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Les rendez-vous manqués de la démocratie
actuel n°171, jeudi 6 décembre 2012
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La transition vers la démocratie, engagée par Mohammed VI et accélérée par le Printemps arabe, est en bonne voie même s’il s’agit d’un accouchement dans la douleur. Comparé au Maroc d’hier, le Royaume est aujourd’hui considéré par la plupart des chancelleries occidentales comme un « modèle de démocratie ». Pourtant, il y a une ombre au tableau : les retards accumulés semblent toujours distancer les acquis. A qui la faute ?
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Une nouvelle Constitution en béton qui remet à l’ordre du jour des valeurs universelles telles que les droits de l’homme, les libertés individuelles, la démocratie. D’un côté, une démocratie représentative, un système où le peuple a choisi librement ses lois ; de l’autre, une jeunesse en révolte qui exprime sa soif de dignité, revendique une juste redistribution des richesses, tantôt sur facebook tantôt sur le parvis du Parlement. Des rêves sont aussi partagés par le Maroc d’en bas qui se remet à espérer. Aujourd’hui, le Printemps arabe est passé par là , ses bourgeons peinent à éclore certes, mais la démocratie balbutiante est en devenir. Pourtant, le Maroc panse toujours les blessures faites à sa démocratie. Après des décennies d’hésitation, après les errements de la gauche, les élections truquées de Basri et l’alternance aux pâles résultats, par quel funeste destin a-t-on engendré une politique buissonnière dont le bilan, réputé ingrat, a desservi toute la classe politique y compris (et peut-être même plus encore) la gauche, censée constituer une force politique démocratique par essence ? C’est Abed Jabri, l’intellectuel en chef de la gauche qui a le mieux résumé cette question : « Au Maroc, la question de la démocratie a été victime de “malchance” tout au long du vingtième siècle. L’expression “malchance”, quoique emprunte d’irrationnel, est d’ailleurs employée à dessein, car nous projetons d’en attribuer le contenu à celle, plus rationnelle de “ajournement de la démocratie au Maroc”, par lequel ajournement nous entendons le sens premier, celui consistant à reporter à plus tard un travail que l’on avait pourtant résolu d’exécuter. »
Trouver la bonne hauteur est l’obsession de tout homme politique digne de ce nom. Le seul homme politique qui a affirmé et affiché des ambitions modernisatrices, et qui a réussi à fixer l’ordre des priorités en mobilisant toutes les forces vives de la nation, fut sans aucun doute Abdellah Ibrahim. La stabilité du régime naissant ayant été rapidement mise en danger par une dissidence plus ou moins téléguidée de l’étranger, notamment de l’Algérie, ce gouvernement exemplaire et si prometteur aura été de courte durée. La gauche a-t-elle raté le coche après la parenthèse Abdellah Ibrahim ? Ceux qui ont repris le flambeau après lui avaient décrété que la révolution passait forcément par le sang. Aux émeutes de 1965 (pour ne citer que cet épisode-là ) fomentées par la gauche, Hassan II répondra par une répression féroce. Ce fut un combat à mort entre nihilistes et institutionnels. Cette période noire de l’histoire du Royaume que l’on surnomme communément les années de plomb, on la doit autant à l’intransigeance du roi défunt qu’à l’obstination de la gauche à renverser son régime par n’importe quel moyen. Le hasard n’a pas sa place en politique, car tout est rapport de force, et l’histoire du pays est largement pavée de coups de force organisés par la gauche en collaboration avec un quarteron de généraux, pressés d’en découdre avec la monarchie. A l’époque, Ben Barka et ses compagnons faisaient feu de tout bois pour croiser le fer avec le jeune héritier du trône, n’hésitant pas à faire appel à « l’ennemi » pour venir à bout de Hassan II.
Une opposition qui s’active hors de son pays
Dans ses mémoires post mortem, publiées tout récemment, Chadli Bendjedid revient longuement sur les relations de Ben Barka avec le régime de Boumedienne. « Après juin 1965, la présence d’une opposition marocaine sur notre sol, héritée du règne de Ben Bella, constituait un obstacle supplémentaire à l’apaisement entre les deux pays. Hassan II faisait une fixation de cette opposition qui s’était réfugiée en Algérie en 1963, tout comme il accusait l’Algérie d’apporter aide et soutien à son rival politique Mehdi Ben Barka. La direction politique de cette opposition s’activait dans la capitale, tandis que son bras armé se trouvait dans deux centres de l’ouest du pays. » Sur le peu d’estime que portait le régime algérien aux Marocains, l’ex-président algérien précisait encore que Boumediene, en prévision de la première visite qu’il devait effectuer au Maroc, prit attache avec lui pour connaître son opinion sur l’opposition marocaine. « Je lui ai dit, après lui avoir fait un état des lieux : je ne crois pas en une opposition qui s’active hors de son pays. Si les frères marocains veulent s’opposer au pouvoir en place, qu’ils le fassent chez eux… » A la même époque, le général Oufkir jouait sur les deux tableaux, en entretenant notamment des relations étroites avec les leaders de l’UNFP en exil et Boumedienne qui souhaitait ardemment la chute de Hassan II.
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PĂ©riode sombre
C’est pour cela qu’il est maintenant acquis que le coup d’Etat du général Oufkir, en 1972, a été organisé avec la complicité de figures éminentes de la gauche socialiste dont le fameux Fqih El Basri. Aujourd’hui encore, aucun des leaders contactés n’a voulu s’exprimer sur cette période sombre de l’histoire de la gauche. Pour mémoire, en 2000, El Youssoufi n’avait pas hésité à interdire trois hebdomadaires d’une seule traite (dont le Journal Hebdomadaire), suite à la publication de la lettre de Fqih Basri impliquant Abderrahim Bouabid, le fondateur de l’USFP, et Abderrahmane El Youssoufi dans la tentative d’assassinat du roi Hassan II, en 1972. Une lettre qui révélait que quelques dirigeants de la gauche à l’époque étaient de connivence avec le général Oufkir dans cette démarche de coup d’Etat.
Quel était le dessein de la gauche à l’époque ? En fait, l’UNFP qui représentait l’aile gauche de l’Istiqlal, abreuvée des discours enflammés de Jamal Abdel Nasser, rêvait d’imposer un régime inspiré du baasisme de l’Irak. La Syrie de Hafez al-Assad avait d’ailleurs ouvert plusieurs camps dans la banlieue de Damas où de nombreux leaders de la gauche, tel que Youssoufi, ont été entraînés à la guérilla. Si la tendance générale était au régicide et à l’installation d’une république qui aurait fait du Maroc, au mieux une Egypte à la Anouar el-Sadate, et au pire une Libye à la Kadhafi, tout ce beau monde n’était pas sur la même longueur d’onde et, selon les commanditaires, la gauche était traversée par de nombreux courants. On discernait la gauche libérale, à cheval sur la laïcité et le système représentatif, la gauche nationaliste qui se voulait rassembleuse, et la gauche collectiviste qui prenait ses ordres à Cuba ou à Moscou, rêvant d’en découdre avec la bourgeoisie avant d’organiser la dictature du prolétariat. La suite, on la connaît. Hassan II, qui prenait ombrage facilement, a trouvé un malin plaisir à mettre en cage toutes ces velléités de révolution, n’hésitant pas à aller très loin dans la répression des militants de la gauche. Tétanisé par les coups d’Etat récurrents organisés par des généraux galvanisés par les putschs de Kadhafi et autres Saddam, irrité par les outrances de la gauche, le monarque va confier le destin du pays à un homme sans foi ni loi, un commis d’Etat davantage mû par de sombres calculs que par des convictions. Résultat, à la volonté affichée des socialistes de mettre le pays sous la coupe d’un régime dictatorial à la Castro, le vizir de Hassan II a opposé un système moins brutal mais tout aussi vicieux. Preuve que la violence était plus ou moins équilibrée dans les deux camps, ils sont quelques militants de la gauche, qui ont fait un passage par la case prison, à avoir néanmoins refusé de toucher les indemnités consacrées par l’IER aux victimes des années de plomb. « J’ai refusé le principe des indemnités parce que je considère que nous ne sommes pas des victimes. Face au régime de Hassan II, nous avons rendu coup pour coup et il s’est défendu. De plus, il n’y avait pas que des valeurs généreuses qui motivaient les uns et les autres de ces révolutionnaires. Aujourd’hui, il faut assumer », explique Hamid Berrada, plusieurs fois condamné à mort et qui fait partie de ces rares militants à avoir refusé de toucher le pactole. Entre la dictature du prolétariat que voulaient imposer les Ben Barka et autres Fqih Basri et le tour de vis opéré par les services sous les ordres de Driss Basri, a-t-on gagné au change ? Pas si sûr. Dans tous les pays, les luttes de pouvoir, et les ajournements de la démocratie qui s’ensuivent, laissent des traces indélébiles, de la base au sommet. De la gauche au Mouvement populaire en passant par les partis de l’administration, la lutte pour le pouvoir a, en réalité, fait une seule et unique victime collatérale : la démocratie. Dans une interview donnée à Al Massae, lundi dernier, Mohamed Lahbabi, l’un des dirigeants historiques de l’USFP, a expliqué comment Basri a infiltré toute la classe politique et ses élites, avant de réussir à « fabriquer » des leaders de partis et à instaurer une véritable école de pensée « basrienne » qui continue à régir le champ politique.
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Victoire Ă la Pyrrhus
Et demain ? Et si l’ennemi commun était tout simplement la société telle qu’elle est aujourd’hui ? Avec une grande partie de la population qui souhaite retourner à un âge d’or mythique, qui regarde toujours en arrière, vers une époque qui aurait été meilleure. Le meilleur exemple est le soutien apporté par une grande partie de la population au gouvernement des islamistes qui n’a pas la réputation d’être un champion de la démocratie. Même si avec ses 1 200 000 voix sur 13 millions d’électeurs inscrits, le PJD a décroché une victoire à la Pyrrhus. D’autant que si les couches populaires ont été séduites par le nouveau pouvoir, c’est parce que l’agenda était d’abord économique et social. Va-t-on finir par décréter que la montée du PJD au pouvoir est « un raté de la démocratie » ? Au regard de la première expérience des islamistes au gouvernement et du manque d’audace de Benkirane et de ses frères, il est aujourd’hui permis de douter du succès des islamistes. Mais, en même temps, comme ce sont les urnes qui les ont portés au pouvoir, il faudra attendre la fin de l’expérience en cours pour confronter le projet politique des partis islamistes à la réalité de la vie moderne et au processus démocratique.
Abdellatif El Azizi |
Un enfer pavé de bonnes intentions
Abdellah Ibrahim, Abderrahim Bouabid, Abderrahmane El Youssoufi... des hommes politiques d’une qualité et d’une loyauté exceptionnelles. Ces trois personnalités de la gauche n’ont pas pour autant réussi à installer cette démocratie dont rêvent les Marocains.
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Abdellah Ibrahim
Le premier « chef de gouvernement »
Enfanté par le nationalisme qui a combattu la présence française, Abdellah Ibrahim incarne parfaitement cette génération qui a grandi intellectuellement avec quelques grandes figures de l’histoire du Royaume, Mohammed V, Allal El Fassi et Abderrahim Bouabid. Sous embargo médiatique, depuis qu’il a été révoqué de ses fonctions de Premier ministre en 1960 sur demande insistante du Prince Moulay El Hassan, Abdellah Ibrahim n’a eu l’honneur de réapparaître dans les médias qu’après sa mort en 2005… Quelques journaux ont tout juste pris la peine de publier le faire-part de décès. La littérature officielle le présente comme « une figure de proue du nationalisme marocain », « le fondateur de l’UNFP », « un académicien de talent » ou encore comme « un syndicaliste invétéré ». A vrai dire, l’histoire a été injuste envers cet homme qui a conduit le quatrième gouvernement du Maroc indépendant et réalisé des acquis majeurs en un temps record, avant d’être brusquement invité à quitter son poste. S’il avait pu poursuivre sa mission, peut-être le Maroc serait-il allé plus loin sur la voie de la démocratie.
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Contexte difficile
Dans une conjoncture extrêmement délicate, marquée par la succession de trois gouvernements entre 1955 et 1958 (M’Barek Bekkay I et II et celui d’Ahmed Balafrej) et l’échec de Allal Fassi à former un nouveau cabinet, le choix de Abdellah Ibrahim a été la seule solution pour éviter au Royaume un sort funeste. Ce nationaliste de gauche a pris la tête du gouvernement à un moment où turbulences et émeutes éclataient partout dans le Royaume. Sans compter le vide laissé par les Français aux niveaux administratif et économique, auquel s’ajoute la fuite massive des capitaux en raison de l’instabilité politique. A l’époque, Abdellah Ibrahim avait été choisi pour ses propres compétences, et non en raison de son appartenance partisane, puisqu’il avait gelé son appartenance à l’Istiqlal. Il forme alors le quatrième gouvernement dans l’histoire du Maroc, et le seul à ne pas contenir les portefeuilles de la Culture et de l’Information.
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Le « libérateur » de l’économie
Entre le 24 décembre 1958 et le 20 mai 1960 (la courte durée du mandat du gouvernement Ibrahim), il y a eu une production législative record, d’après les archives du Bulletin officiel. Quelque 689 textes de loi ont été produits par le gouvernement, le Parlement n’étant pas opérationnel à l’époque. Plus de la moitié concernent le volet économique. Durant la première semaine du mandat de ce gouvernement, Abdellah Ibrahim frappe fort, malgré les poches de résistance inféodées au colon français. La France décide de dévaluer le franc de 17,50% après l’avoir dévalué de plus de 20% en 1957 ! « Le but de ces dévaluations était de forcer les pays dépendant du franc français à financer la politique coloniale de la France, ce qui a fortement appauvri de larges franges de la société marocaine », souligne l’universitaire et militant Abdellatif Hosni, dans un article publié dans la revue Wijhat Nadar (Point de vue, en 2006). A l’époque, la monnaie nationale (le franc marocain) était entièrement dépendante du franc français, et la Banque d’Etat n’était qu’une institution de façade, gérée en douce par la France. Abdellah Ibrahim prendra donc la première mesure qui accélèrera la « décolonisation » de l’économie marocaine en nationalisation la Banque d’Etat, et en frappant de nouveau la monnaie marocaine qui devient le dirham avec la valeur or comme étalon. « La principale bataille opposant le gouvernement, l’UNFP… aux adversaires de la libération économique, se déroulera sur un champ tout autre : elle aura pour enjeu ce que nous nommions alors les dispositions de la libération économique, dont la plus importante était sans conteste la séparation du franc marocain avec le franc français, et les dispositions qui s’ensuivaient, souligne Abed Al Jabri, dans un numéro de sa série « Mawakif » (Positions). Et de poursuivre : Durant cette féroce bataille, la “troisième force”, dirigée par Ahmed Rédha Guédira – qui représentait ouvertement les intérêts de la France – parviendra à gagner le prince héritier à sa cause, l’amenant à s’engager dans le jeu des influences sur Mohammed V, et à prendre une position franchement hostile à l’égard du cabinet Ibrahim. » Viendra ensuite la création d’autres institutions financières telles la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), la caisse d’épargne nationale.
Sur un autre registre, ce gouvernement a accordé une importance particulière au monde rural, en lançant notamment une politique de réforme agraire. Quelque 91 000 hectares ont ainsi été redistribués aux petits agriculteurs, dans des opérations supervisées par le roi en personne. Parallèlement, 42 000 hectares de terres particulièrement fertiles ont été repris des mains des colons. Ce gouvernement s’attelle aussi à la réforme du Crédit Agricole, créant une Caisse nationale et des caisses régionales à cet effet…
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Importantes réalisations sociales
Pour mémoire, on doit la création de la CNSS à ce gouvernement qui a décidé d’instaurer un régime de retraite et d’indemnisation pour les accidents de travail. « Ces dispositions ont été proposées dans un projet de loi par Abdellah Ibrahim du temps où il était ministre de l’Emploi au gouvernement Bekkay, mais ce projet a été rejeté », rappelle Abdellatif Hosni. La période 1959-1960 a également été marquée par l’instauration du système d’indexation des salaires sur le coût de la vie, avec une revalorisation des salaires et des allocations familiales. Par ailleurs, ce gouvernement a également fait de l’enseignement une priorité. En 1959, le taux de scolarité atteignait 40%, alors qu’il ne dépassait pas 15% en 1957 ! Durant la même année, les universités seront créées et réglementées. En si peu de temps, ce cabinet a également jeté les jalons d’une démocratisation politique, qui seront malheureusement vite avortés. Abdellah Ibrahim mettra fin à l’autoritarisme de l’administration. Sous son mandat, la Charte communale voit le jour, en prélude à l’organisation des premières élections locales du Maroc indépendant… Malheureusement, le gouvernement Ibrahim sera renvoyé une semaine avant la date du scrutin. Ont aussi été promulgués d’autres textes de loi sur « les libertés publiques », ainsi que d’autres dispositions régissant la liberté de la presse. « Les adversaires de la libération recourront également à d’autres procédés visant à entraver l’action du gouvernement et à étouffer les forces populaires. C’est ainsi que l’appareil administratif se mettra à agir exactement à l’opposé du gouvernement, tant et si bien que tout le monde se rendra compte qu’en fait de gouvernement, le pays en avait deux : celui de Abdallah Ibrahim, et celui, secret, systématiquement opposé au premier », raconte Abed Jabri.
Après toutes ces réalisations il n’est pas étonnant de savoir que Abdellah Ibrahim a refusé de démissionner quand on le lui a suggéré. Ainsi, le 24 mai, Mohammed V prononce à contrecœur la dissolution du gouvernement de Abdellah Ibrahim. Le nouveau cabinet sera conduit par Mohammed V en personne avec Moulay Hassan, comme Premier ministre par intérim. Survenu dans ces conditions, le renvoi du gouvernement Ibrahim a suscité de nombreux commentaires de la part de la presse internationale. La presse française de l’époque, toutes tendances confondues, a évoqué la crise ayant précédé et préparé cette révocation et en a fait ressortir les raisons. Il s’agit essentiellement de la résistance des éléments conservateurs et autres notables, soucieux de conserver leurs privilèges, et les craintes que leur inspiraient les avancées réalisées par le gouvernement Ibrahim.
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Quelle alternative à la démocratisation ?
Lors des consultations pour former le nouveau gouvernement, le roi convoqua Abderrahim Bouabid, puis Abdallah Ibrahim, pour leur signifier leur congé avec diplomatie. Quand viendra le tour de Abdelhadi Boutaleb, membre du secrétariat général de l’UNFP, celui-ci acceptera de participer à ce cabinet « royal ».
Le Prince héritier d’alors, depuis toujours féru d’allusions et de messages subliminaux, entreprend donc de former le nouveau cabinet où allaient figurer les leaders de la fameuse « troisième force » – ennemis jurés du gouvernement Ibrahim. Abed El Jabri cite une anecdote qui en dit long sur le bras de fer entre Moulay El Hassan et Abdellah Ibrahim : « C’est ce qui se produit, par exemple, en juillet 1959, quand feu Mohammed V – qui souffrait d’un problème d’amygdales – se rend en Suisse pour se faire soigner, déléguant ses compétences gouvernementales au prince héritier Moulay Hassan. Comme le roi avait décidé de se rendre ensuite à Paris, il était convenu que le Premier ministre devait le rejoindre à Genève avant de le précéder pour préparer son arrivée en France. Aussi s’étonna-t-on, le 18 juillet, d’entendre annoncer que le prince héritier et le Premier ministre allaient se rendre tous deux auprès du roi à Genève. A l’évidence, il s’agissait de quelque différend que les deux parties désiraient soumettre à l’arbitrage du souverain. La presse française mettra cela à profit : dans des articles publiés par certains journaux – dont Paris Presse, France Soir, Le Figaro et Le Monde – et reproduits par Al-Tahrir, on pourra lire que “des différends opposeraient le Prince héritier à certains membres du gouvernement”, à propos de la décision à prendre concernant les affaires financières et économiques. »
Ali Hassan Eddehbi |
LĂ©gislatives de 1977
La plus grande mascarade Ă©lectorale
Ces élections ont non seulement confiné l’opposition incarnée par l’USFP à la marge de la vie politique, mais elles ont aussi donné naissance au phénomène des « partis administratifs ». Après l’échec de l’expérience Abdellah Ibrahim, le Maroc adoptait sa première Constitution en 1962, qui sera suivie par les législatives de 1963 remportées par le FDIC (Front de défense des institutions constitutionnelles) conduit par Ahmed Réda Guédira, conseiller de Hassan II. Selon les observateurs, le texte de cette Constitution était en avance sur son époque, puisqu’il mettait notamment en place un Parlement bicaméral, dont la première Chambre était issue du suffrage universel direct, et consacrait une relative séparation des pouvoirs. Cette éclaircie ne durera pas puisque l’état d’exception sera décrété de 1965 à 1970, abrogeant de facto les institutions démocratiques. Il va falloir attendre la fin de l’année 1970, pour voir une nouvelle mouture de la Constitution beaucoup plus restrictive. Les deux coups d’Etat qui ont visé Hassan II en 71 et en 72 n’ont fait qu’aggraver les choses. Les partis politiques de l’opposition, l’Istiqlal et l’Union nationale des forces populaires (UNFP), avaient décidé de boycotter le référendum constitutionnel de 1970 et le scrutin législatif. De même, les dirigeants des deux partis, Allal El Fassi (Istiqlal) et Abderrahim Bouabid (UNFP) ont annoncé la création d’un front national sous forme de coalition politique, appelée la Koutla, afin de réorganiser les forces d’opposition politique au Maroc. La marque d’une véritable rupture !
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Fraudes et irrégularités
Le « feuilleton démocratique » – pour reprendre l’appellation officielle de l’époque – ne débute qu’en 1976 avec les élections communales suivies par les législatives en 1977. La nouvelle USFP, issue d’une scission de l’UNFP, décide de participer aux élections. Abderrahim Bouabid, leader historique des socialistes, avait alors cru les promesses de lendemains meilleurs. Assuré de participer à des élections transparentes, il n’a pas hésité à appeler ses militants à participer au scrutin et à « intégrer le jeu des institutions ». Mais la suite des événements va confirmer que ce fut là l’une des plus grandes, sinon la plus grande mascarade électorale de l’histoire du Maroc indépendant.
L’administration, devant l’adhésion populaire massive à la campagne de l’USFP menée par Bouabid qui sillonnait tout le Maroc, avait multiplié les irrégularités et les fraudes. Ces pratiques atteignirent leur paroxysme à Agadir où les autorités n’hésitèrent pas à falsifier le suffrage et les résultats pour que Abderrahim Bouabid ne soit pas élu. Le Makhzen, tout en maintenant son emprise sur la supervision des élections, va alors inventer une stratégie inédite. Il encourage les candidatures « indépendantes » qui finissent, grâce au bourrage des urnes, par remporter 192 sièges sur un total de 315 sièges au Parlement. L’USFP claque la porte et ses militants seront jetés par dizaines en prison. En même temps, les « indépendants » se pressent de créer un parti administratif qui porte toujours le même nom : le RNI (Rassemblement national des indépendants), conduit par Ahmed Osman, le beau-frère de Hassan II. Une création qui signait la fin d’une époque où tous les espoirs étaient permis, et qui ouvrait une nouvelle parenthèse dans le jeu du pouvoir avec l’Istiqlal qui, après une cure d’opposition d’une quinzaine d’années, va revenir au pouvoir, en s’associant au nouveau gouvernement dirigé par Ahmed Osman. S’ensuivront vingt années de traversée du désert puisqu’on ne reparlera plus de démocratisation jusqu’en 1998, date de la première alternance.
Ali Hassan Eddehbi |
L’alternance
Les socialistes aux commandes
En 1998, la nomination de Aberrahmane El Youssoufi à la primature fut porteuse d’espoirs. C’est la première fois dans l’histoire du Maroc qu’un militant de la gauche, plusieurs fois condamné à mort, compagnon d’armes de Ben Barka et de Bouabid, reçoit le feu vert de Hassan II pour constituer un véritable gouvernement d’alternance.
Dans une interview à L’événement du jeudi (N°701 - 9 avril 1998), El Youssoufi se félicitait de la main tendue par Hassan II « S’il m’entendait, Ben Barka serait heureux. Quand je l’ai vu la dernière fois, en octobre 1965, il était prêt à un compromis avec Sa Majesté. Mehdi aurait été heureux de voir que son parti a réalisé l’un de ses objectifs : assurer l’alternance. » Mis à part Driss Basri, que le monarque tenait à maintenir au département de l’Intérieur, le Premier ministre a eu toute latitude de former le gouvernement avec les partis et les personnalités qu’il souhaitait choisir. Quant aux ministères de « souveraineté » (Affaires étrangères, Justice et Défense), ils ont naturellement fait l’objet « d’arrangements » entre le Premier ministre socialiste et le roi. Cette première expérience de cohabitation de la monarchie avec un gouvernement issu de l’opposition la plus virulente n’a toutefois pas convaincu. « L’économique et le social », que cette équipe a placés au top des priorités de son agenda dès sa nomination n’ont pas eu toute l’attention que l’on attendait d’un gouvernement socialiste. Quant aux libertés publiques, elles ont évolué en dents de scie et Youssoufi est même allé jusqu’à censurer trois journaux sans coup férir. Pour expliquer en partie l’échec de l’alternance, on a souvent reproché aux camarades de Ben Barka d’avoir accepté de constituer le gouvernement dit d’alternance sans proclamer un programme préalable qui corresponde aux valeurs de la gauche. L’avocat tangérois avait-il le choix ? Il faut reconnaître qu’une grande partie du pouvoir échappait au gouvernement. En effet, non seulement le maintien du fameux ministre de l’Intérieur avait contrecarré les rêves des socialistes, mais la crise économique qui battait déjà son plein avait mis bien à mal l’étroite marge de manœuvre dont ils disposaient.
Abdellatif El Azizi |
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