Les opérateurs s’empêtrent dans l’éternel débat sur la pression fiscale et tentent d’arracher quelques incitations à l’embauche des diplômés chômeurs. A l’heure où la solidarité entre les plus fortunés et les plus démunis soulagerait les finances de l’Etat. Un débat qui ressemble à un dialogue de sourds.
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Quand en novembre 2010, le milliardaire américain Warren Buffet lance un pavé dans la mare « fiscale », invitant les plus grosses fortunes américaines à payer davantage d’impôts, tout le monde est pris de court. Pour soutenir la croissance de son pays, en pleine sortie de crise, le troisième homme le plus riche du monde ira même jusqu’à plaider pour la suppression des baisses d’impôts en faveur des hauts revenus, qui avaient été instaurées par l’administration Bush. Cette prise de position, largement médiatisée, dénote un fort sentiment citoyen de l’homme d’affaires, même si elle n’a pas été du goût de tous, provoquant un débat houleux entre démocrates et républicains.
Quelle réaction aurait-elle suscité au Maroc ? Par ces temps de crise et de fortes tensions sociales, si Anas Sefrioui ou Miloud Chaâbi s’inspiraient de Warren Buffet en plaidant pour une plus grande solidarité des grosses fortunes du Royaume, seraient-ils entendus et suivis ? Rien n’est moins sûr quand on sait que 90% de l’Impôt sur les sociétés (IS) est supporté par seulement 2% des entreprises. De plus, crise ou pas crise, le lobby patronal ne peut s’empêcher, chaque année, de monter au créneau, lors de la préparation de la loi de Finances, pour décrocher quelques carottes fiscales. « Une telle prise de position ne risque pas de se produire au Maroc. Ou du moins, pas dans l’immédiat », reconnaissent des opérateurs économiques. Pour preuve, quand Abbas El Fassi lance un appel à la solidarité pour le recrutement de diplômés chômeurs par le secteur privé, nos patrons réclament aussitôt une batterie d’incitations fiscales à l’embauche, notamment une réduction de l’IS… Par ailleurs, le débat au Maroc reste encore largement focalisé sur le poids de la pression fiscale, l’inégalité de l’impôt et la complexité du dispositif fiscal.
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Des stratagèmes pour réduire la facture
Même si des contribuables reconnaissent – du bout des lèvres – l’utilité de ces prélèvements pour les finances publiques – 80% des ressources de l’Etat proviennent des recettes fiscales –, beaucoup s’évertuent à recourir à des stratagèmes pour s’en soustraire, ou tout au moins, pour réduire la facture. « Nul ne l’avoue, mais une bonne partie du chiffre d’affaires réalisé par les PME, comme par les grandes entreprises, se fait au noir pour réduire la base imposable », confie un opérateur économique. Pour preuve, le « marché des factures » est toujours aussi florissant. D’ailleurs, le célèbre quartier commerçant de Derb Omar qui est, depuis de nombreuses années, le temple de la « facture taxi », permet aux entreprises de racheter des fausses factures pour blanchir leur comptabilité. Plus globalement, dans le circuit de distribution traditionnel, l’essentiel des transactions est encore effectué cash, sans facture, ni traçabilité comptable. « Devant la persistance de ce fléau, l’acheteur particulier a une grande part de responsabilité puisqu’il n’a pas encore acquis le réflexe de réclamer un ticket de caisse au moment du règlement de la transaction », déplore Mehdi Toumi, vice-président de la commission Fiscalité de la CGEM.
Sans oublier le poids de l’informel qui est, lui, assimilé, à de l’évasion fiscale illégale. Véritable plaie, l’informel ne représente pas moins de 14% du PIB et n’épargne aucun secteur. Les mesures introduites par la loi de Finances 2011 pour inciter les TPE qui réalisent moins de 3 millions de dirhams de chiffre d’affaires à basculer vers le formel, moyennant un taux d’IS de 15% et un taux d’IR de 38%, suffiront-elles à éradiquer ce fléau ? Abdellatif Zaghnoun, directeur général des Impôts, est convaincu que le cœur de sa mission consiste à attirer cette cible car les TPE représentent 78% des sociétés passibles de l’IS, soit 105 780 sociétés, et 87% des sociétés déficitaires. « Je tiens à souligner que ces contribuables ne seront pas inquiétés sur leurs activités antérieures. Seuls les résultats réalisés à compter de leur identification seront soumis à l’impôt », assure le patron de la DGI.
Autre bonne nouvelle : toute société de personnes a désormais la possibilité d’adopter un statut de société morale, moyennant des droits d’enregistrement limités à 1 000 dirhams, et le paiement d’une plus-value une fois réalisée. « Ces mesures en vigueur depuis le début de l’année constituent un premier pas appréciable », reconnaissent des patrons. Mais il faudra persévérer dans ce sens.
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Payer ses impĂ´ts pour revendiquer ses droits
Une chose est sûre : tant que les pratiques frauduleuses perdurent, tous les efforts entrepris par l’Etat pour élargir l’assiette fiscale et baisser les taux d’imposition, resteront vains. De même, l’expansion de l’informel empêche le gouvernement, sous l’emprise d’une forte contrainte budgétaire, de prendre en compte les requêtes du patronat. Et toute négociation tourne rapidement court.
« Maintenant plus que jamais, chacun doit payer ses impôts pour aider l’Etat à tenir ses engagements en termes de développement économique et social, et à créer des emplois. » Adhérer à l’impôt est non seulement une preuve de civisme, mais c’est le seul moyen de revendiquer, par la suite, ses droits, ajoute Mohamed Hdid, du cabinet Saaïdi & Hdid et président de la commission Fiscalité de la CGEM. Pour autant, la partie n’est pas gagnée car, au sein de la population imposable, le manque d’équité de l’impôt et la pression fiscale sont souvent brandis comme des freins insurmontables qui légitimeraient les réticences. Pour Hamad Kassal, entrepreneur et ancien président de la fédération de la PME aujourd’hui dissolue, les niveaux de prélèvement actuels constituent un facteur important d’incitation à la fraude. « Les hauts taux tuent les totaux. » Malgré les efforts consentis au cours des dernières années par la DGI, les opérateurs jugent encore excessif le niveau de l’imposition. Il est vrai que les recettes fiscales augmentent plus rapidement que le PIB, et portent à 29% la pression fiscale (recettes fiscales rapportées au PIB). Toutefois, ce taux est à relativiser car les pays de l’OCDE sont à 36% en moyenne. Ce qui laisse à penser que la pression fiscale reste acceptable au Maroc. Mais elle pose le problème de l’étroitesse de l’assiette qui, malgré de multiples tentatives de réformes, se pose toujours avec acuité. « Pendant dix ans, la DGI a été obnubilée par l’augmentation des recettes fiscales pour financer les grands chantiers, refusant ainsi toute baisse des taux », explique un expert comptable ayant requis l’anonymat. D’où la forte résistance à l’impôt et la recrudescence de l’évasion et de la fraude fiscales par un nombre croissant d’entreprises. Certaines ont même fini par basculer dans l’informel. Résultat : plus de 65% des entreprises assujetties à l’IS s’arrangent pour clôturer l’exercice avec un résultat déficitaire et minimiser l’impôt à payer. Et l’essentiel des recettes fiscales émane d’une poignée d’entreprises publiques – l’Etat qui paie à l’Etat – et de sociétés cotées.
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Faibles retombées du contrôle fiscal
Ce déséquilibre perdure depuis des années, malgré les tentatives de la DGI de redresser la situation et d’élargir l’assiette.
Quant aux contrôles fiscaux, leur effet dissuasif demeure faible. De plus, ils génèrent des recettes additionnelles limitées. En 2009, le fisc a collecté seulement 4,2 milliards de dirhams au titre des opérations de redressement sur l’IS. D’ailleurs, ces redressements se dénouent souvent par des accords amiables où l’Administration finit par consentir des abattements sur les intérêts de retard et autres pénalités, explique un ancien responsable du fisc qui cite en exemple l’arrangement conclu, il y a deux ans, avec le secteur immobilier.
Toutefois, une nouvelle tendance commence à se profiler. Conscients des lacunes du dispositif actuel, les pouvoirs publics tentent de simplifier le système fiscal et érigent en priorité l’allègement de la pression fiscale. La loi de Finances 2011 a tracé la voie avec la volonté d’intégrer le secteur informel par des mesures simples et concrètes. Mais pour optimiser les retombées de cette nouvelle panoplie d’incitations fiscales, il faudra les reconduire durant les trois prochaines années. Cette nouvelle approche s’inspire de la politique italienne qui s’est avérée efficace dans l’éradication de l’informel. Mais les opérateurs les plus touchés par cette concurrence déloyale qualifient ces mesures incitatives de réformettes dont l’effet restera limité. En réalité, une véritable réforme fiscale ne saurait aboutir sans une forte dose de courage politique. Elle doit s’appuyer sur une simplification continue de l’impôt et un redéploiement des incitations fiscales à la faveur d’un meilleur ciblage des secteurs et des régions. Sans oublier l’instauration d’une relation de confiance entre le contribuable et l’Administration. « Mais la confiance doit se construire sur des comportements transparents, de part et d’autre. Les contribuables doivent déclarer leurs revenus et s’acquitter de leurs impôts. L’Administration a, elle, le devoir de faciliter l’accomplissement de leurs obligations fiscales en améliorant l’accès à l’information et à ses structures », reconnaît le patron de la DGI. Autant de chantiers prioritaires qui attendent Zaghnoun. Reste à savoir si le législateur fera preuve de suffisamment d’audace pour adopter les réformes nécessaires, et les entreprises, de solidarité pour renflouer les caisses de l’Etat déjà mises à rude épreuve. En attendant de consolider, de part et d’autre, une relation de confiance durable.
Mouna Kably & Khadija El Hassani
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