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Boutchichis Les francs-maçons du Maroc
actuel n°37, samedi 6 mars 2010
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Culte de la personnalitĂ©, comportements sectaires, adhĂ©sion intĂ©ressĂ©e des membres qui veulent se rapprocher du pouvoir, inïŹuence politique⊠la boutchichia dĂ©veloppe un mode de fonctionnement proche des francs-maçons. Lâislam en plus.
Aujourdâhui et plus que jamais dans le Maroc contemporain, les confrĂ©ries souïŹes ont le vent en poupe. BĂ©nĂ©ïŹciant dâun soutien tant politique que ïŹnancier de lâĂtat, les zaouĂŻas ïŹeurissent, se rĂ©novent, dĂ©veloppent des antennes partout au Maroc⊠et mĂȘme Ă lâĂ©tranger. On ne compte pas moins dâune centaine de zaouĂŻas au pays. Preuve de leur force, le succĂšs chaque annĂ©e plus spectaculaire de cĂ©rĂ©monies comme la cĂ©lĂ©bration du AĂŻd Al Mawlid Ă Madagh, haut lieu de la zaouĂŻa boutchichia kadiria. Plus de 60 000 personnes ont participĂ© Ă ce rassemblement organisĂ© en grande pompe le 27 fĂ©vrier et prĂ©cĂ©dĂ© par une rencontre mondiale sur le souïŹsme.
DerriĂšre cette aura spirituelle se dissimule tant bien que mal un positionnement politique. Celui dâun Maroc qui joue la carte de lâislam tolĂ©rant, avec le souïŹsme pour Ă©lĂ©ment fondamental de son identitĂ© religieuse (au mĂȘme titre que le rite malĂ©kite et la doctrine achaarite). Un Maroc qui voit Ă©merger des confrĂ©ries avec de vĂ©ritables armĂ©es dâadeptes et dont lâinïŹuence, tant sur les esprits que sur la sociĂ©tĂ©, sâĂ©largit Ă vue dâĆil. Et les boutchichis en sont la preuve.
Moyen privilĂ©giĂ© pour contrer le radicalisme, le souïŹsme devient le label dâune offre religieuse alternative, apolitique et apaisĂ©e. Mais dans quelle mesure cette offre est-elle valable, gĂ©nĂ©ralisable, ce courant Ă©tant par dĂ©ïŹnition Ă©litiste, et certaines de ses manifestations (culte de la personnalitĂ© du cheikh notamment) jurant avec la rigueur monothĂ©iste de la religion musulmane ? Penseurs souïŹs comme Faouzi Skali et islamologues de la veine de Youssef Blal tendent Ă distinguer entre le souïŹsme philosophique, puritain et Ă©litiste, et les pratiques populaires et « folkloriques » de certaines zaouĂŻas. Mais lâĂ©cart sĂ©parant lâĂ©lĂ©vation spirituelle et le sectarisme nâest pas si Ă©vident. Ă telle enseigne que nombre de voix sâĂ©lĂšvent aujourdâhui pour dĂ©noncer une aliĂ©nation spirituelle (le cas de lâimam et dĂ©putĂ© PRV Abdelbari Zemzemi) quand elles ne crient pas Ă un complot instrumentalisant la valeur « anesthĂ©siante » du souïŹsme Ă des ïŹns politiques. LĂ -dessus, tant les laĂŻcistes comme Ahmed Assid que les hauts gradĂ©s de lâopposition islamiste (Al Adl Wal Ihssane qui revendique son rĂ©fĂ©rentiel souïŹ) sont dâaccord. PassĂ© le quart dâheure de gloire, le temps est aux interrogations sur cette vĂ©ritable franc-maçonnerie islamiqueâŠ
Tarik Qattab
Un succĂšs en trompe-lâĆil
Par son inïŹuence grandissante et le soutien ofïŹciel dont elle bĂ©nĂ©ïŹcie, la boutchichia fait grincer des dents.
Si la boutchichia a autant de succĂšs aujourdâhui, câest parce quâelle reprĂ©sente un islam ouvert et tolĂ©rant et, donc, une arme anti-terroriste. « Face au rigorisme et au danger jihadiste, lâĂtat soutient une offre religieuse plus ïŹexible qui lui est acquise. Une offre qui correspond Ă une demande sociale de sens et de spiritualitĂ©, doublĂ©e dâun dĂ©sir de libertĂ© et de contemporanĂ©itĂ© », explique Youssef Blal, islamologue. Le souïŹsme, et la boutchichia en particulier, est ainsi une solution toute trouvĂ©e. Mais câest aussi une solution qui a valeur dâanesthĂ©siant pour Ahmed Assid, militant laĂŻciste et membre de lâIrcam. « La politique religieuse au Maroc sâest toujours reposĂ©e sur des solutions conjoncturelles Ă un problĂšme global.
En privilĂ©giant le souïŹsme aujourdâhui pour contrer le radicalisme, lâĂtat ne fait que reproduire et gĂ©nĂ©raliser les schĂ©mas archaĂŻques et traditionnels ayant prĂ©valu au Maroc dâavant la colonisation. Pour contrer le terrorisme, lâĂtat a choisi les mythes et le culte des personnes. Les grands perdants ne sont autres que la modernitĂ© et la dĂ©mocratie », dit-il. Pis, «le souïŹsme est devenu une monture pour atteindre des objectifs politiques et sĂ©duire les masses. La boutchichia en est lâexemple », argumente Omar Amkassou, chercheur en histoire et membre du Conseil dâorientation dâAl Adl Wal Ihssane, la seule jamaĂą au monde Ă pouvoir se targuer dâĂȘtre Ă la fois une confrĂ©rie et un mouvement islamiste, qui plus est opposant. Utiles pour apaiser les esprits, les zaouĂŻas en gĂ©nĂ©ral « deviennent un frein Ă lâĂ©volution », ajoute Assid. « Aujourdâhui, elles servent de dĂ©fouloir et de moyen de contourner une rĂ©alitĂ© donnĂ©e, au lieu de faire face et de protester », explique-t-il.
Des mythes et des limites
Reste une limite de taille, celle que le souïŹsme est par dĂ©ïŹnition Ă©litiste, ses enseignements, et lâascĂ©tisme qui en est le fondement, destinĂ©s Ă quelques initiĂ©s. Pour contourner ce barrage, le choix sâest portĂ© sur des rituels extatiques, publics, et des cultes, notamment de la personne. Le cheikh Hamza en lâoccurrence devient un objet dâadoration. « Nous voyons des gens embrasser les pieds du cheikh, le sacraliser. Nulle place dans ce schĂ©ma Ă lâesprit scientiïŹque », commente Ahmed Assid. DâoĂč la position tranchĂ©e des salaïŹstes pour qui cette doctrine est tout simplement une hĂ©rĂ©sie, dans la mesure oĂč elle intĂšgre lâĂ©lĂ©ment dâintermĂ©diation quâest le cheikh. Or, il nây a guĂšre dâintermĂ©diation entre Dieu et son sujet en islam. « Il faut dire que dans leurs formes extrĂȘmes, les zaouĂŻas ne correspondent pas au caractĂšre monothĂ©iste de la religion musulmane », analyse lâislamologue Youssef Blal. Par certains aspects, les zaouĂŻas renvoient Ă un univers Ă la connotation nĂ©gative, celui des sectes. Quâen est-il ? Youssef Blal et Assid sâaccordent Ă dire que ce nâest pas le cas. Mais Ă la condition que les adeptes gardent leurs pleines aptitudes⊠et la raison. Sur ce registre, les risques et les exceptions existent.
Tarik Qattab |
Trois questions Ă Ben Rochd Er Rachid
Ăcrivain, souïŹ, auteur de plusieurs livres sur le souïŹsme dont Sidi Hamza al QĂądiri al Boutchichi.
Vous avez écrit un livre sur cheikh Hamza, que représente-t-il pour vous ?
BEN ROCHD ER RACHID. Câest certainement lâun des plus grands cheikhs de notre Ă©poque, du moins lâun des plus cĂ©lĂšbres. PrĂ©tendre ĂȘtre un cheikh nâest pas donnĂ© Ă tout le monde. Un vĂ©ritable cheikh doit forcĂ©ment avoir une sorte dâĂ©lixir avec lequel il touche dâabord les cĆurs avant la raison. Nous avons plusieurs personnes qui ont une certaine lumiĂšre apparente, mais ce nâest pas toujours sufïŹsant pour quâon les reconnaisse comme cheikh. Cheikh Hamza a en plus un savoir-faire et un professionnalisme quâil dĂ©tient de ses ancĂȘtres et de son Ă©ducation.
On reproche aux souïŹs de sâĂ©loigner du vĂ©ritable islamâŠ.
Cela nâest pas nouveau. La polĂ©mique entre les souïŹs et les salaïŹstes dure depuis quatorze siĂšcles. Ces derniers ont toujours reprochĂ© aux souïŹs dâĂȘtre des hĂ©rĂ©tiques sans pour autant pouvoir les neutraliser. Les argumentations des uns et des autres sont paradoxalement tirĂ©es des textes du Coran et des hadiths, ce qui nâempĂȘche pas des interprĂ©tations diamĂ©tralement opposĂ©es. En ce qui concerne « le culte de la personnalitĂ© », il faut dire que le cheikh ne cesse de rĂ©pĂ©ter, dans son enseignement, que le taĂądim (la magniïŹcience) fait partie de lâĂ©ducation de ses adeptes.
On accuse la zaouĂŻa dâĂȘtre trop proche du pouvoir, quâen pensez-vous?
Au contraire ce nâest pas la proximitĂ© qui intĂ©resse la tariqa mais le soutien Ă distance.
Recueilli par BahaĂą Trabelsi |
Cheikh Hamza superstar
AdulĂ© par ses disciples, le cheikh est lâhĂ©ritier dâune longue lignĂ©e de maĂźtres spirituels.
Pour les adeptes de la zaouĂŻa, cheikh Hamza est le dĂ©tenteur du secret spirituel du prophĂšte, ce qui lui confĂšre une aura de lumiĂšre. Pour ĂȘtre reconnu cheikh vivant, chaque tariqa, ou « voie » souïŹe, doit ĂȘtre inscrite dans une chaĂźne ininterrompue (silsila) de maĂźtres spirituels, hĂ©ritiers chacun de ce « secret » (sirr), jusquâau prophĂšte lui mĂȘme et, Ă travers lui, toute la chaĂźne des saints et des prophĂštes antĂ©rieurs. Le « secret » nâest rien dâautre que celui du sens ultime et divin de lâĂtre. DĂ©barrassĂ© de son ego et des prĂ©occupations matĂ©rielles de ce monde, le cheikh est humilitĂ©, gĂ©nĂ©rositĂ© et amour. Les personnes qui lâont rencontrĂ© disent de lui quâil est incontestablement un guide et quâen sa prĂ©sence, elles se sentent investies par la lumiĂšre. Sidi Hamza al Qadiri al Boutchichi est lâactuel guide spirituel de la confrĂ©rie qadiria boutchichia. La confrĂ©rie qadiria trouve ses origines Ă Bagdad oĂč elle a Ă©tĂ© fondĂ©e par Abdel Kader Jilali (1083-1166). La branche Boutchich de cette confrĂ©rie est nĂ©e au milieu du XVIIIe siĂšcle, dans le nord-est du Maroc. Câest lĂ que se situe la maison mĂšre, prĂšs de Berkane, Ă Madagh.
Le premier Ă porter le nom de Boutchich fut Sidi Ali al Qadiri. Sidi Hamza Qadiri Boutchich est, pour sa part, nĂ© en 1922 Ă Madagh, Ă proximitĂ© de Berkane. Il a grandi dans la zaouĂŻa de ses ancĂȘtres et y a reçu une Ă©ducation religieuse. Par ailleurs, il sâest Ă©galement attelĂ© aux travaux de la terre sous la direction de son pĂšre, Sidi Abbas Qadiri Boutchich, grand propriĂ©taire terrien. Sidi Hamza a eu comme professeur Sidi Boumediane qui Ă©tait alors le cheikh de la confrĂ©rie qadiria boutchichia. A la mort de Sidi Boumediane en 1955, Sidi Hamza devint de fait le disciple de son pĂšre aprĂšs quâils aient Ă©tĂ© tous deux dĂ©signĂ©s « frĂšres dans la voie ». Douze ans plus tard, Ă la mort de son pĂšre en 1972, il devint le cheikh de la confrĂ©rie qadiria boutchichia. Avec des admirateurs et des disciples dans le monde entier, cheikh Hamza a donnĂ© une grande ouverture Ă la zaouĂŻa. Il a mĂȘme une page de fans sur Facebook. Si vous en ĂȘtes, tapez Sheikh Sidi Hamza Al QĂądiri Al-Boutchichi.
RĂ©seaux : le grand secret
Si des ïŹgures connues comme Ahmed TaouïŹq, Faouzi Skali ou encore le chanteur Abd al Malik, ne cachent guĂšre leur afïŹliation Ă la tariqa de cheikh Hamza, la plupart de ses disciples cultivent une discrĂ©tion lĂ©gendaire. Parlementaires, avocats, journalistes, commerçants, chefs dâentreprise, fonctionnaires : tous privilĂ©gient lâanonymat. Si en matiĂšre de rĂ©seaux, le secret est de rigueur, ce sont les boutchichis de poids qui sont aussi les plus discrets. « Une grande partie refuse de se dĂ©voiler parce que ce nâest pas bien vu aussi bien dans le monde politique que dans celui des affaires », explique-t-on. Sur les milliers de fans du cheikh, on trouve aussi bien des serviteurs de lâĂtat qui occupent des postes clĂ©s dans la haute administration que des chefs dâentreprises ayant pignon sur rue. Et pas seulement au Maroc. Sur le plan du fonctionnement, la boutchichia opĂšre comme nâimporte quel rĂ©seau : « Il est recommandĂ© de porter assistance Ă nos frĂšres en cas de besoin », se dĂ©fend-on. De lĂ Ă sâinscrire uniquement pour bĂ©nĂ©ïŹcier de passe-droits, beaucoup de nouveaux adeptes nâhĂ©sitent pas Ă franchir le pas.
A.E.A.
Financements : la grande Ă©nigme
MĂȘme la Cour des comptes sây perdrait. Le ïŹnancement dâune zaouĂŻa aussi tentaculaire que la boutchichia pose en effet plus dâune question. Comptant plusieurs centaines de milliers dâadeptes, la tariqa dispose aujourdâhui dâune centaine dâantennes Ă travers le Maroc, toutes bien situĂ©es. Elle est Ă©galement prĂ©sente Ă lâĂ©tranger. La zaouĂŻa de Madagh nâest pas uniquement un haut lieu de « pĂšlerinage » Ă lâoccasion du Mawlid, mais aussi un monastĂšre grandeur nature qui fonctionne tout au long de lâannĂ©e. Le gĂźte et le couvert sont fournis au visiteur⊠gracieusement. Secret de cette bonne santĂ© ïŹnanciĂšre, la solidaritĂ© agissante de ses adeptes, qui cotisent rĂ©guliĂšrement en affectant un pourcentage qui peut atteindre jusquâĂ 30% de leurs revenus. Sans oublier les dons pour le moins gĂ©nĂ©reux consentis par les puissants (de Casablanca et, Ă moindre Ă©chelle, de Rabat) parmi ses ïŹdĂšles et le soutien du Palais. De quoi permettre Ă Sidi Hamza de vivre comme un prince et Ă la zaouĂŻa de se dĂ©velopper Ă vue dâĆil. Les derniĂšres rĂ©novations que son siĂšge de Madagh a connues en sont une dĂ©monstration Ă©clatante.
T.Q. |
"Pour ou Contre"
CONTRE - Abdelbari Zemzemi, Imam et député du Parti du renouveau et de la vertu
« Les zaouïas, une mode passagÚre »
Pour le thĂ©ologien et lâhomme politique, le succĂšs de certaines zaouĂŻas nâest rien dâautre quâun effet conjoncturel, motivĂ© par des intĂ©rĂȘts personnels et un suivisme bĂ©at.
Comment expliquez-vous le succĂšs que rencontrent les zaouĂŻas et le souïŹsme aujourdâhui au Maroc?
ABDELBARI ZEMZEMI : La seule explication valable reste le grand soutien de lâĂtat qui a privilĂ©giĂ©, au mĂȘme titre que de nombreux pays musulmans, le souïŹsme pour faire barrage au radicalisme islamiste. Si je peux comprendre le bien-fondĂ© de cette dĂ©marche, je ne peux mâempĂȘcher de mâinterroger sur la vĂ©ritable valeur de certaines zaouĂŻas. Certes, une confrĂ©rie telle la tijania a Ă©tendu son inïŹuence en dehors du Maroc dans des pays comme le SĂ©nĂ©gal. Mais cette tariqa a la particularitĂ© de ne pas avoir de cheikh connu. Et câest la bonne foi placĂ©e dans ses valeurs qui explique le nombre impressionnant de ses adeptes. On ne peut pas dire la mĂȘme chose quant Ă des zaouĂŻas comme la boutchichia dont la grande renommĂ©e est dâautant plus inexplicable que son cheikh nâest rĂ©putĂ© ni pour sa grande science ni pour des actions bienfaisantes. Il ne se prononce que trĂšs rarement. Et nous sommes par consĂ©quent en totale ignorance de lâĂ©tendue de sa science.
Quelle pourrait donc ĂȘtre lâexplication de son grand nombre dâadeptes ?
Jây vois une question dâintĂ©rĂȘts de la part de certains disciples, pour qui la proximitĂ© de la zaouĂŻa vis-Ă -vis du pouvoir est un tremplin potentiel et un moyen de tisser un rĂ©seau proïŹtable Ă lâavenir. Ou alors, il sâagit de suivisme entre personnes venant des mĂȘmes milieux sociaux, professionnels et culturels. Pour moi, câest une tendance comme les autres et les boutchichis, comme tous les souïŹs, des musulmans comme les autres, sâils ne sont pas pires.
Cette tendance est quand mĂȘme faite pour durer. Quâen pensez-vous ?
Je ne pense pas. Toute cette popularitĂ© dont jouissent les zaouĂŻas nâest que conjoncturelle puisque lâaura quâelles ont aujourdâhui repose sur la seule personne de leur cheikh. Nous avons assistĂ© dans un passĂ© pas si lointain Ă lâĂ©clatement de bien des confrĂ©ries au lendemain de la disparition de leurs guides. Câest le cas notamment de la zaouĂŻa kettania, de la herrakia et bien dâautres confrĂ©ries qui ont connu leur Ăąge dâor du vivant de leurs guides mais qui ont pratiquement tout perdu aujourdâhui. Ce qui est sĂ»r, câest que les zaouĂŻas ne peuvent en aucun cas constituer un courant religieux et spirituel alternatif, viable et pĂ©renne.
Les dĂ©tracteurs du souïŹsme lui reproche son Ă©loignement de lâislam puritain. Partagez-vous cette assertion ?
Les zaouĂŻas nâont gardĂ© du souïŹsme que des manifestations relevant plus du charlatanisme et du folklore que de lâesprit rĂ©el et profond de cette voie de rapprochement entre le sujet et Dieu. Que dire sinon de groupes qui en viennent Ă dĂ©iïŹer leurs guides, Ă en rĂȘver toutes les nuits et Ă croire en son Ă©ternelle prĂ©sence. Alors, que devrait-on penser de ces moussems et marabouts oĂč un saint mort depuis belle lurette est invoquĂ© comme un intermĂ©diaire, sinon un faiseur de miracles ? Nâest-ce pas lĂ une grande dĂ©viance par rapport Ă lâunicitĂ© de Dieu. Et câest le danger. Sâaccrocher Ă des marabouts et des tombes est une atteinte Ă la croyance musulmane et Ă lâintelligence humaine.
Propos recueillis par T. Q.
POUR - Faouzi Skali, Porte-parole ofïŹcieux de la boutchichia
« Le soufisme a toujours constituĂ© le cĆur de lâIslam »
Anthropologue, souïŹ , directeur du Festival de FĂšs des musiques sacrĂ©es du monde, et porte-parole ofïŹcieux de la zaouĂŻa boutchichia, Faouzi Skali investit son rĂŽle de communicateur en faveur du courant souïŹ . Il rĂ©pond Ă nos questions.
Cette annĂ©e encore, ils Ă©taient des dizaines de milliers Ă venir cĂ©lĂ©brer le Mawlid Ă Madagh. A quoi est dĂ» le succĂšs de la boutchichia aujourdâhui ?
FAOUZI SKALI : Toute lâhistoire du souïŹsme est marquĂ©e par ces moments de renouveau, cycliques, oĂč un guide spirituel redonne au souïŹsme la plĂ©nitude de sa vitalitĂ© et de sa signiïŹcation spirituelles. Câest ce qui a dĂ©jĂ eu lieu, au Maroc, avec Abou al Hassan Chadili, Sidi Ahmed Tijani, Moulay Larbi Darkaoui ou Mohammed Al Harraq. Lorsque câest le cas, la vitalitĂ©, et la rĂ©alitĂ© spirituelle vĂ©cue de cet enseignement, attirent des disciples en quĂȘte de sens du monde entier.
A Madagh, beaucoup de projets se rĂ©alisent. Quelles sont les sources de ïŹnancement de la zaouĂŻa ?
LĂ encore il y a une tradition sĂ©culaire du souïŹsme qui est basĂ©e sur les principes de lâentraide et du travail solidaire. Câest ainsi que les zaouĂŻas ont depuis toujours, Ă leur Ă©chelle, participĂ© Ă un dĂ©veloppement social. En particulier, Ă cĂŽtĂ© de lâĂ©ducation spirituelle proprement dite, par la diffusion de lâenseignement et dâĆuvres sociales.
Les dĂ©tracteurs du souïŹsme reprochent Ă la tariqa de sâĂ©loigner du « vrai » islam. Quâen pensez-vous ?
Vous savez lâexpression de « vrai islam » peut ĂȘtre revendiquĂ©e par les mouvements les plus extrĂ©mistes situĂ©s parfois aux antipodes de lâesprit de lâislam. Le souïŹsme a toujours constituĂ© le cĆur de lâislam, sa dimension spirituelle la plus profonde. Il constitue Ă ce titre, avec le rite malikite et la thĂ©ologie achaarite, un pilier de la tradition de lâislam qui sâest dĂ©veloppĂ©e au Maroc depuis des siĂšcles et dont la clĂ© de voĂ»te est le principe de Imarat al Mouminine. Câest cet ensemble qui constitue Ă mon avis lâidentitĂ© et, je dirais, le principe mĂȘme de la souverainetĂ© culturelle du Maroc.
Quel est le rÎle de la boutchichia au sein de la société marocaine ?
Celui quâont toujours jouĂ© les voies du souïŹsme ; celui de la diffusion, ou plutĂŽt dâune appropriation de valeurs qui devient une forme de culture qui favorise Ă la fois un dĂ©veloppement personnel et collectif. Cette spiritualitĂ© est le moteur de ce qui a constituĂ© le dĂ©veloppement civilisationnel de lâislam et son potentiel de crĂ©ativitĂ©.
On vous reproche de jouer un rĂŽle politique et dâĂȘtre proche du pouvoir ?
Nous sommes dans une sociĂ©tĂ© vieille de douze siĂšcles et dans laquelle des codes et rĂšgles de jeux sociaux sont Ă©tablis, sans parler des simples rĂšgles de droits et constitutionnelles. Dans cette sociĂ©tĂ©, lâislam proprement politique nâexiste quâau niveau de Imarat al Mouminine et en fonde la lĂ©gitimitĂ©. Dans ce contexte, le souïŹsme est un acteur essentiel de la sociĂ©tĂ© civile et peut inspirer une pensĂ©e, des valeurs sur lesquels peut se fonder la sociĂ©tĂ©. Chaque souïŹ peut, comme lâensemble des citoyens, participer individuellement Ă une activitĂ© politique dans le cadre prĂ©vu par la loi. Je pense quâil peut enrichir cette participation par les valeurs quâil lui apporte et choisir aussi les mouvances qui lui semblent le mieux incarner ces valeurs. Mais il serait illĂ©gitime de dĂ©tourner ce mouvement de son orientation spirituelle Ă des ïŹ ns politiques. La zaouĂŻa estime quâil est de son devoir sacrĂ© dâĂȘtre pleinement au service des fondamentaux de la sociĂ©tĂ© marocaine. Elle ne le fait pas par opportunisme, cette attitude fait partie de son code gĂ©nĂ©tique historique et spirituel. Elle est aussi une rĂ©serve formidable de crĂ©ativitĂ© et de spiritualitĂ© pour le dĂ©veloppement de notre sociĂ©tĂ©.
Propos recueillis par BahaĂą Trabelsi
TĂMOIGNAGES : Une fascination toute ïŹliale
Abdelhakim Hadi est le petit-ïŹls de cheikh Hamza au mĂȘme titre que Mounir Kadiri. Il a aussi grandi Ă ses cĂŽtĂ©s. Aujourdâhui, il vit en Belgique. A-t-il pris plus de recul que Mounir, devenu porte-parole de la zaouĂŻa ? De son grand-pĂšre, il a retenu des valeurs essentielles, tĂ©moignage dâune descendance directe du guide de la zaouĂŻa boutchichia. Abdelhakim Hadi a une profonde tendresse pour son grand-pĂšre et pour cause, il lui doit une Ă©ducation Ă la française et lâhĂ©ritage dâun systĂšme de valeurs souïŹ , une combinaison pour le moins enrichissante. « Il fut non seulement un grand-pĂšre mais aussi un pĂšre pour moi. Enfant, je fus trĂšs proche de lui car lui aussi a connu son lot de chagrin et de dĂ©nuement. Jâai grandi Ă ses cĂŽtĂ©s jusquâĂ lâĂąge de 6 ans et tout au long de mon adolescence, ma scolaritĂ© Ă la mission française mâa fait dĂ©couvrir lâouverture dâesprit et de dialogue de lâhomme quâil Ă©tait. Je ne me suis jamais senti en dĂ©phasage par rapport Ă la complicitĂ© que jâavais avec mon grand-pĂšre malgrĂ© lâinïŹuence de lâĂ©ducation europĂ©enne et celle de mes camarades français et juifs marocains. Mon grand-pĂšre mâa toujours enseignĂ© lâouverture dâesprit vis-Ă -vis de mes camarades de religion judĂ©o-chrĂ©tienne en insistant sur le fait que le bien se trouve chez lâhomme partout dans le monde. » Un portrait pour le moins idyllique, mĂȘme si aujourdâhui, le petit-ïŹls vit Ă quelques milliers de kilomĂštres de son aĂŻeul. Les valeurs quâil a hĂ©ritĂ©es de lui seraient la gĂ©nĂ©rositĂ©, lâhumilitĂ©, la patience et la tolĂ©rance. Optimisme et espoir pour les gĂ©nĂ©rations Ă venir, lâimage dâun islam paciïŹque vivant en parfaite harmonie avec le christianisme et le judaĂŻsme, telles sont les projections que veut livrer cheikh Hamza Ă ses disciples et Ă ses enfants. Pour Abdelhakim Hadi, son grand pĂšre a un rĂŽle important Ă jouer au Maroc : « Un rĂŽle de modĂ©rateur, le dernier rempart contre ces vagues dâislamisme radical venant des pays voisins. » A la question est-il vrai quâil a cette aura lĂ©gendaire qui conditionne toutes les personnes qui lâapprochent, le petit-ïŹls de cheikh Hamza rĂ©pond : « Jâai toujours eu cette sensation de calme et de sĂ©rĂ©nitĂ© en sa prĂ©sence, câest une sensation difïŹcile Ă expliquer, car je me suis dĂ©jĂ posĂ© la question de savoir dâoĂč venait cet Ă©tat de vide semblable a une bulle intemporelle que je nâai quâen sa prĂ©sence... La raison est la piĂšce maĂźtresse du souïŹsme telles les fondations dâun bĂątiment, je dirais mĂȘme sa conscience », poursuit-il. Et le culte de la personnalitĂ© ? « Dans chaque rassemblement de masse, que se soit un parti politique comme le parti socialiste de Mitterrand ou pour les jeunes dâun fan club dâun artiste, il y aura toujours une fascination pour lâhomme politique ou la star, alors excusez les adeptes dâune tariqa », dĂ©clare Abdelhakim Hadi. Et on comprend parfaitement ce quâil veut dire Ă la maniĂšre - pour le moins peu objective -dont il a rĂ©pondu Ă nos questions.
BahaĂą Trabelsi
Un rescapé : « Une prison spirituelle »
Comment recrutent les boutchichis ? Nous avons recueilli le tĂ©moignage dâun intellectuel casablancais qui a su leur rĂ©sister⊠mais qui tient Ă rester anonyme.
MĂ©choui, pastilla et cornes de gazelles et pour arroser le tout un cadre magniïŹque, une villa cossue du quartier Californie qui surplombe un jardin ïŹeuri. Les limousines se bousculent Ă lâextĂ©rieur, lâodeur du bois de santal sâĂ©chappe dâencensoirs Ă©normes en argent massif. « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » : pour mon baptĂȘme Ă la boutchichia, on a vu les choses en grand. AprĂšs le repas pantagruĂ©lique, arrosĂ© de thĂ© au jasmin, nous avons eu droit Ă un sermon du grand philosophe Taha Abderrahman. Il y a avait lĂ le futur ministre des Habous et quelques pontes de lâadministration, sans compter le gotha de la bourgeoisie casablancaise dont notre hĂŽte, un riche industriel de la mĂ©tropole. Pas de prosĂ©lytisme, nous Ă©tions juste trois invitĂ©s Ă dĂ©couvrir pour la premiĂšre fois ce monde enchantĂ© et il ne sâagissait lĂ que de la phase prĂ©liminaire du recrutement. Je nâai pas la chance de voir le cheikh, en vadrouille quelque part, mais des histoires sur « ses dons », il y en avait Ă revendre : lâhomme lirait dans les pensĂ©es comme on lit une feuille dâimpĂŽt, avec beaucoup dâintĂ©rĂȘt, il aurait le don dâubiquitĂ© et sa baraka incommensurable pourrait transformer un clochard en milliardaire. Entre-temps, il a fallu se prĂȘter de bonne grĂące Ă la sĂ©ance de transe oĂč tout le monde dansait Ă lâĂ©vocation du nom de Dieu. « Les uns dansent au son du tambourin et nous, nous vibrons de spiritualitĂ© », explique le philosophe. Il nây eut pas de seconde fois puisque je dĂ©cidais de couper court Ă ce « souïŹsme de la bonne chĂšre ». Je fus harcelĂ© par les disciples durant quelques mois, car le cheikh avait donnĂ© ses instructions « pour ne pas laisser les brebis Ă©garĂ©es Ă la merci de Satan »⊠RĂ©sultat, la confrĂ©rie avait perdu une recrue et moi mes derniĂšres illusions quant Ă lâauthenticitĂ© de cette voie. |
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