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Hopital public : Grand corps malade en quete de soins
actuel n°172, jeudi 13 décembre 2012
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Le Maroc est malade de sa santé et rien ne semble pouvoir le sortir de cet état de coma avancé. Le docteur El Ouardi a mis en place un protocole de soins qui va de l’allègement du prix des médicaments au recrutement de personnel.
Mais au-delà de l’effet d’annonce, le ministre de la Santé a-t-il réellement les moyens de sa politique ?
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Le secteur de la santé publique est en état de dégradation avancée. Il a besoin de grandes réformes sur le long terme s’il veut récupérer la confiance des citoyens ». Cette phrase n’a pas été prononcée par un syndicaliste remonté contre le système ou un député de l’opposition. Elle est bien sortie de la bouche même du ministre de la Santé, El Houssein El Ouardi, le mercredi 8 août, lors d’une rencontre organisée par son parti, le PPS (Parti du Progrès et du Socialisme), sur le thème « Quelle stratégie pour la promotion du secteur de la santé ? ». Cette déclaration ne dénote pas toutefois d’un courage hors-norme, même si le ministre a eu le mérite de remiser au placard la langue de bois des politiques qui l’ont précédé à ce poste. El Hossein El Ouardi est en effet parfaitement au courant de l’état de dégradation avancé auquel est confronté ce grand corps malade qu’est le secteur de la santé. Il connaît bien la maison, lui qui a été professeur de médecine et doyen de la Faculté de médecine et de pharmacie de Casablanca, avant d’être propulsé ministre sous le gouvernement Benkirane.
« Notre système de santé est défaillant », assène Mohamed Naciri Bennani, président du Syndicat national des médecins du secteur libéral (SNMSL) qui va même jusqu’à dire que la politique d’El Ouardi tient encore du « bricolage ». Pourquoi ? Parce que l’on manque de tout. De personnel médical tout d’abord, dont le déficit atteint une bonne moitié. Le Maroc dispose ainsi d’un médecin pour deux mille habitants, alors que l’OMS en préconise un pour mille.
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Une pression Ă©norme
Pour y remédier, le ministère prévoit d’intensifier la formation afin que le pays dispose de 3 300 médecins de plus d’ici 2020. Et encore, le véritable besoin est de 7 000 médecins et 9 000 infirmiers, comme l’a reconnu le ministre. Une pression qui est ressentie tous les jours par les professionnels de la santé.
Younès est médecin résident aux urgences du CHU Mohammed VI de Marrakech et dénonce la « charge de travail et la carence de personnel ». « On arrive à 200 consultations par jour pour quatre médecins et deux infirmiers. La pression est énorme ! », affirme ce jeune médecin qui enchaîne les heures à l’hôpital.
« On critique beaucoup la santé publique alors que les gens fournissent un travail énorme. L’hôpital est productif et il l’est grâce au personnel », nuance le Dr Fouad Jettou, conseiller du ministre au ministère de la Santé. Le Dr Mustapha Bouaddi, également conseiller du ministre, va dans le même sens : « On dénigre l’hôpital public et cela donne l’impression que personne n’y va. C’est sûr qu’il y a beaucoup à faire, mais cette perception est tellement exagérée qu’elle en devient absurde. La réalité est que l’hôpital soigne. »
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Gabegie financière
Il faut reconnaître aux autorités sanitaires un succès : le recul de la mortalité infantile, principal fléau du Maroc, et qui a diminué de 60% en vingt ans selon l’Unicef. On est passé de 57 000 décès d’enfants de moins de 5 ans en 1990 à 21 000 en 2011. Une (petite) victoire qui ne cache pas la mauvaise gestion des ressources dont nous disposons.
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Budget colossal pour la mise Ă niveau
D’énormes crédits ont été contractés afin d’aider à la réforme du système de Santé au Maroc. « Le remboursement se fera sur vingt ans, avec des intérêts colossaux. Comment ces sommes ont-elles été dépensées et pour quels résultats ? », s’interroge Ali Lotfi, président du Réseau marocain de défense pour le droit à la santé (RMDDS) et secrétaire général de l’ODT (Organisation démocratique du travail).
Dans un récent rapport du RMDDS, le réseau pointe du doigt « les débuts de la réforme du système de Santé au Maroc qui, dès 1998, a contracté un premier prêt de la Banque mondiale de 80 millions de dirhams ». Pour autant, le projet n’a réellement démarré qu’en 2003. Durant ces cinq années, le Maroc a tout de même payé les intérêts générés par ce prêt, même s’il ne l’avait pas encore consommé.
En parallèle, 20 millions d’euros (plus de 220 millions de dirhams) sont mis sur la table par le programme européen Meda pour la gestion décentralisée des centres hospitaliers au Maroc. A eux deux, les prêts devaient permettre la mise à niveau de neuf hôpitaux à travers le Royaume. Mais il n’en fut rien. La Banque européenne prendra ensuite le relais, lors du lancement de la deuxième phase du projet de réforme, avec 113 millions de dirhams.
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« Oulad dar » à la rescousse
Comment en est-on arrivé là  ? Tout d’abord, précise le rapport du RMDDS, à cause du manque de transparence pratiqué par les responsables de la gestion de ces sommes colossales. « Des conférences et cycles de formation fictifs avaient pour objectif de camoufler la dilapidation de ces montants et leur utilisation pour des voyages personnels à l’étranger », lit-on dans le rapport. Le choix de seulement deux entreprises pour la passation de marché des médicaments est également pointé du doigt dans ce déficit…
Qu’en sera-t-il pour le « plan Santé 3 », venu succéder à ces anciens programmes et placé désormais sous la responsabilité d’El Ouardi ? « Ce sera la même chose si l’on n’enquête pas sur l’argent déjà investi et si l’on ne cherche pas à savoir pourquoi il n’a pas servi à améliorer les indicateurs de santé », s’inquiète Saïd Ghanioui, président de l’association Droit à la santé.
Il reste tout de même une lueur d’espoir. Au cours de cette enquête, médecins comme syndicalistes reconnaissent volontiers la compétence du ministre et de ses équipes, issues des rangs des médecins et connaissant leurs problèmes. Ils admettent volontiers leur envie de bien faire. Mais cette bonne foi supposée et le côté « ould dar » (« issu de la maison ») suffira-t-il à changer un service public encore gangréné par la mauvaise gestion, la corruption et le manque criant de moyens et de ressources humaines ? Le malade est en tout cas toujours en grand danger.
Abdelhafid Marzak et Zakaria Choukrallah |
Urgences : le parcours d'un combattant
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Si La réforme de la Santé est une promesse sans cesse réitérée par les responsables politiques. Mais, sur le terrain, les hôpitaux publics sont souvent le théâtre de drames humains. Absence d’équipements, manque de moyens, insuffisance de personnel sont les principaux maux d’un système qui n’a pas encore fini de se soigner. Reportage.
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Entrée du CHU Ibn Rochd à Casablanca. Un espace vert, parsemé de bancs en bois, permet aux visiteurs, malades et patients, de se reposer le temps que leur tour arrive. Du coup, les files d’attentes ne sont pas très longues. Direction l’aile 44. Dans le bâtiment dédié aux différentes analyses, l’heure est au bilan. Le responsable du laboratoire fait le tour de ses différents services. Au passage, il vérifie l’état du matériel, encore neuf, que ses médecins et agents utilisent. Ici, nous sommes loin du cliché du laborantin qui prélève des échantillons et effectue les analyses à la main. Tout est automatique. Le matériel pourrait faire pâlir de jalousie les laboratoires les plus modernes. Les autres ailes, chacune spécialisée dans une pathologie, sentent encore la peinture.
Les travaux de rénovation, qui ont duré plusieurs mois, sont du plus bel effet. C’est à croire que l’hôpital livre les meilleurs soins de la ville. « Revenez une fois la nuit tombée. C’est là que l’hôpital livre son vrai visage », lance Noureddine A. cadre à l’Office national d’Electricité (ONE), qui se souvient encore du passage de son défunt père aux urgences d’Ibn Rochd. Pour Noureddine, l’image que projette l’hôpital aujourd’hui n’a rien à voir avec la réalité. « Mon défunt père rentrait de la mosquée à 5 heures du matin quand il a été percuté par un taxi qui a pris la fuite. Mais son calvaire n’a réellement commencé qu’une fois admis aux urgences de l’hôpital Ibn Rochd », se souvient encore Noureddine. Du matériel respiratoire non opérationnel, des médecins spécialistes absents, les exemples de dysfonctionnement que partage volontiers le jeune cadre n’en finissent pas. « Le personnel de garde demandait systématiquement un pourboire pour m’autoriser à voir mon père », précise encore notre témoin. Au terme d’une interminable attente, le père de Noureddine sera admis aux urgences à … 20h00 ! Mais c’était déjà trop tard. Quelques heures après, il décèdera.
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Une souffrance au quotidien
Directions les urgences de l’hôpital Avicenne à Rabat. Les bancs sont occupés par des patients en attente d’admission. Des câbles électriques sortis du mur pendent au-dessus de leurs têtes. Chaque mouvement occasionne un risque d’électrocution. A l’intérieur, le service d’urgences est divisé en deux parties (médicale et chirurgicale). Cette deuxième fonctionne tant bien que mal avec le peu de moyens dont elle dispose. « En temps normal, nous recevons quotidiennement 250 patients par jour. Pourtant, nous ne sommes qu’une vingtaine à travailler dans ce service », affirme Youssef Zaam, infirmier et surveillant-général des urgences de l’hôpital Avicenne. Son service souffre d’un terrible manque de moyens. « Le consommable médical part comme des petits pains. Mais nous en avons en quantité suffisante. Ce sont plutôt les équipement, comme les charriots et les chaises roulantes, qui manquent cruellement dans notre service », précise-t-il. Si les équipements sont insuffisants, c’est parce que le service des urgences reçoit trop de patients. Beaucoup plus qu’il ne devrait. Car pour les habitants de la capitale, « les urgences d’Avicenne c’est le top. Ils n’aiment pas se rendre dans les centres de santé de leurs quartiers. Nous recevons donc des cas qui ne sont pas vraiment des urgences », analyse Zaam. Sur le terrain, pour dix cas présentés aux urgences d’Avicenne, seuls cinq sont finalement admis. Le pic est enregistré le vendredi soir, le week-end et les jours de fête. « De manière générale, au début du mois, quand les salariés reçoivent leurs salaires, les ennuis commencent. C’est durant ces périodes que nous traitons les vraies urgences. Car les agressions et les AVP (accidents sur la voie publique) augmentent pendant ces périodes », confirme l’infirmier.
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Sous-Ă©quipement
Autre service, autres difficultés. La réanimation chirurgicale où le personnel est enfin soulagé. Un mystérieux bienfaiteur vient d’équiper un de leurs bureaux de fauteuils. « Nous avons enfin un endroit où nous reposer durant les gardes de nuit », se réjouit une infirmière. Durant des années, le personnel passait les longues nuits de garde en position debout. Pire. « Les lits sur lesquels les patients comateux sont traités viennent seulement d’être changés au terme de… vingt ans d’utilisation ! », explique Rachid Elkatibi, secrétaire général de l’AMSITS (ODT). C’est à se demander si le matériel vital pour les patients est disponible. Heureusement, oui. A l’intérieur de la salle de réanimation, des patients dans le coma. Selon l’Organisation mondiale de la santé, il faudrait au moins un infirmier pour 1,5 lit de réanimation. « Chacun de nos infirmiers prend en charge 3 lits, soit le double », partage Elkatibi. C’est dire le manque de personnel dont souffre ce service, pourtant vital. D’ailleurs, le peu d’infirmiers et de médecins qui tiennent le coup, sont psychologiquement éprouvés. « Un psychiatre est venu faire une étude sur l’état de santé mentale du personnel du service de réanimation. Le constat est choquant. Selon le psychiatre, 70% du personnel développe des maladies dépressives », affirme Hassan Chtibi, infirmier dans le même service. Voilà ce à quoi ressemblent deux des services vitaux de la plus prestigieuse structure hospitalière du Maroc.
Il est vrai que les critiques formulées par les citoyens à l’encontre du réseau hospitalier ne sont pas toutes fondées. Mais elles ne sont pas non plus dénuées de sens. Payer à la fois ses taxes, ses impôts, et les actes médicaux pour se faire soigner dans un hôpital qui compte beaucoup sur les dons et actes de bienfaisances, n’est pas très rassurant. Mettre son corps entre les mains d’un personnel techniquement et technologiquement sous-équipé, surchargé, surmené et au bord de la dépression, relève de la tentative de suicide. Charité bien ordonnée commence par soi-même.
A.M.
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Santé mentale
La folie d’un système
S’il y a un domaine médical qui se porte particulièrement mal, c’est bien celui de la santé mentale. Maladies et addictions non traitées, manque d’infrastructures et de personnel, hôpitaux dégradants pour la dignité humaine. La liste est longue.
Berrechid, la déchéance
Berrechid. A l’entrée de la ville, se dresse l’hôpital psychiatrique. Pour la petite histoire, cet hôpital fut bâti par les Français sur les ruines de la casbah de la ville. Pendant plusieurs années, l’hôpital a été une référence dans le milieu. Au fil du temps, des cellules, puis des pavillons, sont rasés. Petit à petit, les 35 hectares occupés par l’hôpital rétrécissent. Commune, départements de la Santé publique et de l’Education nationale se sont partagés le terrain. Aujourd’hui, il n’est plus que murs sans âme. Une structure sans esprit. Ce qui en reste sert à peine à recevoir quelques nouveaux « malades » dont les familles sont assez « folles » pour croire encore au miracle de la santé mentale au Maroc. A l’intérieur, une architecture qui date du protectorat. A l’entrée du bâtiment abritant l’administration, une plaque de cuisson reliée, sans aucune mesure de sécurité, à une bombonne de gaz de vingt litres. C’est ici que les repas du personnel de l’hôpital sont préparés. Des ustensiles sont là pour le prouver. Dans le bureau du surveillant général, le câblage électrique, datant probablement des années 50, est béant. Des câbles nus sont apparents. Véritable danger pour le personnel !
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Le temps s’est arrêté
Dehors, le pavillon qui servait, il y a quelques mois encore, de cuisine n’est plus que ruine. « L’électroménager a été déplacé car il n’était plus possible de le réparer », nous apprend un infirmier. Quelques mètres plus loin, le pavillon des malades chroniques. Ici, certains pensionnaires sont internés depuis plus de cinquante ans. « Ce sont des patients qui n’ont pas de famille, ou dont la famille ne veut plus. Quand ils entrent chez nous, ils ne ressortent que pour le cimetière », partage amèrement Irrou Mohammed, surveillant général de l’hôpital. D’ailleurs, depuis qu’il a rejoint l’établissement en 1989, le nombre de pensionnaires de cette aile a chuté de 400 à 67. Soit en moyenne 1,2 décès par mois en 23 ans. Les portes du pavillon s’ouvrent, mais nous n’irons pas plus loin. Trop dangereux. De l’extérieur, un couloir apparaît. De chaque côté, les portes des « cellules » sont fermées. « Chacune de ces cellules compte huit lits », nous apprend l’infirmière de garde ce jour-là . Mais le professeur Driss Moussaoui tempère : « Quand une personne a passé trente ans dans un hôpital psychiatrique, c’est un crime de la faire sortir. Mais il faut veiller à la traiter de façon humaine : nourriture, hygiène, etc. » Malheureusement, quand ce n’est pas l’âge qui a raison des patients, c’est le manque d’équipement et d’infrastructure qui se charge d’écourter leur séjour. « L’essentiel de ce que nous utilisons nous vient des bienfaiteurs et autres associations », affirme Irrou. Pire. Les cellules ne disposent pas de chauffage. L’eau chaude est, quant à elle, indisponible presque toute l’année. Trouver du papier hygiénique ou du shampoing relève du miracle. « L’hôpital n’est plus entretenu depuis plusieurs mois. Même les médicaments ne sont plus livrés régulièrement alors que nos besoins sont estimés à 7 millions de dirhams », explique Irrou. Dans cet environnement de fous, il est dément d’espérer guérir avec si peu de moyens. A.M.
Etat des lieux
Vite, des psys !
Un chiffre pour illustrer l’urgence : un Marocain sur deux souffre d’un trouble mental, selon l’Amali (Association marocaine d’appui, de lien et d’initiation des familles de personnes en souffrance psychique). Une maladie aussi lourde que la schizophrénie concerne par exemple 300 000 personnes au Maroc. Les addictions sont aussi fréquentes et souvent pas prises en charge. Comme l’alcoolisme, qui touche pourtant 1,4% des Marocains (soit 300 000 personnes), et les autres drogues, en général, qui touchent 2,8% de la population.
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Un rapport choc
A cette situation épidémiologique inquiétante, s’ajoutent les problèmes d’infrastructures et la pénurie de personnel médical. C’est ce qu’a révélé un rapport choc, publié en septembre par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH). Pendant trois mois, le CNDH a effectué une mission d’inspection dans vingt hôpitaux psychiatriques du Royaume sur les vingt-sept que compte au total le territoire. Une première. Le rapport « Santé mentale et droits de l’homme : l’impérieuse nécessité d’une nouvelle politique » affirme que les hôpitaux psychiatriques sont « archaïques et inadaptés », et que leurs prestations sont défaillantes. « Certaines structures sont foncièrement inappropriées ou sont carrément à l’abandon, dont l’exemple flagrant est l’hôpital de Berrechid », déplore Driss Yazami, président de cette instance.
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Aux origines du mal
Tout est à revoir. A commencer par la loi, désuète, datant de 1959. Viennent ensuite les problèmes sur le terrain que pose par exemple le manque de lits. Le pays dispose de 1 725 lits alors que le besoin minimum est estimé par le CNDH, à 2 296. L’autre gros problème est le manque criant de personnel. Le Maroc ne compte que 350 psychiatres (172 dans le public) et 740 infirmiers spécialisés pour une population de plus de 30 millions d’habitants. Et encore, 54% d’entre eux exercent sur le seul axe Rabat-Casablanca. L’entretien, le nettoyage, la sécurité… tout fait défaut ou presque rendant les conditions d’accueil inhumaines. A quelque chose malheur est bon, le rapport du CNDH a fait réagir les pouvoirs publics. Le ministre El Hossein El Ouardi a officiellement fait de la santé mentale une priorité et va y consacrer 85 millions de dirhams en 2012. Objectifs principaux : 3 000 lits d’ici 2016, la formation de trente psychiatres et de 185 infirmiers spécialisés par an. Mais cela sera-t-il suffisant ? Pour Driss Moussaoui, professeur de psychiatrie et médecin-chef du centre universitaire Ibn Rochd à Casablanca, l’intérêt suscité pour ce parent pauvre de la médecine au Maroc est en soi un grand pas. « En faire une priorité est une première », s’enthousiasme-t-il. Mais le réveil est si tardif que le retard est presque impossible à rattraper. « Nous avons 350 psychiatres, alors qu’il nous en faudrait 2 500 ! », résume le Pr Moussaoui, « L’Algérie forme 80 psychiatres par an et ce depuis dix ans. Si on en forme trente, cela reste très insuffisant. Il faudrait en former de 50 à 70 pour espérer rattraper le retard ».
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Psychiatrie urgente et froide
Il en va de même pour les infirmiers spécialisés, dont seule une trentaine est formée par an. Il y a aussi la stratégie adoptée, qui n’est pas forcément la plus efficiente. Pour améliorer l’accueil des patients, le ministère a opté pour l’augmentation de la capacité d’accueil au sein des hôpitaux. Driss Moussaoui propose, lui, de construire plutôt des petits centres d’accueil par ville. « Notre besoin se situe dans la psychiatrie urgente plutôt que dans la psychiatrie froide. C’est-à -dire que le plus urgent est de pouvoir prendre en charge les patients qui risquent de tuer ou se tuer eux-mêmes. Pour cela, des petits hôpitaux psychiatriques par ville sont davantage préconisés », conclut le psychiatre.
Et de rappeler que le premier médecin marocain formé à la psychiatre a eu son diplôme très tard, en 1968, comparé aux autres disciplines plus plébiscitées. En somme un retard dû au cumul de défaillances historiques.
Z.C. |
La méthode El Ouardi
Ramed, prix du médicament, interdiction aux médecins du public de travailler dans le privé, mouvement syndical des infirmiers… Au royaume El Ouardi, tout n’est pas rose mais on ne peut pas accuser le ministre d’immobilisme. Mais que valent ses réformes ?
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TPA. Public pas ennemi
En voie de guérison
Interdira, interdira pas... Depuis la publication d’une circulaire le 27 novembre qui interdit formellement aux médecins du secteur public d’exercer dans le privé, les rumeurs vont bon train sur la faisabilité de la mesure. En tout cas, le ministère de la Santé semble déterminé à faire appliquer la loi 10-94, relative à l’exercice de la médecine et qui interdit aux praticiens du public d’assurer des actes médicaux dans le privé. « [C’est une] décision politique et gouvernementale irréversible », stipule le ministère de la Santé dans un communiqué daté du 9 décembre, mettant ainsi fin aux rumeurs.
Toutefois, des médecins continueraient, selon nos sources, à braver l’interdiction. Mais sur ce point, l’administration se montre intransigeante, et prévient les réfractaires que des commissions de contrôle commenceront à sillonner les cliniques privées dès le 1er janvier.
Cette mesure semble être le cheval de bataille de El Ouardi. Mais pourquoi est-elle si prioritaire ? « Entre nous, les professeurs exagèrent. Comment peut-on expliquer que certains enchaînent les opérations dans les cliniques privées et ne font qu’une seule intervention hebdomadaire dans l’hôpital public ? », s’interroge un professionnel exerçant à l’hôpital Avicenne de Rabat.
Pourtant, le « temps plein aménagé » (TPA) qui désigne cette pratique, n’est pas une particularité marocaine. D’autres pays, comme la France, l’ont adopté et les médecins du public augmentent ainsi leurs émoluments en exerçant dans des pavillons réservés du CHU, avec un emploi du temps bien défini.
Au Maroc, le TPA a été instauré en 1996 par un dahir de Hassan II. Objectif du législateur : rendre justice aux médecins enseignants, en leur permettant d’exercer, à mi-temps, leur fonction dans le public pour améliorer leur salaire. Le temps que l’Etat se mette à niveau en lançant des « cliniques universitaires », prévues par la loi relative à l’exercice de la médecine. Or, ces cliniques n’ont jamais vu le jour et le provisoire qui devait prendre fin en 2011 (après cinq années de dérogation), a duré. Les anciens premiers ministres, Abderrahmane El Youssoufi et Driss Jettou, ainsi que les ex-ministres de la Santé Cheikh Biadlillah et Yasmina Baddou, ont tous essayé d’appliquer la loi. Mais à chaque fois, ils se sont heurtés au lobby des médecins. A la décharge de praticiens, l’Etat n’a pas tenu ses engagements, notamment en créant des cliniques universitaires. De plus, la méthode brutale du ministre El Ouardi pose problème sur le terrain. « Ce sont les professeurs de médecine qui génèrent l’essentiel du chiffre d’affaires des cliniques privées. Cette mesure bloque le bon fonctionnement de celles-ci et beaucoup d’opérations programmées sont aujourd’hui en suspend », alerte Ali Lotfi, secrétaire général de l’ODT (Organisation démocratique du travail) et cadre de la Santé publique. Il propose une troisième voie : des cahiers de charge précisant le nombre de consultations, d’opérations, d’encadrements et le volume horaire dont doit s’acquitter un médecin enseignant, avant de pouvoir bénéficier du TPA. C’est sans doute la solution la plus réaliste…
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Infirmiers, les grand oubliés
Toujours aussi malade
Ils sont 30 000 infirmiers à couvrir le territoire national, selon l’Association marocaine des sciences infirmières et techniques (Amsits). Et ce chiffre est loin de satisfaire les besoins. Le Maroc manque cruellement de « blouses blanches ». Le pays ne dispose que de neuf infirmiers pour 10 000 habitants, alors que le ratio pour la région méditerranéenne est de 15,4 selon le rapport annuel 2011 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Le ministère de la Santé reconnaît le besoin encore plus criant dans les régions rurales. Il l’estime à 9 000 infirmiers et a déjà mis en place depuis 2011, une prime d’éloignement de 700 dirhams par mois, ainsi qu’un logement de fonction pour encourager les infirmiers à s’installer dans les régions lointaines.
Mais depuis quelques mois, une mesure du ministère sensée encourager l’embauche et instaurer le principe de l’égalité des chances, envenime les relations déjà tendues entre les infirmiers et leur département de tutelle. Le ministère a modifié le statut particulier du corps des infirmiers, pour permettre aux diplômés en infirmerie des écoles privées (diplôme de « technicien spécialisé » dans les branches paramédicales) de postuler dans les hôpitaux publics. « On militait pour l’instauration d’un ordre des infirmiers et d’une prime de risque équivalente à celle des médecins, et pour l’amélioration de nos conditions de travail. Voilà qu’on nous sort ça ! », fulmine Rachid El Katibi, secrétaire général de l’Amsits et membre du bureau national de l’Organisation démocratique du travail (ODT).
Au fond, ce qui dérange ce syndicaliste c’est le fait de mettre au même niveau un diplôme d’Etat obtenu après une présélection et un concours, avec un diplôme de « technicien » obtenu dans le privé sans présélection. C’est aussi le fait que les deux profils aient le droit de passer un concours étatique d’embauche. « Les infirmiers diplômés d’Etat sont mieux formés et, de toutes manières, les écoles publiques forment 3 200 infirmiers, alors que les postes budgétaires prévus par exemple pour l’année prochaine ne dépassent pas 1 200 », explique-t-il. Etonnant pour un secteur qui souffre de pénurie… Le ministère a proposé de limiter le droit de se présenter au concours à vingt-six écoles accréditées, mais cela ne convainc pas Rachid El Katibi qui se réfère à la loi : « Ces accréditations ont été obtenues sur quelles bases ? Et de toutes façons, c’est contraire à l’égalité des chances car les lauréats du public qui ont dû passer un concours d’entrée seront toujours concurrencés par des diplômés qui n’ont eu qu’à payer leur formation. » La hache de guerre n’est pas près d’être enterrée. Cette lutte cache d’autres problèmes, comme la pression subie par les infirmiers en exercice. « Nous intervenons à 80% dans la guérison du malade, car nous le suivons étroitement surtout en réanimation », explique Hassan Chtibi, infirmiers au service réanimation de l’hôpital Avicenne qui s’intéresse aux risques du métier. « J’ai fait une étude sur la narcolepsie – trouble du sommeil – dont la prévalence est énorme chez l’infirmier de réanimation. Tout comme l’épuisement, qui concerne 70% de l’effectif de ce service », explique-t-il. Mais au regard de tous les problèmes de ce métier, personne ne s’intéresse encore au bien-être de l’infirmier.
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MĂ©dicaments. Toujours aussi chers
Nécessite d’autres soins
Après des mois de négociations avec les pharmaciens et les laboratoires, le gouvernement a annoncé en grande pompe la réduction du prix de 320 médicaments, pour la plupart traitant de lourdes pathologies comme le cancer. On présente la chose comme une révolution, pour alléger les dépenses de santé. Pour rappel, le Marocain payait jusque-là les médicaments, de 30 à 189% plus cher que le Tunisien par exemple (chiffres révélés en 2009 par la mission parlementaire d’information sur le médicament, cf. actuel n°21).
« C’est la première fois qu’un ministre ose toucher le prix du médicament alors que la réglementation date de 1969 », argumente Fouad Jettou, conseiller du ministre de la Santé.
Cependant, cette annonce laisse perplexe des observateurs comme Ali Lotfi, secrétaire général de l’ODT (organisation démocratique du travail) et cadre de la Santé publique qui accuse le ministre de recourir au coup médiatique. « 70% de ces médicaments sont uniquement utilisés dans les milieux hospitaliers et n’impactent en rien le pouvoir d’achat », explique-t-il. Pour ce dernier, le Marocain continuera à payer 47% de marge bénéficiaire aux laboratoires, sur les quelque 5 000 médicaments vendus au total au Maroc ! « Tout dépend comment on voit la chose : oui, la plupart de ces médicaments sont utilisés dans les hôpitaux, mais cela représente un gain certain pour le service public. Ensuite, il y a des médicament très utilisés par les Marocains, comme l’Oméprazole (traitement du reflux gastro-œsophagien, ndlr), qui a vu son prix réduit de moitié », rétorque Fouad Jettou.
Le ministre El Houssein El Ouardi a annoncé, pour sa part, une future baisse de prix qui concernera cette fois un millier de médicaments. « Mais je ne peux pas annoncer un planning, tout dépendra des négociations », précise Fouad Jettou. Il faut donc attendre la future baisse pour émettre un jugement définitif.
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Assurance. Enfin le Ramed et l’AMO, mais…
Nécessite d’autres soins
« Tu as fait ta demande de Ramed ou pas encore ? », lance Youssef Zaam, surveillant général des urgences de l’hôpital Avicenne de Rabat, à un jeune homme venu « cacheter » sa demande de consultation. « On rappelle à chaque fois aux gens qu’il faut faire sa demande. Ça commence à rentrer », nous explique Youssef avant de signer le document et de préciser au jeune homme qu’il faut qu’il s’active. Ramed, le régime d’assistance médicale, est un plan gouvernemental destiné à doter les plus démunis d’une assurance maladie. Dans les faits, il remplace le fameux « certificat d’indigence » objet de tous les trafics et qui permettait la gratuité des soins. Après avoir longtemps joué les arlésiennes, le Ramed est officiellement lancé en mars 2012, et entre dans les mœurs progressivement. L’objectif est de couvrir 8,5 millions de personnes en distribuant une carte par famille (gratuite pour les « pauvres absolus » estimés à 4 millions, et au prix de 120 dirhams par an pour les « pauvres relatifs »). L’identification des besoins se fait au fur et à mesure des dépôts de demandes et l’obtention de la carte auprès de l’arrondissement (la moqataâ) prend en moyenne trois mois, le temps de l’enquête (détails sur ramed.ma). Entre-temps, tout dossier déposé donne droit à un reçu qui remplace provisoirement la carte et permet de bénéficier des soins. Voici pour la théorie. Dans la pratique, ce changement de système ne se fait pas sans heurts. Des citoyens ont manifesté de manière spontanée devant les hôpitaux qui ont cessé de prendre en compte le certificat d’indigence. C’est à se demander si le Ramed est la panacée annoncée. « Toute nouvelle organisation connaît une période de flottement et d’adaptation. Il faut effectivement un peu de temps pour que le système soit parfaitement opérationnel », reconnaît le Dr Fouad Jettou, conseiller du ministre de la santé. « Nous demandons aux citoyens de ne pas attendre d’être malades pour faire leur demande et retirer le reçu », poursuit-il. Il affirme que la remise des cartes avance bien : « nous avons distribué plus de 700 000 cartes, représentant 1,2 million de personnes couvertes. A terme, il faudra deux millions de cartes pour couvrir les 8,5 millions de citoyens, un objectif que l’on pourra atteindre dès fin 2013 », promet le Dr Jettou. En soi, le Ramed ne peut être qu’une bonne chose car la réforme du système de santé ne peut être envisagée sans un système de prise en charge médicale efficace. Il représente enfin un programme de couverture médicale pour les plus pauvres, en complément de l’AMO (Assurance maladie obligatoire) qui avait, elle aussi, connu un grand retard. Mais à eux deux, ces programmes ne couvrent que les deux tiers de la population marocaine. Le tiers restant, représenté par les professions libérales, n’est toujours pas couvert. Dans le lot, on retrouve même les médecins. Mohamed Naciri Bennani, président du Syndicat national des médecins du secteur libéral (SNMSL), retient particulièrement ce grief : « Vous vous rendez compte, mon fils n’est pas couvert en cas de maladie ! » L’absence d’une couverture santé généralisée pousse les gens à l’automédication pour éviter de trop payer, ce qui finit par coûter cher à l’Etat. C’est un véritable fléau : 70% des médicaments sont pris sans consultation médicale, 40% des autopsies réalisées dans les hôpitaux démontrent une intoxication au paracétamol, médicament pris abusivement par les gens.
Fouad Jettou reconnaît ce besoin et préconise la réactivation de « Inaya », un programme mort-né qui devait prendre en charge les professions libérales et les étudiants. « Les négociations avec un consortium d’assurances n’avaient pas abouti mais ne vous inquiétez pas, c’est toujours en chantier. Cependant, je ne peux pas avancer de date », conclut le Dr Fouad Jettou.
Z.C. |
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