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Art, sexe et religion : le spectre de la censure
Actuel n°68, samedi 6 novembre 2010
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Depuis toujours l'art tente de repousser les frontières de la morale face à la censure. Au Maroc, après le contrôle officiel, les créateurs doivent faire face aux fatwas et... à l'autocensure.
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L'art n’est pas chaste, s’il devient chaste, alors ce n’est plus de l’art », disait Picasso. L’art puise sa substance dans les libertés. Y a-t-il une frontière qui, en se heurtant au « sacré », délimite les errances parfois jugées tendancieuses de l’art ? La notion même du « sacré » est aléatoire. Elle évolue au cours des siècles, revêtant les couleurs de la société dans laquelle elle s’inscrit. Nous vivons dans une société traditionaliste qui non seulement a connu les années de plomb et son cortège de censures, mais aussi évolue à plusieurs vitesses. Au Maroc, se côtoient une majorité de conservateurs et une minorité de « modernistes ». Dès lors, l’art ne peut qu’en pâtir. Provocation pour les uns et objet d’exaltation pour les autres, il cristallise pouvoir et contre-pouvoir. Pour les uns, il réveille les baudruches somnolentes, pour les autres, il représente un danger. Il a d’ailleurs toujours représenté un danger.
Dans les années 70, le peintre Melehi contournait la bienséance et se riait des censeurs en peignant des tableaux sensuels où fesses et seins devenaient les éléments d’un tableau abstrait. Dans les années 80, Le pain nu de Mohamed Choukri a été traduit et publié en français sans l'avoir été en arabe. Il a finalement été saisi et a fait l’objet d’un débat au Parlement. Dans les années 90, dans Un amour à Casablanca, réalisé par Abdelkader Lagtaa, certains comédiens ont refusé de prononcer des répliques qui selon eux « souillaient leur bouche »… alors qu’aujourd’hui, Bigg chante ces mêmes paroles, langage de la rue casablancaise.
En réalité, la difficulté à l’échelle d’une société consiste à se regarder en face pour avancer. Or « se regarder en face » est l’essence même de l’art. Protester de la venue d’un artiste à un festival, en l’occurrence Elton John à Mawazine, huer Latefa Ahrare parce qu’elle se met en maillot de bain sur scène, ou persécuter Sanae Akroud parce qu’elle a joué dans une scène « érotique » au cours de la même année (2010) est révélateur d’un malaise. Une partie de la population, représentée par le PJD et son porte-voix Attajdid, veut réglementer la liberté de l’art au nom de la religion. Un artiste peut exagérer, être mal compris et servir des forces qu’il n’a pas choisies, en l’occurrence, l’obscurantisme. Pour Moulim El Aroussi, critique d’art, « l’art est lié au désir, aux pulsions, au corps et les hommes de religion y sont attentifs. Mais l’art au Maroc, comme on le connaît maintenant, a tout de même permis que l’homme soit créateur. Et c’est dans ce sens qu’il est subversif, on crée comme Dieu ».
L'image reste un tabou ancestral
Créateur au même titre que Dieu, on aggrave son cas en représentant l’homme. L’image reste un tabou ancestral dans les sociétés arabo-musulmanes. Et pourtant… « L’idée largement répandue qu’il n’existe pas de tradition d’image dans les cultures islamiques en raison d’un interdit coranique, est fausse. Il n’existe aucun verset dans le Coran qui interdise la figuration ou la représentation. Le Coran interdit en revanche de dresser des idoles en vue de les vénérer. C’est de l’interprétation large de cette interdiction qu’ont pâti les images dans les pays arabes », explique Aziz Daki, critique d’art. Cette interdiction découle du fait que les chiites ont commencé à idolâtrer Ali et à le représenter en images. Et c’est dans la capitale de l’islam de l’époque, Damas, qu’un décret promulgué en 720 par les sunnites a interdit toute représentation dans les lieux de culte. Pour Moulim El Aroussi, « les hadiths qui ont suivi sont des inventions ». Aujourd’hui, les chiites n’ont pas de problèmes avec l’image. L’interdiction de l’image a donc d’abord été une affaire politico-religieuse.
NĂ©vroses Ă la marocaine
La nudité et par ricochet le sexe rappellent le péché originel aux judéo-chrétiens. Pour les musulmans, c’est pire : il est impensable de les exposer. Selon Moulim El Aroussi, sexe, religion et art forment un cocktail explosif :« Si vous considérez les artistes arabes et musulmans qui vivent en Occident, ils forgent leur réputation grâce à cette trilogie : sexe, idéologie et islam. Si vous regardez de ce côté-ci de la Méditerranée, les choses se compliquent. Comme la religion ne relève pas de l’espace individuel intime et dépasse les limites qu’elle doit s’assigner, elle est, chez nous, présente partout et n’importe qui s’érige en cheikh, du marchand ambulant au politicien ».
Toutes les religions ont des règles pour réglementer le plaisir sexuel et domestiquer le corps mais tous les religieux ne sont pas aussi névrotiques que certains musulmans de nos jours. Le corps fait donc peur et il faut le museler avant qu’il ne fasse des dégâts, selon la thèse des religieux rigoristes ; d’où une méfiance vis-à -vis de la femme car elle cristallise le désir, le plaisir du corps. Latifa Ahrare vient de faire les frais de ce genre de position extrémiste.
De la censure Ă l'autocensure
D’autres femmes ont profondément dérangé la société marocaine. Laila Marrakchi dans Marock qui a osé filmer une scène où une femme gémissait de plaisir ; Sanae Akroud, qui a été abreuvée d’injures pour une scène qualifiée d’érotique dans Sheherazade, tell me a story (Ehky ya Shahrazad), du réalisateur égyptien Yousry Nasrallah. Il est clair que les photos de Majida Khattari qui représentent des femmes à moitié nues, à moitié voilées, les sculptures d’Ikram Kabbaj, les romans de Safia Azzeddine comme Confidences à Allah et plus récemment La Mecque-Phuket (paru en octobre) sont dérangeants. « En 2004, raconte Fatma Jalal, galeriste, lors du Festival d'art vidéo de Casablanca, nous avons assisté à l'extinction de plusieurs écrans qui constituaient un dispositif d'installation d'une œuvre de Mohamed El Baz représentant des corps, à la grande consternation de Sylvia Belhassan, commissaire de l'exposition. » La raison invoquée par les organisateurs était le « manque de maturité du public ». Un jugement réducteur pour le public marocain, commente la galeriste.
De la censure déguisée et discrète à l’autocensure, il n’y a qu’un pas. « Je connais de nombreux peintres qui ne montrent pas dans des espaces publics l'intégralité de ce qui sort de leur atelier. En particulier les nus. L’autocensure est évidemment le contraire de la création  », explique Aziz Daki. Pour autant, rien n’est plus facile que de choquer et de provoquer. Mais un artiste libre est aussi un artiste réfléchi. La notion de responsabilité le pousse souvent à être dans la posture d’un matador face aux cornes d’un taureau. Tout l’art consiste à se rapprocher de ces cornes sans jamais les toucher. Et c’est dans cet espace infime que réside la responsabilité d’un artiste.
A la fin de la Renaissance, en Europe, on a assisté à une véritable guerre contre l’art. Déjà , la sexualité était visée. On voilait alors les nus de la chapelle Sixtine ! Et partout les feuilles de vigne fleurissaient. La liste des grands artistes frappés par la censure religieuse ou étatique s’allonge à travers le temps : Manet, Courbet, Sade, Zola, Munch, Schiele, Malevitch, Picasso, Dali... Plus récemment, Scorsese, Pasolini, Godard, Araki, Oshima, Rivette et Clark ou Kubrick, Virginie Despentes, Laborde, Deforges, Genet. Après 1945, la censure capitaliste n'était que le pâle reflet de la censure « communiste » qui elle, avait une « vision » bien précise de ce que devait être l'art officiel. Sur un terrain différent, on pourrait aussi rappeler les attaques nazies contre « l’art dégénéré ».
L'art est d'abord Ă©motions, bouleversements, partage
On continue de censurer partout dans le monde. On n’hésite pas à parler de la « violence » de certains photographes contemporains. Fallait-il censurer les corps mutilés photographiés par Alberto Garcia Alix, les corps décharnés, tuméfiés, mourants parfois, de Nan Goldin ? Cette année, la mairie de Paris a interdit aux ados l’accès à l’exposition Kiss The Past Hello du photographe Larry Clark, au Musée d'art moderne. Les professionnels de l’art contemporain ont contesté : « Nous ne pouvons que relever l’hypocrisie de cette décision prise dans une société qui donne libre cours à toute forme d’exhibition de la nudité et de la sexualité. Nous sommes inquiets du climat d’autocensure qui touche désormais les institutions culturelles de tous bords », ont-ils déclaré dans un communiqué. N’oublions pas l’essentiel : l’art est d’abord émotions, bouleversements, partage. Et la liberté, sa muse.
Bahaa Trabelsi
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Moulim El Aroussi , critique d'art et Ă©crivain
«Aucune société ne peut avancer sans la création »
Pour Moulim El Aroussi, la modernité n’est pas sécable. On ne peut accepter les valeurs matérielles de la modernité sans intégrer sa liberté artistique et morale. Enseignant et chercheur universitaire en philosophie de l’art, écrivain, essayiste, Moulim El Aroussi est aussi critique d’art. On lui doit, entre autres, un ouvrage incontournable, Les tendances de la peinture contemporaine marocaine.
L'art est-il entravé par les forces conservatrices de la société ?
MOULIM EL AROUSSI : Vous savez, ce que l’on appelle l’art arabo-musulman n’était pas populaire comme c’est le cas aujourd’hui. L’art se pratiquait dans les cours et les princes protégeaient les artistes : peintres, poètes, chanteurs… Les uns et les autres, tout en servant le prince, avaient la liberté de donner libre cours à leur imaginaire. C’est dire qu’il est pratiquement impossible à nos poètes contemporains de jouir de la liberté d’esprit d’Abu Nawas malgré les siècles qui nous séparent.
Y a-t-il un inconscient collectif « répressif » qui influence les artistes marocains ?
Certainement ! Mais cela dépend des époques. La poésie, le théâtre, le roman, la nouvelle, bref l’art du verbe, étaient subversifs au Maroc ; malheureusement, cette subversion était tournée exclusivement vers l’autorité politique oubliant l’autorité culturelle, traditionnelle ainsi que celle des institutions sociales comme la famille. Aujourd’hui, on se trouve confronté à ce genre de problème. Quand il a fallu faire un saut civilisationnel, quand il a fallu se regarder droit dans les yeux et donc dans l’image, ce que vous appelez l’inconscient collectif s’est mis en marche. Vous l’avez peut-être remarqué, tant que l’image était abstraite tout le monde était d’accord mais dès que l’image s’est mise à montrer, dévoiler, proposer du plaisir, le collectif répressif s’est réveillé. Ce collectif existe dans toutes les sociétés ; il s’appelle « la foule », sans identité précise, mais il est instrumentalisé par les discours populistes de tous bord et pas exclusivement religieux. Il y a bien entendu des artistes qui succombent à ça.
Que pensez-vous des polémiques récentes autour de la prestation de Latifa Ahrare ou à propos du film de Laila Marrakchi, Marock ?
Dans ce débat, il ne s’agit pas de l’art mais d’un malaise dans la civilisation. J’ai lu les réactions, voire le lynchage de ces deux artistes, mais aussi de Sanaa Akroud, à cause d’une scène érotique dans un film égyptien. Les réactions s’appuyaient sur un seul référentiel : nos traditions. Il faut analyser les discours qui alimentent et servent de socle théorique pour ce genre de réactions. Ils se concentrent sur la femme, symbole du plaisir. La femme dérange dès lors qu’elle montre qu’elle est en possession de son corps : elle peut le donner à qui elle veut et le refuser à qui elle veut ou s’en délecter seule sur les planches de la scène. Elle remet ainsi en cause la virilité de l’homme et l’oblige à renégocier son statut érotique dans une société en devenir. C’est le prix à payer pour accéder à la modernité. On ne kidnappe plus la femme et on ne la vend plus. Voilà pourquoi je parle de malaise dans la civilisation.
Tradition et modernité, un dilemme ?
C’est quoi nos traditions ? Est-ce que la voiture est une tradition à nous ? Le jean, le coca… nous voulons importer la vie matérielle dépouillée de sa dimension intellectuelle. C’est une bêtise. Quand on importe l’usine, on importe le syndicat et la grève. On ne peut adopter un mode de production moderne avec une mentalité moyenâgeuse. De là découle la schizophrénie de nos sociétés arabes actuelles.
Pensez-vous qu'une société puisse évoluer si ses artistes souffrent de rejet ou de restrictions ?
Aucune société ne peut avancer sans la création, et la création est par essence liberté. Vous ne pouvez mettre un cadre à la liberté surtout dans le domaine de l’art. La création se définit comme faire venir à l’existence quelque chose qui n’a jamais eu lieu. Pour atteindre ce degré, l’artiste doit se débarrasser de toutes les entraves acquises : traditions, croyances, culture… afin que le vrai, car il s’agit de cela, jaillisse purement et simplement. Si toutefois cette vérité ne correspond pas à la morale régnante, c’est aux promoteurs de la production artistique de négocier cela avec la société. L’art nous indique ce qui est encore à venir, ce qui va se réaliser dans le devenir d’une société.
Propos recueillis par Bahaa Trabelsi
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Trois questions Ă Fatma Jalal, galeriste
D'après votre expérience, l'art a-t-il des limites liées à des considérations de « normes » inhérentes à une société conservatrice ?
FATMA JALAL : Aucune limite, sinon c'est du non-art ! Conservatrice de quoi ? De la bêtise ? Le problème ne se pose même pas. En fixant des limites, j'inviterais l'artiste à se renier et c'est tout le contraire de la démarche de la Galerie FJ. Les artistes sont des phares qui doivent nous aider à devancer les obstacles.
Avez-vous eu affaire à des artistes qui ont autocensuré leur exposition pour des considérations de ce genre alors qu'ailleurs (dans un autre pays) le problème ne se posait pas ?
Les artistes que je défends sont de véritables artistes, ils sont dans une recherche de justesse, une quête de vérité. Ceux qui s'autocensurent ne m'intéressent pas, ce ne sont pas des artistes. Par contre, des questions se posent quant à la diffusion d'œuvres qui soulèvent une problématique sexuelle, religieuse ou politique. Certaines fondations, qui se positionnent comme mécènes incontournables de l'art contemporain au Maroc, refusent catégoriquement des œuvres pourtant majeures, qu'elles considèrent comme « subversives » qui sont extrêmement précieuses pour nous aider à repenser notre société et tenter de la faire évoluer. Elles préfèrent un travail plus racoleur dans la forme, et du coup très vulgaire dans le fond ! Des œuvres qui s'adaptent au marché avec des préoccupations attractives ne sont pas des œuvres. Ce sont peut-être de beaux objets mais en aucun cas de l'art. Heureusement, toutes les institutions n'ont pas les mêmes critères de sélection.
Sexe, religion et art font-ils bon ménage ?
Bien sûr, ce sont des thèmes récurrents chez Fatima Mazmouz, Faouzi Laatiris, Mounir Fatmi... qui sont des artistes marocains dont la pensée est résolument universelle. Si Mounir Fatmi, dont le parcours est brillantissime, se fait rare au Maroc, ce n'est certainement pas par crainte de la censure. Artiste reconnu et adulé sur la scène internationale, il place la barre très haut puisqu'il est habitué à travailler dans des structures et des parties du monde où l'acte de l'artiste est reconnu et surtout respecté ! Il faut noter aussi la présence d'artistes imposteurs qui utilisent la provocation pour masquer la médiocrité de leurs travaux qui sont des coquilles vides. Ceux-là sont vraiment dangereux, et pas pour des questions de censure ! |
Capharnaüm, la scène qui fait boum…
Vingt jours après le scandale de sa représentation à Marrakech, l’actrice la plus en vue du moment est remontée sur les planches, histoire de finir ce qu’elle avait commencé…
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Pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de la voir, la pièce de Latifa Ahrare n’a rien du « ramassis de débauche » récemment décrié par la presse. Lors de sa première à Marrakech, l'artiste a dû essuyer le départ de cinq spectateurs outrés par sa tenue de scène (un bikini tout ce qu’il y avait de plus strict). Ils ont ensuite cédé le relais à une presse arabophone tout aussi déchaînée.
Que raconte la pièce ? L’héroïne pleure son père décédé, s’interroge sur la vie et la mort mais exprime également, à travers son corps, la souffrance, la soumission et la frustration de ses congénères. Jeunes ou vieilles, riches ou pauvres, voilées ou non, les femmes connaissent presque toutes la même détresse au cours de leur existence. Le message est simple et sans équivoque. Nullement démontée par la critique, l’actrice s’est livrée le 28 octobre à une dernière prestation à Rabat, devant un public encourageant. On n’en est pas encore au fameux deux-pièces, mais les acclamations fusent déjà , prenant le contre-pied des réactions initiales.
Autre ville, autre accueil
Habillée d’un tailleur sobre, elle décrit son émoi face à un père parti le sourire aux lèvres. « Depuis son décès, je prends du miel tous les matins, pour pouvoir moi aussi garder le sourire », explique-t-elle à l’assemblée, avant d’en offrir à l’ancien ministre de la Culture, Mohamed Achaari, présent ce soir-là . La scène du maillot arrive enfin. Les injures et menaces postées par des fans en colère sur sa page Facebook n’y ont rien changé. Tous les regards sont braqués sur cette silhouette longiligne qui mime tour à tour tristesse et démence. Son jeu est physique, mais ne suggère absolument rien de lascif.
La salle applaudit de nouveau, le temps pour elle d’enfiler une burqa. On passe d’un extrême à un autre mais la souffrance reste identique. Le personnage est rongé cette fois par le souvenir d’une jeunesse perdue et d’une existence passée entre des murs de nylon. Maintenant à terre, l’actrice éponge le sol que ses ongles finissent par lacérer. La folie à nouveau, l’envie de fuir son destin et de sortir de ce corps prisonnier. Un spectateur ose un compliment (à voix basse) : « Elle est magnifique ! »
Celle qui a osé repousser les limites
C’est en robe rouge que Latifa Ahrare va conclure Capharnaüm, en répétant régulièrement dans son monologue qu’elle « n’est pas venue ici par hasard ». On la croit. A cet instant, elle est pour toute l’assistance celle qui a osé repousser les limites du théâtre national, vêtue d’un bikini, pas si sexy que cela mais ô combien symbolique. La pièce s’achève sur un clin d’œil humoristique, cette fois.
Standing ovation. Elle a à peine le temps de remercier ses collaborateurs, que les gens se précipitent déjà pour la saluer de vive voix et la suivre jusqu’à sa loge. Après les huées de Marrakech, les vivats de Rabat. Souvent opinion publique varie.
Sabel Da Costa
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Dans les coulisses
Tout juste après sa performance, l’artiste a accepté de nous livrer ses impressions sur les récents événements…
Vous avez déclaré jouer pour Dieu et pour les hommes, pourriez-vous expliquer pourquoi ?
C’est une phrase que j’ai postée sur mon profil, parce qu’en me réveillant ce matin, j’avais réellement l’impression de jouer pour l’amour de Dieu et la liberté d’expression. Capharnaüm est une pièce qui m’apporte beaucoup de spiritualité par ces temps de crise. Ceux qui ont hurlé au scandale auraient dû essayer de discerner cette spiritualité au lieu de se lancer dans de telles diatribes. C’est une pièce comme une autre qui aborde le thème de l’âme et du corps, et pour moi les deux sont indissociables. Cela dit, je remercie aussi mes détracteurs d’avoir suscité ce débat et de m’avoir ouvert les yeux sur d’autres réalités…
Cette polémique aura-t-elle des conséquences sur vos futurs choix artistiques ?
Sincèrement non. Lorsque je sentirai l’envie de faire quelque chose, je le ferai. C’est ainsi que l’on m’a éduquée. Certes je suis marocaine, musulmane et africaine mais je suis également une actrice, qui porte en elle ses personnages et répond nécessairement à des besoins artistiques. Je respecte l’opinion des autres, seulement je refuse qu’elle empiète sur ma liberté.
Avez-vous ressenti une certaine angoisse en montant sur scène aujourd’hui ?
Je n’étais pas angoissée, mais j’ai eu le trac, peut-être même un peu plus que les autres soirs. C’est normal lorsqu’on joue dans un tel contexte, après tout, j’ai conçu cette pièce pour partager quelque chose de beau avec mon public, pas pour mettre le feu aux poudres.
Propos recueillis par S. D. C. |
Artistes libres... ailleurs
Vous sentez-vous limité dans votre créativité par le conservatisme de la société marocaine ?
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Nour-Eddine Lakhmari, cinéaste
Je pense qu’aujourd’hui, la liberté qu’on a prise ne nous permet plus de reculer. La société suédoise des années 50, 60 a accusé Bergman d’être l’antéchrist parce qu’il a réalisé un film Le septième sceau. On doit mériter notre liberté en faisant un travail qui montre que notre pays est sur la voie de la démocratie et des libertés.
On fait des choix, et ces choix sont clairs, vers l’ouverture. Nous sommes le seul pays arabo-musulman qui n’a plus de complexes par rapport à son identité. Un véritable artiste doit assumer ses contradictions. Casanegra a été le fruit d’une politique nouvelle, de cet esprit nouveau, et de ce nouveau Maroc. B.T.
Mounir Fatmi, artiste plasticien
C'est la première raison qui m'a fait quitter le Maroc. Créer, artistiquement parlant, c'est affronter sa famille, son quartier, sa ville et au final son pays tout entier. La majorité des gens portent en eux une sorte d'autocensure qui les empêche de se projeter dans la créativité et donc dans le futur... B.T.
Rachida Khalil, comédienne
Je ne peux pas dire que j’ai été censurée. Toutefois, j’ai appris à être très prudente dans mes spectacles, notamment La vie rêvée de Fatna car j’aborde des questions telles que l’islam ou la condition des femmes. Dès qu’on s’exprime sur ces sujets, votre message est rapidement déformé. La société veut vous coller une étiquette : soit vous êtes l’immigrée intégrée et exemplaire, soit celle qui a renié sa culture et sa religion. Or je suis très fière de mes origines, de ma culture à la fois marocaine et française. En France, visiblement, certains veulent que l’on choisisse absolument son camp. Tout cela revient à monter les uns contre les autres. Et c’est tout ce que je refuse. La seule fois où l’on a voulu me censurer, c’était en Tunisie. J’ai refusé de changer mon spectacle, et donc je ne me suis pas produite. C.B.
Khalid Nadif, artiste peintre
Nous n’avons pas malheureusement un public conscient et ouvert à l’art. L’art ne peut pas vivre sans liberté. Et je ne sais pas si nous sommes prêts à transmettre cette prise de conscience. J’ai eu un problème avec 2M il y il n'y a pas si longtemps, dans les années 2000. J’ai été surpris parce que j’étais prévu dans une émission de sept minutes et que l’on m’a « zappé » parce que je peignais des corps de femmes. Même pas des nus. Mes toiles ne suggéraient aucun érotisme. J’ai senti que le Maroc était loin de réellement vouloir délivrer des messages de modernité et d’ouverture. C’est resté comme ça. J’étais déçu mais pas brimé. Je peins devant mes parents et mes sœurs. Ce sont des Marocains moyens qui comprennent l’art. Mon engagement est resté le même et j’ai compris le risque, mais j’ai tenu bon. B.T.
Hicham Lasri, cinéaste écrivain
C'est le manque de vision, l'hypocrisie et la culture de la peur qui me navrent. Mais j'ai décidé, depuis longtemps, de ne pas me lamenter contre la connerie du système ou son étroitesse d'esprit, pour faire du conservatisme le sujet de mon travail, un corps malade que je touille avec ma caméra et mon stylo. Mon approche n'est pas intellectuelle mais créative et je cite Alejandro Jodorowsky qui a dit : « L'intellect consiste à trouver les limites. L'imagination, c'est les abattre. » Mon mantra consiste à me battre pour les choses et non contre les choses. Donc la plupart du temps, je trouve tout ça grotesque et risible. B.T.
Abdellah TaĂŻa, Ă©crivain
Quand j'écris, quand je suis en train de réinventer les signes et la vie, les limites de mon pays et de mon premier monde ne me font plus mal, ne m'arrêtent plus. Mais je n'oublie rien. Je n'oublie surtout pas les moqueries des autres, les regards durs, l'intolérance, la banalité et la soumission généralisée. Je ne sais pas où je trouve la force en moi pour ne pas tomber complètement, baisser la tête. Je ne sais pas comment je fais pour affronter seul le monde, le Maroc, ma famille, ceux qui disent vouloir mon bien. Je continue malgré tout et je me dis à chaque fois qu'il est de mon devoir de parler de ces difficultés permanentes, de ces impossibilités scandaleuses. Au Maroc, personne ne vous aide. Et cette guerre inutile n'aide pas à construire une identité libre pour le Marocain de demain. B.T.
Mahi BineBine, Ă©crivain, peintre
A l'époque de Hassan II, comme beaucoup d'artistes, il m'est arrivé de pratiquer l'autocensure. Le pouvoir alors (et encore maintenant, mais dans une moindre mesure) était tatillon sur certains sujets. J'ai situé mon roman L'ombre du poète, qui dénonçait l'arbitraire du Makhzen, au cœur du palais du pacha El Glaoui, dans un certain sens, un alter ego du roi défunt. Nous pratiquions toutes sortes de ruses pour contourner la censure. En dehors de cela, je me suis toujours senti libre dans mon travail. Une galerie à Marrakech a voulu un jour retirer d'une expo une toile jugée un tantinet grivoise. J'ai pris mon temps pour convaincre la galeriste parce qu'il était hors de question de céder à certaines forces obscures qui cherchent à tout prix à nous tirer vers le bas ! B.T.
Hicham Benohoud, artiste photographe
Mon travail a été entravé à plusieurs reprises. La première fois, ce n’était pas au Maroc mais en Belgique. Dès que j’ai commencé à présenter mon projet intitulé Un musulman à Bruxelles, mes interlocuteurs ont pris peur, craignant les manifestations qui pourraient avoir lieu si mon travail était montré tel quel. Du côté marocain – un musée privé – la réaction a été également négative. Cette série n’a donc pas vu le jour. Plus tard, la série Half couple dans laquelle je me suis photographié nu, a fait aussi l’objet d’un blocage. Alors qu’elle faisait partie d’une exposition collective d’artistes marocains présentée à Amiens, elle n’a pu être montrée au Maroc de peur du scandale que cela aurait pu provoquer. Pourtant, la censure est loin d’être totale. Ainsi, le catalogue de l’exposition, avec mes clichés, est en vente au Maroc. De mon côté, j’adapte mon travail à cette situation. La série Version soft en est l’illustration, jusque dans son titre. L’important est d’arriver à faire passer un message en empruntant, s’il le faut, des chemins détournés. C.B. |
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