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Ces ex-gauchistes qui nous gouvernent
actuel n°54, samedi 3 juillet 2010
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Ils sont passés de la gauche radicale à la droite libérale. Ils ont quitté leurs oripeaux révolutionnaires écarlates pour le tarbouche rouge du Makhzen. Les gauchistes qui nous dirigent ont oublié leurs dogmes, mais pas tous leurs principes…
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Ils ont en commun une jeunesse animée par la fougue de la rébellion. Contrairement à ceux de leur génération qui préféraient faire la fête ou se consacrer uniquement à leurs études, eux dédiaient leurs soirées aux assemblées générales de l’UNEM (Union nationale des étudiants du Maroc) ou aux réunions du comité de lutte contre la répression au Maroc. Certains d’entre eux, les plus téméraires, croupissaient dans l’obscurité oppressante des prisons. Leurs héros étaient Marx, Lénine, Trotski, Mao ou le Che. Des idéaux plein la tête, des diplômes plein les poches, ils sont entrés dans la vie active.
C’est à ce moment-là que « leurs murs de Berlin » sont tombés. Aujourd’hui, ils sont dirigeants, leaders d’opinion, dans tous les cas de figure, membres actifs de la société, voire gouvernants. Que s’est-il passé dans leur parcours ? Opportunisme diraient certains. Pas forcément. De cette fournée de « gauchistes » ont émergé des dirigeants apparemment convaincus des bienfaits de la démocratie. Lénine déjà – leur maître à penser - avait écrit dans son texte La maladie infantile du communisme, le gauchisme que, ne pas participer aux élections, en régime de démocratie parlementaire, relevait de la plus pure puérilité. Au nom de la sauvegarde de la virginité des principes, il faudrait se priver du « processus démocratique » ? Alors ils y ont cru ! Ils se sont reconvertis, jouant la carte de l’intégration au système politique en place.
L’engagement dans la sphère du pouvoir
Aujourd’hui, Salaheddine Mezouar n’harangue plus les étudiants dans les assemblées de l’UNEM mais les militants du très libéral RNI. Son vieil ami, Zouheir Chorfi, a troqué le keffieh pour le costume trois-pièces de directeur général des Douanes. Salah el Ouadie a délaissé les geôles des années de plomb pour les sièges moelleux de la HACA et du bureau politique du PAM…
Cette évolution spectaculaire s’explique par leur engagement pour leur pays. Jaouad Mdidech, ancien détenu politique, auteur de La chambre noire ne leur jette pas la pierre : « Chacun a ses convictions et les met en pratique comme il peut. Le Maroc a changé, il n’y a plus de répression. Les méthodes ont changé. Ils ont pensé que la meilleure façon d’avancer, c’est d’agir parfois à l’intérieur de la sphère de l’État. Le temps des idéologies est terminé. Il reste forcément quelque chose de l’école du gauchisme. Même intégrés dans le système, ils gardent des valeurs qu’ils utilisent aujourd’hui dans leurs fonctions. »
De l’école gauchiste, il leur reste une certaine honnêteté, le militantisme et la foi en des jours meilleurs. Il est vrai que le passage de révolutionnaire à grand commis de l’État peut paraître pour le moins surprenant. Mais à y voir de plus près, n’est-ce pas l’intérêt général qui motivait et meut encore leurs démarches ? Peut-être ont-ils compris que pour agir et jouer un rôle significatif, il fallait faire des concessions, évoluer, et enfin s’adapter. Or s’adapter à la nouvelle donne, c’est d’abord constater que le gauchisme a agonisé dans les années quatre-vingt pour petit à petit laisser place au fondamentalisme.
Les dés pipés dès le départ ?
Les conditions de la « transhumance » politique au Maroc semblent être inhérentes à la nature même du système politique. Ce dernier est considéré comme un système d’endiguement. Les passages d’un parti politique à un autre, d’un engagement à un autre, sont le fruit d’un fonctionnement du système politique. Pour Mohamed Darif, politologue et enseignant universitaire : le mouvement de la gauche radicale des années soixante-dix et quatre-vingt était voué à l’échec en raison de conditions objectives et subjectives : « Les conditions objectives sont la nature du système politique qui est un système d’intégration, l’environnement culturel ancré dans les traditions et l’absence d’une classe ouvrière au sens marxiste du terme… » Les conditions subjectives concernent la composition du mouvement : « Les gauchistes étaient des intellectuels, étudiants et universitaires issus pour la plupart de la bourgeoisie. Leur but réel était de servir le pouvoir en place. Les gauchistes marocains de l’époque n’ont jamais été réellement convaincus des valeurs de la gauche. Le principe même de démocratie libérale ne faisant d’ailleurs pas partie de ces valeurs. Le gauchisme était une carte de pression sur le régime qui s’est empressé de les récupérer », poursuit-il. Et l’on ne peut s’empêcher de se poser la question suivante : en partant de l’hypothèse qu’effectivement le système politique a une grande capacité de récupération, les ex-gauchistes et les islamistes qui aujourd’hui jouent la carte démocratique à l’européenne y croient-ils réellement ?
Pour Abdelkader Chaoui, ambassadeur du Maroc au Chili et qui a fait partie dans les années soixante-dix des leaders du mouvement marxiste léniniste au « 23 Mars », le gauchisme a été éphémère. Dans un ouvrage autocritique en langue arabe qu’il a publié au début des années quatre-vingt-dix et qui a pour titre La gauche au Maroc, expérience du rêve et de la poussière, il explique que le mouvement a échoué parce qu’il était élitiste dès le départ, composé d’enseignants et d’étudiants, mais surtout parce qu’il a fait l’erreur stratégique d’ignorer le rôle de la religion dans la société marocaine, la taxant comme il était de tradition alors dans les mouvements de gauche radicale d’« opium du peuple ».
Ils étaient allergiques à la religion comme à ce qu’ils appelaient la gauche réformiste. Pour Youssef Blal, universitaire et membre du bureau du PPS, « le clivage originel qui confrontait la gauche radicale à la gauche traditionnelle, autrement dit qui faisait que la première s’inscrivait dans l’affrontement direct au pouvoir alors que la deuxième jouait le jeu de la participation démocratique, a fait que les membres de la gauche radicale sont passés d’un extrême à un autre et ne se sont pas engagés dans les partis de gauche traditionnels. » Le pouvoir a d’ailleurs finement joué le ralliement avec l’« Instance équité et réconciliation» (commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation) qui a converti l’extrême gauche à la défense du projet monarchique : « Les arguments du pouvoir ont été que le changement de règne a été positif et qu’il fallait par conséquent insuffler une nouvelle dynamique pour contrecarrer les islamistes », poursuit Youssef Blal.
DĂ©fendre un projet moderniste
D’un côté faire rempart aux islamistes. De l’autre, suivre un mouvement inéluctable d’embourgeoisement… Comme l’a écrit Abdellatif Laâbi dans son Pacte national de la culture en avril 2010: « Le Maroc a profondément changé. Dorénavant, qu’on le veuille ou non, il fait partie intégrante du village planétaire. Les besoins vitaux et intellectuels d’un nombre toujours croissant de Marocains, à l’intérieur du pays comme dans la diaspora, ont tendance à s’aligner sur ceux des citoyens des pays avancés. » Et comme ailleurs, les gauchistes se sont reconvertis.
Pour Mohamed Bentaleb, ex-gauchiste et l’un des fondateurs du RNI : « 80 % des étudiants dans les années soixante-dix étaient de gauche et militaient à l’UNEM. Ils ont tous eu des diplômes et ont travaillé dans les administrations. Ces cadres marocains étaient de gauche. Ils ont alors été rattrapés par le réalisme de leur vie professionnelle. C’est à ce moment-là que le parti de la colombe blanche est né, un mouvement qui a réuni les cadres et qui donnera naissance au RNI. » Un mouvement aujourd’hui dirigé par l’un des convertis les plus emblématiques : Salaheddine Mezouar. Le gauchisme fut au Maroc un passage incontournable pour les étudiants, inscrits dans une époque qui se prêtait à la rébellion. C’était une passerelle. Et une bonne école du pouvoir.
Aujourd’hui, nos dirigeants savent manier la rhétorique et la dialectique, tisser des réseaux et prendre le pouvoir dans un parti ou une administration en plaçant des hommes clefs aux postes sensibles. Les leçons de jeunesse ont porté leur fruit. Merci Lénine !
Bahaa Trabelsi |
Zouheir Chorfi, l’électron libre
Issu d’une famille rbatie bourgeoise – son père était procureur du roi –, Zouheir Chorfi était étudiant à Grenoble en même temps que Salaheddine Mezouar dans les années quatre-vingt. C’est d’ailleurs le même Salaheddine Mezouar aujourd’hui ministre de l’Économie et des Finances qui l’a nommé directeur général à la direction des Douanes. Electron libre, farouchement indépendant, il faisait aussi partie de la fameuse « Kaida » à l’UNEM (composée essentiellement d’étudiants de la gauche radicale) et était résolument réfractaire aussi bien dans ses idées que dans ses prises de position politique. Il faisait partie de ceux que l’on appelait les « sympathisants » du mouvement radical de gauche. Défenseur de la cause palestinienne, il portait toujours sur lui le keffieh. Engagé, il était de toutes les manifestations, aussi bien contre le décret Imbert et la circulaire Bonnet en 1980, que pour dénoncer à la même époque les pratiques de Menahem Begin en Israël. Au Maroc, il s’assagit pour entrer dans l’administration fiscale où il gravira les échelons à la vitesse de l’éclair, de la direction du Trésor à la direction des Douanes. B. T.
Salaheddine Mezouar, le haut du panier pour le basketteur.
S a l a h e d d i n e Mezouar était étudiant en sciences économiques à Grenoble dans les années quatre-vingt. Sur le campus de Saint-Martin d’Hères, il faisait partie du groupe des leaders politiques « révolutionnaires ». La tenue prolétarisée, le keffieh palestinien sur les épaules, il était membre actif de l’Union des étudiants du Maroc (UNEM), du comité de lutte contre la répression au Maroc, et l’un des dirigeants de l’Organisation unité et lutte (El ouahda oua ennidal). Militant connu et reconnu aussi bien dans le milieu des étudiants que dans le cercle plus hermétique des travailleurs marocains où, entre deux parties de baskets, il distribuait des tracts et tenait la table du comité, ses idées étaient résolument à l’extrême gauche. Ses camarades de la « Kaida », que l’on dénommait ainsi à l’époque pour désigner tous ceux qui ne militaient pas dans les partis de gauche reconnus (le PPS et l’USFP), étaient tous gauchistes. Les uns issus de Ila Amam, fondé par des militants venus du Parti de libération et du socialisme qui deviendra le Parti du progrès et du socialisme, et les autres, ceux du « 23 Mars » (fondé essentiellement par des militants de l’UNFP). Il s’agissait des deux organisations les plus radicales de la gauche à l’époque. Salaheddine Mezouar et ses camarades rebelles ont été élus représentants du bureau de section de l’UNEM à Grenoble. Cela s’est passé juste après le 16e congrès du syndicat des étudiants, au début des années quatre-vingt. Puis, tout en continuant le basket, une brillante carrière dans le privé se dessinera jusqu’à la présidence de l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (AMITH) en 2002. Belle passerelle vers le poste de ministre de l’Industrie, du Commerce et des Nouvelles Technologies en 2004… avant l’Économie et les Finances en 2007. B. T.
Ahmed Akhchichine, ministre malgré lui
C’est Fouad Ali El Himma qui aurait insisté pour qu’Ahmed Akhchichine prenne les rênes du ministère de l’Enseignement. Contrairement à ses pairs, l’homme n’a jamais milité pour un strapontin ministériel. Cet ancien compagnon de route des militants d’extrême gauche, (il émargeait au 23 Mars) qui cultive l’art de la discrétion à la perfection, est plus à l’aise dans la rédaction de rapports et de fiches de synthèse sur les questions d’actualité que derrière un bureau ministériel. Il a fait partie de la Commission qui a élaboré le rapport « 50 ans de développement humain et perspectives 2025 » et c’est également lui qui a concocté la plupart des textes fondamentaux de la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) dont il avait été nommé directeur général en 2003. Aujourd’hui, le théoricien en chef du Mouvement pour tous les démocrates qui donnera naissance au PAM a lancé des chantiers énormes dans le secteur de l’éducation mais s’est mis à dos les enseignants et les syndicats parce qu’il ne maîtrise pas bien les ficelles du compromis et encore moins l’art de la communication. A. E. A.
Salah El Ouadie, le marié du PAM.
Salah El Ouadie fait partie d’une famille de militants. Son père, Al Assafi était adhérent à l’UNFP dans la lignée de Abderrahim Bouabid, et a été incarcéré en 1973. Touria Sekkat, sa mère, était également militante à l’UNFP. Aziz, son frère a été incarcéré avant lui. Poètes de père en fils, les membres de la famille El Ouadie ont toujours défendu des idéaux. Marié à Fatna Bouih (alias Rachid) dans un premier mariage, ancienne détenue politique, Salah El Ouadie s’est engagé très jeune dans le mouvement du 23 Mars, groupe clandestin d’extrême gauche, ce qui lui a valu d’être emprisonné en 1974 et condamné, en 1977, à vingt-deux ans de prison. Salah El Ouadie est libéré en 1984, il s’investit sur le terrain associatif et figure parmi les fondateurs de l’OMDH (Organisation marocaine des droits de l’Homme) en 1988 et du Forum vérité et justice en 1999. Salah a écrit Le marié (El arisse), publié en 2002, pour exorciser ses années de détention. C’est par le biais de l’Instance équité et réconciliation que Fouad Ali El Himma l’a sans doute convaincu de rejoindre le PAM. Il est donc membre du bureau du Parti authenticité et modernité (PAM) et membre de la direction du Mouvement de tous les démocrates au sein desquels siège Fouad Ali El Himma. Il est membre de la HACA (Haute autorité de la Communication audiovisuelle) et enseignant à l’institut HEM à Casablanca. B. T.
Ahmed Herzenni, mister droits de l’Homme
14 ans de prison. C’est le lourd tri¬but qu’a payé Ahmed Her¬zenni pour son engagement marxiste - léniniste . « Linakhdoum achâ’ab » (servons le peuple), d’obédience maoïste qui n’a pas dépassé le stade des campus. Pour Herzenni et ses compagnons, la lutte armée contre le régime n’était pas prioritaire, il fallait d’abord éduquer les masses et s’occuper de l’éveil politique des paysans. Les militants étaient alors invités à se faire ouvrier ou fellah, l’espace de quelques années. Une fois les années Marx enterrées après les révélations des exactions de l’empire soviétique, Herzenni fera son mea culpa en prison. En 1982, il sort son fameux Proposition pour l’alternative. Il reconsidère alors la question de l’engagement politique et appelle à militer pour une école qui devrait avant tout transmettre le sens de la dignité de l’individu, à travers un enseignement qui fait la part belle aux valeurs de justice et de vertu. Une fois hors des barreaux, Herzenni n’aura de cesse de marier ses convictions teintées de socialisme scientifique avec d’autres vues de l’esprit. Aux auditions publiques de l’IER en décembre 2004, l’ex-détenu politique se fera remarquer par un retentissant « je ne suis pas une victime » qui lui ouvrira une succession toute naturelle au poste envié de patron du CCDH, l’héritier naturel de l’Instance équité et réconciliation. A. E. A.
Abdellatif Laâbi, le souffle de la culture
Né à Fès, il crée la revue Souffles en 1966. Il est professeur de français à Rabat quand ont lieu les massacres du 23 mars 1965 contre des enfants et leurs parents qui manifestent pacifiquement contre une réforme de l’enseignement jugée injuste. Cela provoque son engagement politique, d’abord dans les rangs du PLS (Parti pour la libération et le socialisme), puis à partir de 1972 comme fondateur du mouvement clandestin d’extrême gauche Ila Al Amame. En janvier 1972, il est arrêté et torturé. En 1973, il est condamné à dix ans de prison. Exilé en France depuis 1985, il est nommé commandeur de l’ordre des Arts et Lettres par Jack Lang en juin 1985. Il est élu en 1998 membre de l’Académie Mallarmé, puis devient en 2001, membre du conseil d’administration de la Maison des écrivains à Paris. Il est nommé président de la commission du fonds d’aide à la production cinématographique (FAPCN) en 2004. Il reçoit en mai 2008 le prix Robert Ganzo de Poésie pour l’ensemble de son oeuvre. Écrivain prolifique et reconnu, il obtient le prix Goncourt en 2009. Son Pacte national de la culture (avril 2010) propose des actions concrètes pour faire évoluer le monde de la culture au Maroc. B. T.
Driss El Yazami, la longue marche du maoĂŻste
Né à Fès, il a connu les années fébriles de la revue Souffles, animée par le poète Abdellatif Laâbi. Parti faire ses études en France, il s’y installe et penche pour la gauche prolétarienne et les idées révolutionnaires de Mao. Sa préoccupation essentielle reste la question des immigrés. Il a été expulsé de France en janvier 1975 pour avoir mené une grève de la faim des sans-papiers. Arrivé au Maroc, il a été écroué pendant trois mois dans le pavillon dédié aux immigrés au sein du « complexe », sombre centre de détention à Rabat. Placé sous surveillance pour activités militantes, il réussit, une année plus tard, à s’enfuir et à retourner en France. Il a été condamné à perpétuité par contumace en février 1977, dans le même procès, son frère cadet Abdelalif est condamné à 22 ans de prison ferme qu’il fera à la prison centrale de Kénitra. Approché par la Ligue française des droits de l’Homme, il en devient le vice-président. Quelques années plus tard, on le retrouve à la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) où il occupera le poste de secrétaire général jusqu’à ce jour. Il est aussi, tour à tour, délégué général de l’association Génériques, dédiée à l’immigration en France, et rédacteur en chef de Migrance, une revue fondée par ses soins. Créatif, il est également auteur et réalisateur, il a coréalisé le film France, Terre d’Islam et participé à plusieurs ouvrages collectifs sur l’immigration. En 2005, il finit par accepter d’intégrer l’IER (l’Instance équité et réconciliation), puis le CCDH en 2007 où il est nommé par dahir royal, président et qu’il dirige jusqu’à aujourd’hui. Il a organisé l’exposition Générations, un siècle d’histoire des Maghrébins en France et en Allemagne en 2009. B. T.
Karim Tazi, le coeur Ă gauche
Affaires et convictions de gauche peuvent-elles faire bon ménage ? Karim Tazi tout comme Marx pense peut-être que le capitalisme est préférable au féodalisme et que le bourgeois moderne est préférable au seigneur féodal. Si Karim Tazi a biberonné le marxisme tout petit, c’est un peu par accident. On ne choisit pas ses géniteurs. Au début des années 60, ses parents militaient à gauche. Au moment où ses camarades apprenaient à maîtriser la pratique des patins à roulettes, le petit Karim assistait aux joutes oratoires qui mettaient aux prises les marxistes pur et durs aux maoïstes du cru, sur le fameux thème de « la révolution nationale démocratique » (RND). Il a eu comme parrain Ali Yata, le patron du parti communiste marocain, un grand ami de la famille. Tazi a-t-il payé pour ses idées ? Non, la politique n’étant pas son fort, le jeune homme s’était juste contenté de suivre les manifs de mai 68 à partir de son balcon. Aujourd’hui, le patron du groupe Richbond qui fait partie des plus grosses fortunes du pays crie, à qui veut bien l’entendre, qu’il n’a en rien renié ses valeurs en réalisant des profits grâce à une bonne gestion de l’affaire familiale après ses études de droit à la Sorbonne. Pour preuve, il met toujours en avant la création de la banque alimentaire, une véritable réussite en matière caritative. Collecter des produits de première nécessité pour les redistribuer aux associations afin de venir directement en aide aux plus démunis, l’idée n’est pas originale mais le procédé a fait son petit bonhomme de chemin. Aujourd’hui, l’homme a peut-être réussi à embarquer dans son projet humanitaire de nombreuses grosses fortunes mais il semble qu’il n’ait pas vraiment convaincu. A. E. A.
Ilias El Omari, véritable patron du PAM ?
C’est l’éminence grise de Fouad Ali El Himma. Celui qui souffle désormais aux oreilles de FAH est un homme craint. Ses camarades du PAM comme ses ennemis savent à quoi s’en tenir avec cet ex-gaucho qui a milité avec ses camarades de classe au sein d’un groupuscule d’extrême gauche, avant de s’adapter à la nouvelle ère. Lobbyiste hors pair, l’homme est souvent sollicité pour régler des différends entre hommes politiques, enterrer une affaire ou dénouer des dossiers épineux , de l’affaire Aminatou Haidar à celle de Tamek en passant par le dossier de Chakib Khyari. Résultat, aujourd’hui cet entrepreneur prospère est membre de l’Institut royal pour la culture amazighe, du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle, président de l’association des victimes des gaz toxiques au Rif, de l’association ARID (Association du Rif pour la solidarité et le développement) et d’une kyrielle d’autres associations dont le club de foot d’Al Hoceima. A. E. A.
Kamal Lahbib, l’Altermondialiste
Ex-maoïste, Kamal Lahbib a passé 5 ans en prison pour ses idées. Aujourd’hui, ce militant est devenu la coqueluche des mouvements altermondialistes qui s’arrachent ses interventions et l’invitent à toutes les grand-messes organisées ça et là dans les pays du tiers monde. L’homme qui a transformé ses ardeurs révolutionnaires en militantisme associatif est de tous les combats, de l’aide aux mères célibataires à la réinsertion des prisonniers politiques, en passant par les immigrés clandestins. Il est membre fondateur de l’Observatoire national des prisons, du Forum vérité et justice, de l’Espace associatif, de Transparency Maroc, etc. Depuis la chute du mur de Berlin, Lahbib a transformé ses idéaux gauchistes en s’intéressant à des causes plus prosaïques. Il n’hésite plus à monter au front pour défendre des causes liées à l’actualité, faisant ainsi parti des collectifs antilibéraux, féministes, antiracistes, solidaires et écologistes. « Pour former des réseaux de résistance », comme il aime souvent à le rappeler. A. E. A.
Latifa Jbabdi, une féministe atypique
Elle milite pour « l’interdiction du port du voile intégral aussi bien en France qu’au Maroc ». Latifa Jbabdi, députée de l’USFP est une figure connue de la gauche marocaine. Membre de l’organisation du 23 Mars au début des années 70, elle sera arrêtée en 1977, sauvagement torturée à Derb Moulay Cherif et tiendra tête aux magistrats douze fois sans jamais être jugée. À sa sortie de prison, l’OADP et le PSD venaient de fusionner avec l’USFP, ce qui lui permet d’entrer dans ce parti de gauche par la grande porte. Le combat en faveur des droits des femmes occupe une grande part dans l’existence de cette dame. On notera son engagement aux côtés des femmes pour obtenir la réforme de la Moudawana, et son travail de terrain à l’IER et au CCDH (Conseil consultatif des droits de l’Homme) où elle devient très vite l’interface privilégiée entre l’État et les derniers refuzniks, victimes des années de plomb. A. E. A. |
Où sont passés les derniers marxistes ?
Des intellectuels qui ont marqué l’histoire du Maroc aux derniers refuzniks d’Annahj, il y a comme un parfum de rupture. Les héritiers des Ben Barka, Aziz Blal, Laroui, Serfati... ont-ils failli ? À l’époque, ils se sentaient tenus par une exigence de lucidité poussée à l’extrême, ils ont cultivé le doute, introduit de l’héroïsme dans le don de soi pour défendre leurs idéaux. Pour certains, la chute du mur de Berlin ou la mort des idéologies n’empêchent pas d’évoquer des lendemains qui chantent. Ceux-là ont compris qu’il allait nous falloir désormais améliorer le monde plutôt que le changer. Quant aux groupuscules rassemblés aujourd’hui autour du parti de Abdellah Harrif ou cachés derrière les voiles épais de l’AMDH, ils se réclament toujours du marxisme et s’accrochent à un déni de réalité flagrant. À la veille des législatives de 2007, le PSU (Parti socialiste unifié), le PADS (Parti de l’avant-garde démocratique socialiste) et le Congrès national ittihadi (CNI), issus des mouvances marxiste et socialiste, se résignent à lâcher du lest et vont se présenter, avec plus ou moins de bonheur et pour la première fois aux élections. Annahj Addimocrati (la Voie démocratique) va se braquer : « Pas question de militer pour une démocratie de façade qui sert les forces non démocratiques », tonne Abdellah Harrif, le leader de la mouvance. C’est le début d’une guéguerre sourde entre l’État et ce parti. Une guerre par AMDH interposée d’où Annahj distille des thèses politiques décalées, exige une révision de la constitution, conteste violemment la commanderie des croyants et remet à l’ordre du jour ses positions tranchées sur le Sahara avec un parti pris évident pour les thèses séparatistes. Les violations des droits de l’Homme à Tindouf relèvent alors de la résistance et le maintien de l’ordre public à Sidi Ifni, de l’exaction policière. Jusqu’où iront Harrif, Abdehamid Amine et leurs compagnons ? Dans une certaine mesure, « cette organisation révolutionnaire » a développé des comportements et des réflexes « sectaires » qui portent en eux-mêmes les germes de leur propre destruction. Oubliant les paroles de ce prophète du marxisme qu’était Trotsky qui pensait à juste titre que « le sectaire pense qu’en répétant des formules magiques, il va obliger une classe tout entière à se grouper autour de lui. »
Un autre danger guette les derniers « rouges » : la tentation d’une alliance contre nature avec les salafistes radicaux, histoire d’en découdre avec l’Occident décadent. Au lendemain des attentats de Casablanca, le célèbre terroriste Carlos, publiait un livre manifeste au titre révélateur : L’Islam révolutionnaire. Le militant marxiste-léniniste constate : « L’Islam et le marxisme-léninisme sont les deux écoles dans lesquelles j’ai puisé le meilleur de mes analyses. » Les marxistes du cru iront-ils jusqu’à servir la soupe aux islamistes radicaux, sous prétexte que l’islamisme combat également l’Occident capitaliste ?
Abdellatif El Azizi
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Pas qu’au Maroc !
En Europe où la génération rebelle de 68 a viré vers le conformisme repu, la politique se lit de gauche à droite. L’Allemand Joshka Fischer est le symbole de cette glissade de l’idéal vers le portefeuille. Étudiant, il vit en communauté, s’engage dans l’ultra gauche, manifeste violemment contre l’Amérique au Vietnam et traduit des pornos. Puis il s’assagit, adhère aux Verts en 1982. Seize ans plus tard, il devient ministre des Affaires étrangères avant de monnayer son carnet d’adresses comme consultant pour le projet de gazoduc turc Nabucco.
Un parcours qu’envierait le Français Denis Kessler, un ancien étudiant marxiste qui finira par seconder le baron Seillière à la tête du patronat français. Mais en général, les anciens gauchos virent simplement socialos. Michel Rocard quitte le PSU pour devenir looser au PS. Les leaders de 68 comme Alain Geismar rejoignent le parti rose. Les trotskistes deviennent fabiusiens comme Henri Weber ou strauss-kahnien comme Jean-Christophe Cambadélis. Lionel Jospin est un trotskiste un peu à part : lui est entré au PS pour le noyauter avant de se convertir à la social-démocratie.
D’autres adeptes du grand Léon n’ont jamais renié leurs idéaux de jeunesse mais ont fait carrière ailleurs comme Max Théret, fondateur de la Fnac ou Edwy Plenel, procureur de rédaction du Monde qui a été longtemps le pendant de Serge July, l’ex-maoïste patron de Libération.
Mais tout ça, c’était avant Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, c’est lui qui attrape les anciens gauchistes comme les mouches. Ses plus belles prises : Bernard Kouchner, ancien militant des jeunesses communistes et Christian Blanc, ministre du Grand Paris qui fut le patron de la très gauchiste UNEF des années 60. C’était bien longtemps avant qu’il ne claque le budget de l’État dans des cigares… Il y a décidément des idéaux qui partent en fumée.
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