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Chabat est-il fou
actuel n°167, jeudi 8 novembre 2012
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Après avoir été élu patron de l’Istiqlal dans le bruit et la fureur, Hamid Chabat défraie désormais la chronique avec ses folies à répétition : une tour Eiffel, des Champs-Elysées, la fontaine du globe terrestre et bientôt un Arc de triomphe. Où s’arrêtera la mégalomanie du maître de Fès ?
Ironie de l’histoire. Il y a dix ans, le maire de Fès, tout fraîchement réélu, annonçait en grande pompe sa décision de doter la ville spirituelle d’une plage sur le modèle de « Paris plage ». Dix ans après, porté en triomphe à la tête du « parti des Fassis », il récidive mais cette fois avec une autre idée de génie inspirée de la capitale française : l’érection d’une tour Eiffel et un Arc de triomphe en projet ! La tour Eiffel de Fès, « une petite horreur de 30 mètres de haut », dixit les réseaux sociaux – un sentiment que ne semblent pas partager les administrés de Chabat (lire pages 19 à 22) –, est quasiment achevée, au rond-point de Zouagha sur le boulevard Mohammed VI. Pour le maire de la capitale spirituelle, il s’agit là d’un « symbole de l’amitié entre la France et le Maroc ». Chabat, qui s’est découvert subitement une fibre francophile, persiste et signe avec des arguments qui ne convainquent pas grand-monde : « Nul doute que la tour Eiffel marocaine ne passera pas inaperçue. On compte sur cette merveille pour attirer un maximum de touristes, et pour enrichir par la même occasion le patrimoine culturel de la ville. » Bien avant d’être achevé, ce monument est au cœur d’une polémique d’ordre à la fois esthétique, économique et politique. En effet, la folie de Chabat n’est pas partagée par tout le monde puisque, d’ores et déjà , une pétition a été lancée contre « la chose ». « Je lance cette pétition pour initier un débat et peut-être réussir à démolir cette “horreur”. L’une des raisons qui me poussent à organiser cette pétition réside dans le fait que ce projet n’a vraiment pas de lien avec l’image de Fès. Cette ville historique défend, depuis plus de 12 siècles, un patrimoine culturel très riche et très varié reconnu mondialement. Je pense donc qu’à un point stratégique comme celui-là , la construction d’une vulgaire réplique de la tour Eiffel n’est simplement pas appropriée », explique Kamal, l’auteur de la pétition (217 signatures sur petitions24.net). Quant aux Fassis du parti, ils sont tout simplement estomaqués ! « Au sein de l’Istiqlal, on n’en revient pas. Comment le secrétaire général d’un parti qui a gagné ses lettres de noblesse en combattant le colon français peut-il ériger un symbole fort de l’Hexagone dans la capitale spirituelle ? A quoi rime cette provocation de plus ? Il faudrait une intervention au plus haut niveau de l’Etat pour arrêter cette mascarade », explique un leader de l’Istiqlal qui a pourtant voté Chabat au dernier congrès du parti. Sauf que l’omerta et la culture du consensus qui prévalent dans ce parti empêchent les istiqlaliens de laver leur linge sale en public, d’où l’intervention souhaitée d’une main invisible pour mettre fin aux folies de Chabat. « On peut reprocher ce qu’on veut à Basri mais lui, au moins, quand il a eu l’idée d’ériger un monument au centre de Settat, il a commandé un bronze représentant un cheval, symbole de la Chaouia », s’indigne l’intéressé. Il y a les Champs-Elysées de l’avenue Hassan II et la tour Eiffel, mais Chabat ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Au cours d’une récente réunion avec les conseillers communaux des différentes tendances politiques, le patron de la commune urbaine a dévoilé les axes de cet autre projet loufoque : « La commune construira un Arc de triomphe plus haut que celui de Paris de cinq mètres, du côté de la route nationale menant à Meknès. Les plans architecturaux sont fin prêts et les travaux devront démarrer dans quelques jours. » En attendant l’Arc de triomphe annoncé solennellement par le maître de Fès, ce dernier a promis d’autres réalisations pour le moins controversées.
Ainsi, pour « achever » la Karaouiyine, Chabat prévoit la construction de l’Université euro-méditerranéenne. Le maire de Fès a pris la précaution de faire « valider » ce projet par les hauts fonctionnaires des 43 Etats membres de l’Union pour la Méditerranée (UPM), lors de la dernière réunion tenue au siège de l’organisation à Barcelone. Le chantier sera lancé avant la fin 2012. Est également attendue la réalisation d’un grand complexe culturel qui coûtera près de 905 millions de dirhams et qui s’étendra sur une superficie de 14 hectares. Avec au menu une bibliothèque possédant deux millions d’ouvrages, des salles de lecture, un complexe cinématographique, un opéra, une résidence pour artistes et une tour géante ! Autant d’équipements qui s’ajouteront aux douze bibliothèques municipales en plus de la médiathèque du complexe culturel El Houriya, qui attendent toujours l’arrivée d’hypothétiques visiteurs.
Le maire de Fès n’a pas attendu d’être élu secrétaire général de l’Istiqlal pour sévir. Il a déjà à son actif plusieurs fontaines publiques au style baroque, dont la fontaine du globe terrestre située en face de la wilaya, qui a été conçue pour être plus grande que celle d’Aix-les-Bains (toujours la référence française).
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Tout le monde le craint
Au culte incongru des grandes réalisations, Chabat traîne aussi une maladie du pouvoir qui le fait craindre par tous ses adversaires politiques ; héraut d’une exception « fassie », parrain d’un mirifique projet de société « chabatien », le patron de l’Istiqlal fait feu de tout bois pour calmer les ardeurs de ses ennemis politiques. « La politique est la continuité de la guerre par d’autres moyens. » Avec Chabat, c’est la guerre tout court. « Personne ne l’aime mais tout le monde le craint. C’est un personnage d’une intelligence remarquable mais sans principe idéologique, voire sans principe », précise un leader de parti.
Après avoir qualifié Ben Barka d’assassin, il n’hésitera pas à se lancer dans une longue série de provocations verbales dont la fameuse accusation lancée à l’encontre de Benkirane dans l’enceinte du Parlement. Le député de Fès avait tout bonnement accusé le leader du PJD de Tartuffe « puisqu’il est propriétaire d’un hôtel qui sert de l’alcool à ses clients » ! Aujourd’hui installé à la tête de l’Istiqlal, Chabat est en train de façonner le parti à sa manière. Alors qu’à l’UGTM, il prépare activement sa succession à la tête du puissant syndicat inféodé à l’Istiqlal en mettant en avant son poulain le secrétaire général de la Chabiba, Abdelkader El Kihel. Khadija Zoumi, qui faisait partie des favoris à la succession, a été écartée de la course par des moyens peu orthodoxes. La plainte déposée devant le tribunal administratif contre les irrégularités de son vote à la tête de l’Istiqlal ne risquant pas d’aboutir, il est permis de s’attendre à la politique du pire pour ce qui est de l’avenir du parti de Allal El Fassi.
Non content de créer la zizanie dans son propre camp, Chabat a aussi l’art de s’immiscer dans les affaires partisanes des autres formations politiques. Cet éternel duelliste, apparemment dépassé par son propre succès, s’est mis en tête de façonner la carte politique du Royaume. Il a commencé par l’USFP, n’hésitant pas à claironner publiquement que l’élection de Driss Lachgar à la tête de cette formation était ce qui pouvait arriver de mieux au parti de Ben Barka. La sortie de Chabat a provoqué l’ire des ittihadis, dont certains chefs de file tel Ahmed Zaidi, le président du groupe parlementaire de l’USFP, n’ont pas hésité à clamer haut et fort que les déclarations de Chabat n’étaient pas les bienvenues. Il n’est même pas certain que Lachgar puisse tirer quelque avantage de la sortie intempestive du secrétaire général de l’Istiqlal, même si ce candidat à la tête du parti de la rose semble engagé dans un certain mimétisme avec le jeu auquel Chabat s’est livré pour conquérir l’Istiqlal au détriment de Abdelouahed El Fassi. D’ailleurs, comparaison n’est pas raison – exception faite du côté « grande gueule » – tant Lachgar semble éloigné du machiavélisme (ou du même degré de folie) du maire de Fès.
A ceux qui en douteraient, la récente interview de Chabat à l’hebdomadaire Jeune Afrique fera date. Dans cet entretien, Chabat explique que son élection a été décidée… dans l’au-delà . « J’ai fait un rêve, ou plutôt j’ai eu une vision : c’est Sidi Allal El Fassi qui me visitait en plein sommeil, à l’aube. “J’ai fondé, me dit-il, un parti pour le peuple marocain et voilà qu’aujourd’hui mon fils veut en faire un parti pour la famille, contre ma volonté. Je te demande à toi, Hamid Chabat, fils du peuple, de sauver le parti et de le ramener à sa vocation initiale” ! » Pour ceux qui n’ont pas encore compris que Chabat était un visionnaire, voire même le messie des temps modernes, le personnage a expliqué au confrère qu’il devait ses victoires à une volonté occulte d’essence divine. C’est ce que lui aurait expliqué un fqih spécialiste en numérologie lui démontrant la correspondance des chiffres concernant le nombre des votants, la date du congrès, etc.
Le comportement de Chabat relève-t-il du pathologique ? Pour comprendre Chabat, il faut savoir que le personnage est imprévisible. « Ce qui est certain, c’est que l’homme est parfaitement fidèle au fameux concept de Machiavel qui dit que l’homme politique ne chemine jamais qu’entraîné par la force de son naturel. Sachant qu’en politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le mauvais », décrypte Abdelmajid Gouzi. Ce qui explique en partie ses succès. « En conclusion, on peut dire que la vision de Yassine ne s’est pas réalisée mais celle de Chabat s’est accomplie », ajoute avec beaucoup d’humour le politologue qui reste l’un des connaisseurs les plus avisés de Chabat, pour l’avoir pratiqué pendant longtemps en tant que patron du journal local Achourouk.
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« Une enfance forgée dans la douleur »
« En plus du culte de la personnalité qu’il alimente en permanence, sa folie des grandeurs pour ces constructions polémiques, voilà que Chabat a des visions. Le premier psychiatre venu décèlera certainement là les signes avant-coureurs d’un profond trouble de la personnalité, pour ne pas dire plus », explique un médecin istiqlalien. « On n’échappe pas à une enfance forgée dans la douleur », précise le praticien qui connaît bien le parcours du maire de Fès. « Le cycliste », comme le surnomment avec une pointe de mépris les Fassis de souche, revient de loin. Originaire de la tribu des Branès de Taza, le jeune analphabète, qui a réussi à la suite d’une scolarisation tardive à décrocher un diplôme de technicien tourneur, a toujours souffert de cette image de rustre que lui renvoyaient les jeunes cadres BCBG de l’Istiqlal, bardés de diplômes et bien sous tous rapports. « L’enfance de Chabat, c’est du Zola. C’est pour cela qu’il s’est toujours senti écrasé par les succès des Fassis de souche plus riches, plus élégants et plus cultivés que lui. Il a ainsi toujours cherché la bagarre et il a d’ailleurs souvent eu le dessus parce qu’on ne peut lui dénier une grande part d’intelligence », rappelle un de ses anciens camarades de syndicat.
Mais est-il fou pour autant ? Rien n’est moins sûr. Un psychiatre qui – comme beaucoup dans cette enquête – tient à garder l’anonymat, estime que c’est d’abord un « assoiffé de pouvoir pour lequel tous les moyens sont bons afin de parvenir à ses fins ». Les « folies » de Chabat sont calculées et terriblement populistes (cf. interview p. 16). Résultat, Chabat hait les intellectuels et il n’hésite pas à le montrer. Dès sa nomination à la tête de l’Istiqlal, il n’a pas hésité à se débarrasser des cerveaux du parti, à commencer par Jaâfar Alaoui, l’éminence grise du cabinet de Abbas El Fassi, un brillant docteur en droit, ou encore de Abdeslam Mesbahi qui fut à une époque récente secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Habitat, de l’Urbanisme et de l’Aménagement de l’espace.
Et pourtant, malgré ses airs de général d’opérette, ses folies bien avancées, ses contradictions flagrantes, Chabat bénéficie d’un formidable atout : il n’y a pour le moment personne, au sein ou en dehors de l’Istiqlal, en mesure de prétendre prendre sa place. L’opinion mesure sans doute mal à quel avenir nous prépare l’ascension fulgurante d’un personnage aussi controversé. Face à l’incurie des politiques et au silence des intellectuels, il ne fait guère de doute que l’addiction de Chabat au pouvoir ne s’arrêtera qu’au seuil de la primature.
Abdellatif El Azizi |
Interview avec Omar Battas, psychiatre
« L’utilisation de l’occulte relève de la communication politique »
actuel : Si l’on s’en tient juste au cas de Chabat avec sa tour Eiffel et son Arc de triomphe, à quoi correspond cette envie irrésistible qu’ont les hommes politiques de concevoir des monuments aux dimensions démesurées ?
Omar Battas : On ne peut pas porter de diagnostic fiable sur la base de l’envie ou de la décision de construire toujours plus ou toujours mieux. Chez un personnage célèbre, cela peut correspondre à « une normalité », que je qualifierais plutôt de positive, c’est le cas notamment des ouvrages uniques, fruit d’innovations techniques révolutionnaires ou encore des chefs-d’œuvre de l’architecture qui resteront dans les annales de l’histoire. Chez d’autres hommes politiques, l’histoire a révélé, bien après leur mort, que l’érection de monuments grandioses correspond à une pathologie clairement définie. Entre ces deux cas de figure, il existe de nombreuses postures intermédiaires. Mus par la simple volonté de maîtriser la nature, la volonté de témoigner de leur puissance, des chefs ont construit des œuvres architecturales immenses destinées sans doute à impressionner l’ennemi. Parfois, ce sont les croyances religieuses qui poussent les hommes à concevoir des monuments aux dimensions démesurées.
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En matière de croyances religieuses, on est bien servi par tous ces responsables politiques qui ont recours à l’invisible, à l’ésotérique pour expliquer leur réussite. Chabat explique que ses succès relèvent du divin. Pourquoi ce besoin incessant de recourir « au mystère » ?
Les liens entre l’ésotérisme et la politique peuvent surprendre mais se comprennent dans une optique psychologique, dans la mesure où les hommes politiques locaux ne vivent pas sur une autre planète. Ce sont aussi des Marocains qui ont baigné dans une culture marquée par l’invisible, les djinns, le recours à la sorcellerie, l’explication par les songes, etc.
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La référence à des visions (rêves d’un personnage important, ange ou prophète, donnant des directives) fait désormais partie de l’argumentation d’un Chabat après avoir été la principale arme de dissuasion massive du cheikh Yassine. Comment la psychiatrie explique-t-elle ce recours récurrent au rêve prémonitoire en politique aussi ?
Encore une fois, un diagnostic dans l’absolu ne peut pas être appliqué à des individus dont on ne connaît pas vraiment le degré d’adhésion à ces croyances. Il peut y avoir là une logique intellectuelle. Quand des politiques veulent changer le monde, il est peut-être normal que certains aillent vers des solutions souvent marginales mais qui leur paraissent viables... Il arrive souvent que ces mêmes politiciens ne veuillent rien changer du tout mais désirent juste toucher les dividendes financiers ou politiques de leur influence. La sympathie pour l’invisible n’est alors qu’un moyen susceptible de les faire accéder aux marches du pouvoir. L’utilisation de l’occulte relève dans ce cas d’une simple communication politique.
Propos recueillis par Abdellatif El Azizi |
Bonimonumenteurs
Depuis les pharaons, les hommes au pouvoir ont cette manie monumentale de laisser derrière eux des tonnes de pierres, tels des « gros petits poucets » qui voudraient marquer leur territoire au-delĂ de la mort. Après les pyramides, les monuments funĂ©raires ont toujours sĂ©duit les dictateurs. Mention spĂ©ciale Ă Franco qui s’est trouvĂ© une dernière demeure en compagnie de 35 000 combattants dans le gigantesque mĂ©morial de Valle de los CaĂdos, un mĂ©ga-cimetière pour rendre hommage aux « hĂ©ros et martyrs de la Croisade » (traduisez la guerre civile), surplombĂ©e de la plus haute croix du monde (150 m de haut). Par comparaison, la croix de Lorraine de de Gaulle ne fait que 44 m et ce n’est mĂŞme pas lui qui a dĂ©cidĂ© de son Ă©rection, mais son successeur, Georges Pompidou. Pourtant dans l’art de planter, c’est bien la course Ă celui qui aura la plus haute qui prĂ©vaut le plus souvent. Ainsi le minaret de la grande mosquĂ©e de Bouteflika culminera Ă 265 m contre 210 m pour celle de Hassan II. D’autres laissent des traces plus profanes. Ainsi le Shah d’Iran Ă©rigea la tour Azadi Ă TehĂ©ran et ses 25 000 plaques de marbre blanc pour commĂ©morer 2 500 ans d’empire persan. Saddam Hussein, lui, prĂ©fĂ©rait des bras vengeurs armĂ©s de sabres gigantesques comme autant d’arcs de Triomphe pour faire dĂ©filer ses chars.
Il n’est pourtant pas nécessaire d’être un tyran pour devenir inspecteur des grands travaux finis. En France, les grands projets de Mitterrand ont ponctué Paris d’un carré (la grande arche de la Défense), d’un triangle (la pyramide du Louvre) et d’un rond (la géode de la Villette). Quant aux élus locaux mégalos, c’est aussi une espèce en voie de prolifération avec les décentralisations. Georges Frêche, le maire de Montpellier, qui rêvait de transformer sa ville, autoproclamée « surdouée », en nouvelle Florence a laissé comme testament provoc’ une place des grands hommes avec d’immenses statues dont celles de Mao ou de Golda Meir... Chabat s’inscrit bien dans une continuité historique. Mais qu’érigerait-il s’il accédait à la primature ? Une porte de Brandebourg à côté du Parlement ? Une Big Ben sur les bords du Bouregreg ? Une statue de la Liberté à Aïn Diab ?
Eric Le Braz
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Balade à la « Tour Eiffez »
Qui a dit que les Fassis n’aimaient pas l’ersatz de tour Eiffel construit par Chabat ? Pas ceux rencontrés par actuel au pied du « monument » en tout cas…
C’est pas un radar, ça ? », lance Ahmed El Aouni. Assis sur un banc flambant neuf, en face de la tour Eiffel, Ahmed et son ami Abdeslam pointent du doigt l’étrange édifice. Quelques minutes avant qu’on ne les aborde, ils nous regardaient, amusés, en train de prendre en photo la petite tour Eiffel au centre du rond-point Zouagha. « Je croyais que c’était un radar, tu sais, comme les relais téléphoniques qu’ils cachent à l’intérieur de faux palmiers en plastique… », poursuit Ahmed, un ouvrier moustachu qui vient se reposer sur un banc depuis que l’avenue a été rénovée. « C’était sale ici mais maintenant c’est beaucoup mieux et c’est propre », explique-t-il, avant de poser fièrement devant la petite tour pour qu’on le prenne en photo.
La « Tour Eiffez », comme l’a surnommée son géniteur, le maire de la ville Hamid Chabat, domine l’avenue Mohammed VI, une artère fraîchement inaugurée, longue de cinq kilomètres sur deux voies.
La tour en acier fait une trentaine de mètres de haut et a coûté au total 100 000 dirhams. Elle est surplombée par la couronne du Royaume agrémentée d’une étoile à cinq branches comme celle du drapeau national. Elle fait un peu « cheap », mais tout jugement définitif serait expéditif, car l’ouvrage n’est pas encore terminé. Il manque encore la peinture et le carrelage. La promenade de l’avenue est encore truffée de trous et les bouches d’égouts n’ont toujours pas été recouvertes. Mais le parachèvement des travaux est « l’affaire de deux semaines », a promis en tout cas Hamid Chabat.
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Tour de sécurité
« J’étais là quand elle a été posée, peu avant l’Aïd El Kébir. Elle était en trois gros morceaux et il leur a suffi d’une journée pour la monter. Le lendemain, elle se tenait devant nous ! », affirme Abdelghani Laârifi, qui habite à quelques mètres de la tour.
Pour un visiteur qui connaît la véritable tour Eiffel, son ersatz semble un peu « riquiqui ». La « Tour Eiffez » ressemble à un énorme pylône électrique qui reprend grossièrement les formes de la « Dame de fer ».
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La magie de la tour
Mais qu’importe, pour les Fassis à qui nous avons posé la question, cette tour est plutôt la bienvenue. « Si on ne l’a pas vue à Paris, au moins on peut la voir ici, s’amuse une jeune femme accompagnée de ses deux filles. Mes enfants veulent que je les prenne en photo avec la tour. Pourquoi pas, mais j’attends qu’ils finissent les travaux et que tout soit nettoyé pour sortir l’appareil photo. »
Finalement, rares sont ceux qui s’offusquent d’un tel choix architectural, contrairement à nombre d’internautes qui ont fustigé ce « comble du mauvais goût ». Sur la vingtaine de personnes rencontrées, seuls deux ont considéré que c’est du « Ta9lid Al A3ma », la formule consacrée pour dénoncer la « copie aveugle » d’un symbole occidental. « En plus, elle est trop petite en comparaison de l’original. Au lieu de cela, ils auraient dû faire un édifice marocain », critique une jeune étudiante.
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Sécurité
Hassan a une vision un peu plus nuancée. « Beaucoup de nos lois sont inspirées ou copiées de la loi française, hein, pourquoi ne pas ériger une tour Eiffel ? C’est joli et ça peut être interprété comme un symbole d’ouverture ! De toutes les manières, il y a plein de monuments marocains ailleurs dans la ville », conclut-il.
Aussi passionnant soit-il pour le commun des mortels, le buzz de la « Tour Eiffez » importe bien peu aux habitants du quartier Zouagha. Pour eux, peu importe le monument, pourvu qu’il apporte… la sécurité !
Ahmed est carreleur et travaille à dix minutes à pied d’ici. Matin et soir, il passe par l’avenue Mohammed VI. Il constate l’amélioration produite par le réaménagement. « Avant, c’était dangereux de passer par là le soir car il n’y avait pas de lumière et le coin était fréquenté par des chmakrias (drogués). Maintenant, c’est éclairé et beaucoup plus sûr », se félicite-t-il.
Autre bienfait du réaménagement de l’avenue : la ville a fait construire un skatepark et un parc de vélocross que les jeunes peuvent utiliser gratuitement.
Merouane, Mohamed et Ahmed viennent régulièrement jouer ici et surtout admirer les « pros » qui exécutent des sauts spectaculaires avec leurs rollers, leurs skates et leurs BMX (les pros ne sont en réalité que des jeunes un peu plus doués. Pas, ou pas encore de champion en titre dans le quartier, ndlr). « Il faut venir ici le soir, c’est à ce moment-là qu’il y a le plus de monde », explique le jeune Merouane, installé sur la rambarde avec son gilet du Barça.
En fin de journée, les skateurs se mêlent aux badauds qui sortent prendre l’air en famille. En face du skatepark, des logements sociaux sont proposés à la vente. A partir de 230 000 dirhams, il est donc possible d’habiter à côté de la Tour Eiffez !
Zakaria Choukrallah, envoyé spécial à Fès
Reportage photo Brahim Taougar |
« Boukhssissate », l’homme fontaine
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La Tour Eiffez et l’avenue Mohammed VI ne sont pas un coup d’essai pour Chabat. Le tonitruant maire de Fès s’est déjà forgé une réputation de bâtisseur. Et surtout de bâtisseur de fontaines. En tout et pour tout, il en a construit plus d’une trentaine depuis qu’il a pris les rênes de la ville le 23 septembre 2003.
« On le surnomme Boukhssissate (l’homme aux fontaines) », raconte un chauffeur de taxi. La plus grande fontaine est celle du globe terrestre, avenue des Forces armées royales, devant le siège de la wilaya. Elle est plus grande que celle d’Aix-les-Bains, en France. Cette dernière avait été construite en hommage aux négociations tenues en Savoie pour l’obtention de l’indépendance du Maroc. Il y en a aussi de plus anecdotiques, comme celles qui équipent les trottoirs de l’avenue des Almohades, à proximité de la gare ferroviaire. Mais les petits jets d’eau qui sortent des trottoirs rendent la balade laborieuse… Chabat ne fait pas que dans les fontaines. Il a aussi à son actif les « Champs-Elysées marocains ». En fait, une longue promenade sur l’avenue Hassan II où l’on peut se détendre sur un banc en profitant de la verdure, ou louer une calèche ou encore un petit train-voiture et faire le touriste. « La ville est devenue beaucoup plus jolie », reconnaît Mohamed Menaoui, un étudiant qui apprécie la verdure de l’avenue Hassan II. « Le seul problème qui demeure, c’est l’insécurité. Ça va quand il y a une hamla (campagne), mais dès que l’engouement est passé, les rues redeviennent dangereuses », conclut-il. Et c’est bien là le point noir – le fait que Fès continue d’enregistrer des records de criminalité – qui inquiète le plus les Fassis…
Z.C.
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Interview
Nawal Slaoui « Encourageons la créativité, pas la copie »
L’érection de la « Tour Eiffez » est aussi l’occasion d’aborder un vrai débat culturel. Entretien avec une militante des monuments made in Morocco.
Fondatrice de Culture Interface, qui soutient les jeunes artistes marocains et les diffuse à l’international, Nawal Slaoui veut aussi développer l’art monumental au Maroc. L’érection de la tour Eiffel de Fès a piqué au vif cette passionnée d’art qui veut embellir les villes du Royaume.
actuel : Comment réagissez-vous à l’initiative du maire qui a érigé une réplique miniature de la tour Eiffel ?
Nawal Slaoui : Je suis outrée, scandalisée. On est dans un pays en plein développement, un pays qui doit faire attention à sa culture. A qui fait-il plaisir avec une tour Eiffel à Fès ? Aux Français ? Aux Fassis ? Et même si les Fassis l’apprécient, en faisant ce duplicata, on nous sous-estime, nous Marocains. Ne sommes-nous pas capables de réaliser quelque chose de magnifique au Maroc ? Moi je pense que si.
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Mais, des tours Eiffel, il y en a partout dans le monde...
Oui, mais moi je préfère que l’on dépense l’argent pour des artistes au Maroc. Avec 100 000 dirhams, on peut faire quelque chose d’intéressant. L’amitié franco-marocaine, c’est une très belle thématique. Pourquoi ne pas donner ce thème à un artiste marocain ? Une œuvre d’art est un reflet de ce que nous sommes. Il faut encourager la créativité, pas la copie de la tour Eiffel ! Inviter des artistes internationaux à participer à des concours au Maroc, je trouve ça enrichissant. Mais pas copier une pièce qui existe déjà et qui n’a aucun rapport avec Fès. Ça n’a aucun sens. Moi je suis à moitié française. Donc l’amitié franco-marocaine, je la vis à plein temps. Mais ce n’est pas ainsi que je vais honorer cette amitié.
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Mais il n’y a pas d’exemple récent d’art monumental au Maroc...
Dans les années 70 et 80, nous avions Ikram Kabbaj, Sijelmassi, Miloudi à Essaouira. Depuis, c’est le vide total. En revanche, il y a des initiatives dans le domaine privé. Le groupe Alliances a, par exemple, passé commande pour son golf de Marrakech d’œuvres monumentales à plusieurs artistes marocains comme Hassan Darsi qui a déjà fait des interventions en milieu urbain à l’étranger. Les promoteurs du tramway de Casablanca se posent la question d’interventions artistiques autour du parcours passant par des axes significatifs. Des industriels veulent aider à produire des œuvres. Ils ont des matériaux, des techniques et des ingénieurs à proposer. S’ils sont intéressés par la recherche et l’innovation, ils se tournent vers les artistes. Il y a deux domaines de recherche dans le monde, c’est la science et l’art.
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A quoi ressemblerait un monument marocain ? Y a-t-il des projets dans les cartons des artistes ?
Il faut d’abord aller vers le lieu qui est propice à recevoir une œuvre, parce qu’il est au centre de la ville, parce qu’il relie plusieurs axes, parce que c’est un quartier économique ou touristique important. A partir de là , on se pose la question, que représente ce quartier, cette ville, quelle est son identité ? Puis on lance un concours avec une thématique et un cahier des charges bien précis. Bref, ce n’est pas l’artiste qui doit d’abord créer quelque chose. C’est l’inverse. On part d’un espace symbolique de la ville et, à partir de là , on construit.
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Est-ce qu’un pays comme le Maroc peut se payer des monuments a priori inutiles ?
Un monument est utile dans l’esprit d’un être humain. Il crée de la fierté, de l’identité, de l’échange. C’est aussi l’image d’une ville ou d’un pays. La tour Eiffel, c’est l’image de la France. Nos portes anciennes de Fès ou de Meknès sont aussi des monuments indicatifs de l’histoire d’un pays. Aujourd’hui, on entre dans une ère contemporaine. Et nous devons aller vers le futur. En utilisant des énergies renouvelables pour l’éclairage d’un monument par exemple. Au niveau économique, cela crée de la nouveauté, du travail. Dans le monde, il y a des pièces monumentales extraordinaires qui ont été construites en milieu urbain ces derrières années. Ces œuvres ne sont pas seulement l’expression d’un artiste, c’est aussi le bien-être d’une population, d’un groupe de gens, d’une communauté qui habite dans le quartier.
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La tour Eiffel de Fès mais aussi l’œuf de Zevaco en face de la médina de Casa ne sont pas – ou plus – accessibles au public. Un monument doit-il seulement se regarder ?
Non, les œuvres ne doivent pas seulement plaire visuellement aux habitants du quartier. Elles peuvent aussi engendrer un rapport physique. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois où j’ai escaladé des sculptures quand j’étais gamine. Une œuvre, c’est aussi tactile ou sonore.
Propos recueillis par Eric Le Braz |
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