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Trafic sur les biens des Ă©trangers
actuel n°44, samedi 24 avril 2010
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Encouragés par une législation obsolète, une corruption endémique et des notaires véreux, des escrocs ou de simples hommes d’affaires indélicats ont fait main basse sur les biens immobiliers des étrangers.
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Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’argent. Si une cupidité effrénée conduit certains à tremper dans des affaires de drogue, elle pousse d’autres à se livrer à des trafics tout aussi juteux. Des escrocs à la fortune douteuse ou des hommes d’affaires peu regardants ont trouvé un filon intéressant : le trafic de biens immobiliers des étrangers au Maroc. C’est pour tenter de lever le voile sur un aspect de ce trafic que le juge d’instruction de la Cour d’appel de Salé a entamé, depuis le 19 mars dernier, l’audition de deux notaires, placés en détention préventive, dans le cadre d’une affaire d’escroquerie relative, en premier lieu, à des biens immobiliers de l’Etat. Les deux notaires et un ex-gendarme sont accusés de « constitution de bande criminelle, faux et usage de faux, escroquerie et abus de confiance ». C’est l’Office des changes qui a soulevé le lièvre après avoir bloqué le transfert de plusieurs millions d’euros en France, résultant de la vente d’une propriété.
Au cœur de ce scandale, des terrains qui changent de propriétaires sans aucune transaction, ni vente, ni succession. Et au cœur du système, des hommes d’affaires, des escrocs notoires et des notaires véreux qui ont trouvé là un filon juteux pour s’approprier des propriétés magnifiques, des terrains à forte valeur ajoutée, puisant dans les réserves de l’Etat ou dépossédant au passage de malheureux étrangers. Dans quelques villes, il a suffi de suivre à la trace les actes notariés pour découvrir d’importants réseaux de détournements. Destinés à tromper leur monde, ces actes sont réalisés sans professionnalisme et comportent de nombreuses anomalies. Les magistrats ont d’ailleurs été effarés par la facilité avec laquelle ces escrocs ont pu faire usage de faux pour s’approprier les biens de l’Etat et les propriétés de personnes décédées ou résidant à l’étranger. Des fraudes réalisées avec des complicités avérées au sein de la conservation foncière. Il y a quelques mois, un conservateur et un contrôleur foncier ont ainsi été condamnés par un tribunal à Beni Mellal pour faux et usage de faux. Les deux hommes avaient enregistré une propriété appartenant à un tiers au nom d’un autre bénéficiaire moyennant un gros bakchich.
Course à l’affairisme
Ces agissements sont facilités par l’accès dont bénéficient depuis quelques années les notaires, au système informatique de la conservation foncière. En effet, l’Agence nationale de la conservation foncière, du cadastre et de la cartographie (ANCFCC) avait procédé depuis 2002 à la numérisation de toutes les données relatives aux titres fonciers dans le cadre d’un vaste programme intitulé « Gargantua ». Ce procédé permet d’ailleurs l’accès à des consultations directes par les professionnels tels que les notaires, les topographes ou les banques.
Cette affaire de détournement aurait-elle abouti devant les tribunaux si l’un des terrains concerné n’appartenait pas à l’Etat ? On peut s’interroger sur le nombre de biens immobiliers, détenus par des privés ou des étrangers, qui ont été ainsi détournés. Selon les rares informations ayant filtré de cette affaire, plusieurs biens d’étrangers et de personnes disparues auraient été également usurpés par ce réseau. Un réseau qui risque de faire tomber des têtes parmi d’importants promoteurs immobiliers. L’un des deux notaires, ayant pignon sur rue à Rabat, travaillait en effet pour le compte d’une grande entreprise publique immobilière de la capitale.
Autre objet de toutes les convoitises : des propriétés, des villas, ou encore des immeubles situés dans des zones où le mètre carré vaut de l’or. D’où provient cette réserve foncière surprenante ? La marocanisation de 1973 s’était bien penchée sur le monde de l’entreprise, mais l’immobilier ne rentrait pas alors dans la ligne de mire du législateur. Cette marocanisation répondait à une stratégie politique. A savoir, récompenser par « des participations dans des entreprises prospères » une élite politique et militaire qui pouvait être influencée par des coups d’Etat à répétition. C’est dans cette ambiance que la loi fut édictée, ouvrant la course à l’affairisme. Résultat, les étrangers ont été tout simplement spoliés. Dans ces conditions, la marocanisation a été le signal de départ de tous les pillages ; des petites entreprises qui avaient pignon sur rue se sont retrouvées entre les mains d’une mafia qui a développé des fortunes colossales. Sommés de se mettre en association avec un partenaire marocain (à hauteur de 51 % pour la partie marocaine) et inquiets d’une tournure incertaine, beaucoup d’étrangers ont préféré brader leurs affaires. D’où ces nombreuses propriétés abandonnées, ces villas qui tombent en ruine, disséminées un peu partout dans les grandes villes.
Ce sont ces propriétés qui sont aujourd’hui visées par cette mafia de l’immobilier. Le modus operandi est simple : un intermédiaire, mafieux de préférence, mi-agent immobilier, mi-homme de paille, se charge de trouver la perle rare (une villa, une propriété ou un terrain bien situé), en apparence abandonnée. Une simple consultation du cadastre permet de savoir s’il s’agit d’un bien appartenant à des étrangers. Il suffit alors de fabriquer des faux en écriture sur la base des éléments et des noms contenus dans le titre foncier. Résultat, un Italien mort en 1930 a quand même eu le temps de léguer sa propriété à un Marocain… la veille de son décès ! Et un riche propriétaire terrien français à qui l’on a fabriqué un dossier médical l’accusant « d’incapacité mentale » aurait cédé ses multiples biens à un Tunisien, alors que sa femme et sa fille sont toujours en vie ! Dans ce juteux business, certains se prennent même pour des hommes d’affaires consciencieux. « Quel mal y a-t-il à retrouver la trace d’héritiers pour leur racheter un terrain qui avait été abandonné par un ancêtre lointain ?», se défend ce spécialiste de la question qui travaille pour d’importantes personnalités politiques et militaires de Rabat. Il explique que la recherche « légale » d’héritiers potentiels passe par les services d’un cabinet spécialisé en généalogie successorale. Pour un montant de 10 000 euros, le généalogiste successoral intervient dans une succession, dont les héritiers sont inconnus en totalité ou en partie pour retrouver l’identité et l’adresse des ayants droit. Une fois la (ou les) personne(s) retrouvée(s), il suffit de lui proposer une transaction en bonne et due forme. Ce business n’est pas exempt de mauvaises surprises. Ainsi, cet homme d’affaires casablancais qui, après avoir payé le prix fort pour l’acquisition d’un terrain ayant appartenu à un colon français, s’est retrouvé avec un rond-point situé à proximité du port, le terrain en question ayant été entre-temps exproprié « pour utilité publique »… mais la conservation foncière n’avait pas suivi !
Dossier réalisé par Abdellatif El Azizi |
L’exemple tunisien
La Tunisie est le seul pays qui ait vraiment pris la peine de solder ce dossier très sensible des propriétés. Depuis 1984, les propriétaires français de biens immobiliers en Tunisie, et qui souhaitent les vendre, sont soumis par la loi tunisienne à un statut particulier. Deux accords bilatéraux, conclus en 1984 puis en 1989, ont tenté de mettre de l’ordre dans la cession aux Tunisiens de ce patrimoine, constitué alors d’environ 7 000 propriétés détenues initialement par quelque 30 000 personnes (près de 2 000 immeubles évalués à ce jour à plus de 76 millions d’euros). A l’issue de cet arrangement, un tiers des propriétaires français avait accepté de vendre à l’Etat tunisien dans les conditions fixées par ces accords ; l’Agence d’indemnisation des Français d’outre-mer se chargeant, côté français, de l’ensemble des formalités requises, l’Etat tunisien assurant pour sa part la revente des immeubles concernés aux occupants tunisiens. Par ailleurs, les biens d’un tiers des propriétaires français qui ne s’étaient pas manifestés après l’entrée en vigueur de l’accord de 1984, ont été transférés à l’Etat tunisien.
A. E. A. |
Des contentieux qui n’en finissent pas
Les plaintes concernant des affaires de propriétés appartenant à des étrangers sont légion. Mais la plupart des dossiers sont  mis en veilleuse quand les plaignants ne sont pas déboutés.
Mohammedia. Une affaire qui remonte Ă 1933
A Mohammedia, les dossiers ne manquent pas, mais l’affaire qui a défrayé la chronique dernièrement reste sans aucun doute celle de la famille Frendo, en raison notamment de la personnalité des individus en litige tel que l’homme d’affaires et cinéaste marocain Mohamed Asli. L’affaire va éclater en juin 1999 quand Mohamed Asli contacte Jean-Claude Frendo, ex-président-directeur général de Simmons Maroc, prétendant être le propriétaire de la villa que celui-ci occupe avec son épouse depuis 1967. Frendo apprend ainsi, à sa grande surprise, que le cinéaste aurait acheté les terrains non immatriculés aux héritiers de Georges Dreyfus qui auraient donné à un généalogiste marocain exerçant en France, Essabar Mohamed, tous pouvoirs pour vendre le reliquat des terrains du titre sis à la Crique du Pont Blondin de Mohammedia.
L’affaire remonte en fait au 10 août 1933 quand Georges Dreyfus, promoteur d’une bande de terrains en bordure de mer à la Crique du Pont Blondin (immatriculés N° 15211 C), vend une parcelle de terrain à Lucien Plaut, commerçant à Mohammedia lequel va revendre à Ernest Brunet la parcelle dépendant du même titre foncier le 4 novembre 1936. Le 7 février 1967, Marie-Jeanne Peretti, l’épouse de Jean-Claude Frendo, rachète le terrain à Marthe Brunet, fille d’Ernest Brunet. Pour sa défense, Peretti fera appel au juge d’instruction de Bobigny pour enquêter sur les irrégularités commises par le généalogiste, et déposera plainte par la même occasion au tribunal de Benslimane qui lui donnera raison dans un jugement en première instance avant que la partie adverse ne fasse appel.
Casa. Un immeuble revendu avec un faux tampon
A Casablanca, ce sont les locataires de l’immeuble dit Martinez, objet du titre foncier n°5795C qui sont surpris de voir un individu venir leur réclamer les loyers dus depuis des décennies !
L’immeuble qui appartenait à la famille Escudero depuis les années 40 avait été squatté par des locataires qui ne sont jamais souciés de savoir à qui appartenait le bâtiment jusqu’au jour où cet individu s’est présenté avec des documents qui prouveraient qu’il avait acquis la propriété grâce à l’intermédiation d’un Italien. Prévenus, les héritiers feront appel. Les documents qui ont servi à la transaction sont tellement falsifiés qu’il ne fait aucun doute que toute la chaîne des intervenants a été généreusement arrosée. On a même vu un tampon faisant état d’un faux cabinet de notariat français qui émargeait à la Cour d’appel de Paris !
Mâarif. La villa Maria cédée à un illustre inconnu
Les héritiers de Madame Anna Maria Neri ont eu le choix entre tenter de récupérer la villa Maria, une magnifique propriété de 255 mètres carrés, sise à la rue Mont Blanc, quartier Maarif, cédée par l’Italienne à un illustre inconnu et porter plainte pour « faux et usage de faux et escroquerie » dans le cadre de l’affaire de l’immeuble dit « Momina II » sis au Maarif et l’objet du titre foncier N° 1.794/C. Là encore, c’est toujours par le même procédé qu’on s’est emparé de la propriété.
Gauthier. L’immeuble au faux propriétaire
En métropole, c’est un médecin français, Bestieu Michel « qui va chercher un ressortissant italien pour lui signer une procuration spéciale qui lui donne tous pouvoirs de vendre aux enchères, en un seul ou plusieurs lots, en totalité ou en partie à toute personne, au prix et conditions que le mandataire jugera convenables, sa propriété ». Le dénommé Pirellione Allessandro, un personnage apparemment imaginaire, que l’on retrouvera d’ailleurs dans de nombreuses affaires similaires servira à blanchir de nombreuses opérations qui visent à faire main basse sur des propriétés appartenant à des étrangers.
L’immeuble de 182 mètres carrés, situé au quartier Gauthier, une zone très chère, avait été repéré à la suite d’une transaction, réelle cette fois-ci, entre les héritiers de Bestieu et un homme d’affaires marocain. Comme le nouveau propriétaire n’avait pas jugé utile d’occuper les lieux avant de procéder aux restaurations nécessaires, il sera surpris, un matin, de se retrouver nez à nez avec des résidents d’un autre type. A l’heure actuelle, l’affaire se perd dans les couloirs du tribunal de première instance de Casablanca. |
Les grandes sociétés s’y mettent aussi
A Casablanca, les sociétés étrangères se bousculent à la recherche de biens immobiliers de standing. Tentées par des terrains en zone haut standing, certaines grosses entreprises mettent le paquet pour se rendre propriétaires d’un terrain sélectionné à n’importe quel prix. Dans ce cas, elles font appel à un agent immobilier international qui se fait un plaisir de retrouver des héritiers étrangers trop contents d’empocher quelques milliers d’euros sur un bien dont la plupart n’avaient même pas soupçonné l’existence.
« Ces immeubles de bon rapport font le bonheur des étrangers qui sont devenus très entreprenants au Maroc, la pierre étant actuellement un placement intéressant pour les grandes fortunes », confirme un promoteur immobilier de Paris, actif sur ce filon depuis plus de vingt ans. Ce qui arrange bien les choses, c’est que ces acquéreurs agissent dans la discrétion, voire le secret. Le plus souvent, les biens sont achetés via des sociétés domiciliées à l’étranger ou des filiales étrangères.
A. E. A.
Une réserve foncière très juteuse
L’annuaire statistique de la zone française du Maroc, émanant du « gouvernement chérifien », faisait état de 26 557 propriétés urbaines enregistrées à la date du 31 décembre 1949 ; 12 972 (48,85 %) représentant une superficie de 7 416 hectares (52,14 %) étaient détenues par des Français, alors que 3 216 (12,11 %) représentant 1 411 hectares (10,88 %) étaient détenues par d’autres étrangers. Sur la superficie totale des propriétés immatriculées, zones urbaines et rurales confondues, les Français détenaient 24 142 propriétés sur 69 500 (34,74 %) représentant une superficie de 743 610 hectares (45,17 %), les autres étrangers détenaient 4 633 propriétés (6,67 %) avec une superficie de 34 968 hectares (2,12 %). Il resterait moins de 10 000 propriétés appartenant à des étrangers sur tout le Royaume, les propriétés rurales sont elles, systématiquement reprises par les Domaines.
Trois questions à Ahmed Amine El Ouazzani Touhami, Président de la Chambre nationale du Notariat. Deux notaires de Rabat et un ancien gendarme sont accusés d’avoir détourné des biens de l’Etat et de personnes étrangères. Les deux notaires ont-ils une part de responsabilité dans ce scandale ?
AHMED AMINE EL OUAZZANI TOUHAMI. L’affaire est devant la justice et tout ce que je peux vous dire, c’est que ces deux notaires ont donné beaucoup à cette profession. Ils ont travaillé pendant des années, ni la justice ni aucun citoyen n’ont eu de problèmes avec eux. Un escroc les a mêlés à une sale affaire. Ils n’ont pas rédigé d’actes, ce qui est le plus important à mon avis. Ils ont encaissé de l’argent et ils l’ont débloqué sans faire signer une décharge, c’est une faute professionnelle mais pas un crime. Qui est la victime dans cette affaire ? Je pense que ce sont les deux notaires. Ils ont pourtant restitué l’argent de leur propre gré et ils sont toujours en prison. Ce qui fait que plusieurs affaires sont bloquées à cause de cette affaire. Beaucoup de transactions avec l’Etat sont suspendues actuellement car ces notaires travaillaient beaucoup avec l’’Etat. Ce sont des gens qui offrent des garanties et qui pouvaient bien être poursuivis en état de liberté.
De plus en plus de notaires sont accusés de faciliter le détournement de biens d’étrangers situés au Maroc…
La plupart des actes de ce genre sont rédigés en France et ce sont des notaires français qui ont dressé ces actes et non des notaires marocains. Les notaires marocains peuvent leur servir de relais sauf que le notaire est un simple rédacteur d’actes, il ne fait qu’appliquer la loi et les conventions des parties en présence. S’il y a fausse identité ou faux documents, le notaire ne peut pas le savoir. Les deux notaires ont été condamnés à dix-huit mois de prison parce qu’ils ont dressé un acte avec une carte d’identité qui s’est avérée par la suite être fausse.
Combien de notaires sont aujourd’hui poursuivis en justice?
Aujourd’hui, et dans tout le Royaume, ils ne devraient pas dépasser une dizaine, ce qui ne représente rien sur les 8 000 notaires que compte le pays. Deux notaires sont emprisonnés actuellement, l’un est installé à Témara et l’autre exerce à Casablanca. Mais ça reste des cas limités et leur comportement n’est en aucun cas représentatif de l’ensemble de la profession.
Propos recueillis par Mohamed Madani
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