil, qui équivaut à un bureau politique. Tout comme il compte une section syndicale, une autre dédiée aux jeunes et une section féminine.
Il est présent dans tout le territoire à travers ses antennes locales. C’est le cercle politique qui se prononce sur les positions du mouvement concernant les domaines politique, économique et social.
Il a également pour mission de préparer les cadres à même d’exercer une activité politique, de proposer des programmes « alternatifs » et de coordonner l’action des autres partis et associations. Last but not least, il a pour prérogative de préparer le pacte islamique.
Ce qu’ils contrôlent
Il y a d’abord les organisations estudiantines. Cela fait longtemps que l’Union nationale des étudiants du Maroc est entre les mains d’Al Adl Wal Ihsane. Dans le temps, c’était les facultés de droit, d’économie et de lettres qui étaient investies.
A celles-ci se sont ajoutés des « secteurs  » aussi prestigieux que les facultés de médecine ou encore les grandes écoles d’ingénieurs. Sans disposer d’un bras syndical, le mouvement est bien représenté au sein des différentes instances de la Confédération démocratique du travail (CDT) et, dans une moindre mesure, au sein de l’Union marocaine des travailleurs (UMT).
A cela s’ajoute un nombre impressionnant d’associations caritatives et de soutien scolaire qui constituent de véritables viviers où l’association puise ses disciples.
Ce qui les oppose au système
Pour Fathallah Arsalane, ce que la Jamaâ reproche au système politique actuel est qu’il n’est qu’une « copie » du système Hassan II. De plus, il n’a su « ni apprendre de son passé ni tirer les conclusions qu’imposent les révolutions dans le monde arabe ».
Mais ce n’est pas tout. L’association remet en cause un des éléments fondateurs du pays : la commanderie des croyants. Une position qui démarque fortement les adlistes des islamistes du MUR, fortement attachés à cette insitution.
Et ce ne sont pas les séries d’interpellations et de procès contre les militants d’Al Adl qui arrangent les choses. De 2006 à fin 2008, quelque 899 procès ont eu lieu contre les membres de la Jamaâ, sur un nombre total de 5 162 interpellations.
Si elle a faibli en intensité, l’hostilité des autorités à l’égard du mouvement reste donc d’actualité.
Et tous les prétextes sont bons pour sévir : « tenue de réunions non autorisées » ; « appartenance à une organisation illégale » ; « distribution d’imprimés » ; « collecte de fonds et de biens » ; « atteinte aux valeurs sacrées » ; « adultère » (accusation dont Rachid Ghollam, membre de la Jamaâ, a fait l’objet) ou encore, « terrorisme ».
Nadia Yassine, la fille du guide, n’y a pas échappé. Elle a encouru pas moins de 5 ans de prison pour avoir prôné un modèle de gouvernement républicain. Une attitude qui, en soi, représente un motif pour les militants d’Al Adl de crier au complot de l’Etat et de resserrer davantage les rangs.
Tarik Qattab
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Al Adl, le Mur, Dawa… L’internationale islamiste
Malgré leurs divergences doctrinales, les différents courants de l’islam politique restent en contact permanent et se montrent prêts à pactiser en vue d’atteindre un dessein aussi ultime que commun : le califat.
Au Maroc comme en Egypte, le péril islamiste donne des cheveux blancs aux officines étrangères. Toutes les centrales de renseignement, à commencer par la CIA, focalisent leurs rapports sur la menace d’une prise de pouvoir par les islamistes.
Le scénario redouté par les chancelleries occidentales est celui d’une révolte populaire, suivie d’une confiscation de la révolution par ces derniers, qui déboucherait sur l’instauration d’une république islamiste.
Sur quoi se base cette phobie américaine du rêve supposé ou réel de califat que caressent les islamistes au Maroc ? Même si leurs chances d’accéder par ce biais au pouvoir sont minimes, la tentation de récupérer les mouvements de rues est, quant à elle, bien réelle.
Et des islamistes comme les adlistes, les salafites du Mur ou encore les wahhabites de la Jamaâ Dawa Ilasounna sont en contact permanent, malgré leurs divergences doctrinaires.
Pour les adlistes, même l’alliance avec le diable n’est pas exclue. Ce qui explique qu’ils n’hésitent pas aujourd’hui à marcher main dans la main avec les marxistes léninistes d’Annahj. A fortiori, ils sont donc prêts à se battre aux côtés d’autres formations islamistes.
La révolution islamiste et la prise du pouvoir telle qu’elle est rêvée par Yassine doit se faire par étapes. A la question « Qui doit guider le pays durant la Grande Occultation ? », expression utilisée par Khomeiny pour désigner la révolution islamiste, cheikh Yassine a toujours répondu que c’était aux faquihs (théologiens), seuls délégataires de la souveraineté divine.
Généraliser la grogne...
Mais pour atteindre le fameux « gouvernement du docte » (wilayat faquih), les adlistes pensent que l’alliance avec les islamistes devrait se faire dans une seconde étape. « Les Adlistes cherchent à maintenir la pression et font tout pour étendre les mouvements de protestation aux coins les plus reculés du Royaume.
En même temps, les islamistes font du lobbying pour amener dans leur camp toutes les voix qui refusent de s’asseoir à la même table de négociations que la monarchie, notamment pour ce qui est de la réforme de la Constitution.
Il s’agit de généraliser la grogne pour déboucher sur un scénario à l’égyptienne ou à la tunisienne. L’objectif essentiel est de pousser au clash avec les forces de l’ordre de manière à ce que les manifestants durcissent leurs revendications et demandent carrément la chute du régime », explique l’islamologue Saïd Lakhal.
A ce moment-lĂ , les adlistes pactiseraient avec les autres formations islamistes afin de faire capoter toutes les tentatives de dialogue entre le pouvoir et la rue.
Mais les autres obédiences n’ont pas attendu le feu vert des adlistes pour se positionner. Abdelkrim Moutii, le gourou de la Chabiba Islamiya, s’active fébrilement pour retourner au Maroc malgré la condamnation par contumace qui lui pend au nez.
Les disciples du cheikh Al Maghraoui, qui avait fait scandale après une fatwa autorisant le mariage d’une fillette de 9 ans, ont investi par centaines l’aéroport de Marrakech dimanche dernier pour accueillir leur chef qui rentrait d’un long exil volontaire à Riyad.
Bref, les islamistes jubilent. Hier combattus férocement par le pouvoir, aujourd’hui, ils ont, à défaut d’être courtisés, l’autorisation d’occuper le terrain.
Abdellatif El Azizi |