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Les naufragés de Comarit
actuel n°166, jeudi 1 novembre 2012
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Des salariés sans revenus, des retraités sans pension et des familles déchirées. Au-delà du drame social que suscite l’affaire Comarit-Comanav, c’est tout le secteur maritime qui tombe en miettes, fragilisé par la libéralisation.
Jeudi 18 octobre, 10 heures du matin. Dans un café du boulevard Abdelmoumen à Casablanca, Saïd J. – qui a choisi l’anonymat – refait une dernière fois ses calculs. Les yeux rivés sur la porte d’entrée principale du siège de la Caisse interprofessionnelle marocaine de retraite (CIMR), il essaie de garder son calme pour ne pas revenir sur sa décision. Bien que la route parcourue de nuit ait été longue depuis Tanger, ce n’est pas le manque de sommeil qui le perturbe le plus : « Racheter le complément de retraite que j’ai mis tant d’années à constituer n’est pas une décision facile à prendre », partage Saïd avec amertume.
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Economies épuisées
Cet ancien commissaire de bord à la Comanav, puis à la Comarit, n’est pas le seul à avoir pris cette décision difficile. « A ma connaissance, près de 90% des anciens salariés ont racheté leurs points auprès de la CIMR », affirme-t-il. Une fois le capital racheté, il ne reste plus grand-chose. Dans certains cas, la rente mensuelle complémentaire de retraite ne dépasse pas 500 dirhams. Comment en est-il arrivé à prendre une décision si douloureuse ? « J’ai épuisé toutes mes économies. J’espère seulement que le capital CIMR que je rachète aujourd’hui me permettra de tenir le coup », affirme notre ancien commissaire de bord.
Si Saïd a choisi l’anonymat pour faire part de son désarroi, Mohamed Boutis, lui, n’a pas honte de témoigner à visage découvert.
« Cela fait presque un an que je ne perçois plus mon salaire. Au point où j’en suis, je n’ai plus rien à perdre », affirme-t-il. Plus grave. Il n’est plus couvert par la police d’assurance. « Durant les deux dernières années, la compagnie prélevait mes cotisations de CNSS, CMIR et assurance maladie de mon salaire, mais sans les reverser ! », dénonce Boutis. Pas question donc de tomber malade. Mais Saïd et Mohamed ne sont pas des cas isolés. Pas moins de 1 700 anciens salariés de la compagnie maritime vivent dans des conditions désastreuses. Les matelots, graisseurs et autres agents de l’hôtellerie sont les plus touchés. Parmi eux, beaucoup sont originaires des villes du sud du Maroc. « Au début, ils tenaient à se déplacer pour demander leur argent. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux ne peuvent plus se payer le transport pour aller jusqu’à Tanger », affirme un ancien marin. Leur seul espoir tenait, il y a encore quelques mois, aux lettres de promesses que leur envoyait régulièrement (16 mai, 6 juin, 15 juin et 27 juillet) Abdelali Abdelmoula. « A chaque fois, nous recevions un communiqué nous demandant de patienter encore quinze jours. Une fois le délai expiré, le président nous en envoyait un autre », se rappelle notre marin. Mais depuis quatre mois, c’est le silence radio.
A Tanger, les marins décident de se présenter de temps à autre devant les locaux de la Comarit. La porte de l’immeuble est pratiquement toujours fermée. Quand elle est ouverte, il n’y a pas de responsable à l’intérieur.
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« J’ai honte de rester à la maison »
Dans l’impossibilité d’accéder aux locaux du siège de leur compagnie, quelques anciens de la Comarit-Comanav ont choisi pour quartier général un café en plein centre-ville. Au fil des semaines, le café est devenu leur refuge. « J’ai honte de rester à la maison, à ne rien faire. Le soir, j’ai du mal à rentrer chez moi tant que mes enfants ne se sont pas endormis », partage un ancien cadre de la compagnie. Comme lorsqu’ils étaient encore de service, les anciens de Comarit-Comanav se réunissent de 8 à 18 heures, souvent pour discuter des dernières nouvelles de leur compagnie maritime.
Mais beaucoup d’entre eux vont dans ce café surtout pour fuir les regards et les questions, innocentes, mais non moins blessantes, de leurs enfants. Comment leur expliquer que la situation les contraint à opter pour des établissements publics au lieu des écoles privées auxquelles était habituée leur progéniture ?
L’impact psychologique de cette situation est dévastateur. Les insomnies font désormais partie de leur quotidien. La peur d’être expulsés de leur appartement hante les locataires, celle de voir saisir leur logement ronge les propriétaires.
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Traites prélevées non reversées
La société avait pris à sa charge, à travers une convention avec un promoteur immobilier, une partie des taux d’intérêt sur les crédits au logement contractés par les salariés. Selon les termes de cette convention, la société devait prendre à sa charge 3,5% des intérêts. Depuis un an, Comarit a cessé toute contribution. Pire. Les traites étaient prélevées à la source sans être reversées aux banques créancières. Très vite, ces dernières sont passées à l’offensive. « Récemment, le tribunal a ordonné la saisie du logement d’un collègue », explique un ancien matelot. Heureusement, Aziz Rebbah, ministre de l’Equipement et du Transport, est intervenu in extremis auprès de ces banques pour geler tous les dossiers de crédit. Dans la foulée, le marin a récupéré son bien. « C’est d’ailleurs la seule fois où le ministre est intervenu dans ce dossier. Nous l’avons interpellé sur l’ensemble de l’affaire. Malheureusement, il nous a tourné le dos. Personne n’accepterait de prendre sur ses épaules la lourde responsabilité de nous réinsérer dans le monde du travail », se désole un matelot. Les seuls postes qui s’offrent à lui sont à durée déterminée, en intérim. Comment, après des années d’expérience, peut-on accepter de travailler comme intérimaire pour un salaire modique ?
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Rejetés de toutes parts
En attendant une quelconque intervention, les banques continuent à mettre la pression sur les marins et refusent toute justification. « Il y a encore quelques mois, nous étions les clients privilégiés des établissements bancaires. Aujourd’hui, nous sommes de mauvais payeurs dont personne ne veut », regrette notre témoin. Des années fastes où les portes de leur banquier étaient grand ouvertes, il ne leur reste plus aujourd’hui que de lointains souvenirs. Rejetés par leur employeur, leur banquier, leurs amis et même leurs proches, ces marins vivent désormais au jour le jour. Ils se sont constitués en groupes pour être plus efficaces dans leur action mais ils sont de moins en moins nombreux à croire à leur combat. Tour à tour, ils finissent par abandonner pour se retirer et survivre. Durant cette interminable attente, les factures à payer s’amoncellent. Par la nature de leur métier, les marins épargnent peu. En mer plusieurs mois d’affilée, ils tentent de rattraper le temps perdu lorsqu’ils débarquent en dépensant les salaires accumulés durant la longue absence. « A mon retour, j’emmenais systématiquement ma famille en voyage », se rappelle un ancien commissaire de bord. Une technique utilisée par beaucoup de marins pour, à la fois, resserrer les liens familiaux et oublier la mer. Depuis que les salaires ne sont plus versés, les habitudes ont brutalement changé.
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« Ma femme a dû vendre ses bijoux »
En l’absence de revenus réguliers, il faut improviser. Pour régler une partie des dettes qui s’accumulent ou tout simplement pour couvrir ses dépenses mensuelles, il faut parfois vendre une partie ou la totalité de ses biens. « Ma femme a dû vendre ses bijoux. Pour ma part, j’en suis venu à céder mon PC et même mon téléphone », explique un ancien hôtelier marin. Aujourd’hui, il met sa maison en vente. « La famille peut nous aider durant les trois ou quatre premiers mois. Au-delà , il ne faut plus compter que sur soi », confie-t-il. Il n’est donc plus question pour sa belle famille de le supporter financièrement. Et les amis, qui apportaient aide financière et soutien moral, le fuient aujourd’hui.
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Prêts à n’importe quel sacrifice
L’annonce d’un éventuel sauveteur pour la Comarit leur avait donné une lueur d’espoir. « Quand le nom de Taoufik Ibrahimi a été évoqué pour la première fois, nous avions ressenti un grand soulagement. C’est un homme de terrain qui tient ses promesses », reconnaît volontiers Mohamed Dahdouh, ancien salarié de la Comanav-Comarit, aujourd’hui patron d’une société de services maritimes. Les anciens de la compagnie maritime se disaient prêts à n’importe quel sacrifice supplémentaire qu’aurait pu leur demander le futur repreneur. La déception a été forte. Pour exprimer leur soutien, Mohamed Boutis et quelques-uns de ses collègues, venus des quatre coins du pays, ont décidé d’assister à la première audience du procès Ibrahimi qui s’est tenue à la cour d’appel de Rabat, le 15 octobre dernier. Depuis, ils continuent d’espérer un redressement de la compagnie ou encore sa reprise par des investisseurs sérieux.
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700 plaintes déposées depuis le début de l’affaire
Dans un ultime geste de désespoir, les marins se sont tournés vers les administrations de tutelle. Selon les statistiques que détient Ahmed Fadli, chef du quartier maritime de Tanger, « sept cents plaintes individuelles et collectives ont été déposées contre Comarit-Comanav depuis le début de cette affaire, dont 250 à travers un avocat ». Des équipes parlementaires de l’opposition ont été sollicitées. Une scission a même été opérée au sein du syndicat des marins de la marine marchande affilié à l’UMT. Près de trente personnes ont rejoint le PJD, histoire de se rapprocher du parti au pouvoir et maximiser leurs chances. Mais on ne leur proposera qu’une formation de quelques mois pour perfectionner leur anglais, avec une pseudo-promesse d’embauche, sans préciser ni la nature de l’emploi ni l’identité des armateurs censés les recruter. Entre-temps, la Fédération internationale du transport (ITF) a mandaté un avocat pour défendre les intérêts des marins. Ce dernier vient de déposer une requête pour permettre à l’Union marocaine du travail (UMT) d’être partie prenante dans le dossier de redressement judiciaire déposé par Abdelmoula. A en croire l’avocat, ce serait le seul moyen de garantir le paiement des arriérés, dans le cas d’un redressement comme dans celui d’une liquidation. Beaucoup espèrent que cette requête sera entendue.
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Abdelhafid Marzak |
Un ministère absent, des marins paranoïaques
Sommes-nous la seule nation à ne pas réagir quand 1 700 de nos compatriotes perdent subitement leur emploi ? Dès la saisie des navires de la Comarit aux ports de Sète et d’Algésiras, le président français, François Hollande, a été immédiatement interpellé. François Liberti, vice-président délégué à la politique de la Protection de l’enfance et de la famille, explique alors à Hollande, dans une correspondance datée du 25 mai 2012, que « la responsabilité de l’armateur et du gouvernement marocain est totale ». C’est pourquoi Liberti demande au président français de « saisir, au nom de la France, les autorités marocaines pour que cesse dans un port français cette atteinte aux droits de l’homme ».
Au même moment, en Espagne, la capitainerie maritime d’Algésiras publie un rapport sur les conditions de vie inhumaines dans lesquelles se trouvaient les marins marocains à bord des navires saisis. Au Maroc, Mohammed Chamchati, syndicaliste UMT, prépare une manifestation de soutien aux marins bloqués à Sète et à Algésiras. Naturellement, Tanger est choisie comme lieu de rassemblement. Quelques jours plus tard, le seul homme à avoir pris la défense des marins est arrêté pour « constitution de bande criminelle et atteinte à la sécurité des infrastructures portuaires ». Derrière ces chefs d’inculpation, les écoutes réalisées sur des conversations téléphoniques entre Mohamed Banabdellah et lui. Les deux individus auraient parlé « d’exploser Tanger ». Pour son fils, Said Chamchati, « c’est un vocabulaire utilisé couramment par les syndicalistes. Ils voulaient dire par là que le nombre de participants à la manifestation allait être élevé et leur voix entendue ». Depuis, la psychose s’est installée dans les rangs des anciens salariés de Comarit-Comanav. La peur d’être sur écoute ou d’être le sujet d’une filature les ronge. Souvent, leurs déclarations se font sous couvert d’anonymat. A chaque coin de rue, ils se retournent pour s’assurer qu’ils ne sont pas suivis. Leur combat pour défendre leurs droits s’en retrouve plus difficile et leurs questions plus nombreuses. Sans que personne ne daigne leur apporter la moindre réponse. Même pas les « Abdelmoula » qui, après tant de promesses, sont aujourd’hui injoignables. |
Comarit-Comanav
Histoire d’une dérive fatale
Lors de sa privatisation, Comanav est cédée au leader mondial du fret maritime CMA-CGM. Deux ans plus tard, le groupe se déleste de Comanav Ferry. Abdelali Abdelmoula, patron de Comarit, arrive alors en repreneur. Mais ce qui semblait être un sauvetage se transforme en noyade collective. Lumière sur une gestion hasardeuse.
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Le groupe Comarit sera-t-il sauvé in extremis ? La question se pose aujourd’hui avec acuité. Surtout depuis que Abdelali Abdelmoula a déposé une requête de redressement judiciaire de sa compagnie. « Non, rien ne sera fait », prédit Karim Riffi, ancien directeur technique de Comanav, aujourd’hui expert judiciaire en affaires maritimes. Il en veut pour preuve le nombre croissant de voix qui s’élèvent contre toute forme d’intervention de l’Etat. Pire. Certains professionnels voient même dans la disparition probable de Comarit un préalable à la reconstruction du secteur maritime marocain sur des bases plus solides et saines. « Si Comarit disparaît, d’autres entreprises prendront volontiers la relève. Le Maroc dispose aujourd’hui d’une dizaine de personnes capables de relever ce défi », souligne une experte en droit maritime, sous couvert d’anonymat. Seuls quelques-uns continuent encore à réclamer une aide. Aiz Jarir, expert maritime, pense que « l’Etat devrait prendre ses responsabilités en concédant des subventions similaires à celles accordées aux armateurs qui nous font concurrence ». Autre son de cloche de Riffi qui estime que la concurrence n’a rien à voir avec la situation actuelle du groupe Comarit-Comanav. Alors, la question mérite d’être posée : quelle est la véritable cause du naufrage de cette compagnie maritime ? Dans le secteur, le mode de gestion de Comarit est érigé en cas d’école de ce qu’il ne faut surtout pas faire.
Les premiers ennuis du groupe commencent en 2009, soit deux ans après le rachat de Comanav à CMA-CGM. Abdelmoula aurait aussitôt entamé un plan de restructuration. Sa première cible : les salaires les plus élevés. Les commandants marocains El Hassan Amellah et Slimane Chadli en savent quelque chose. « Les équipages des navires ont été réduits au strict minimum. Ce qui s’est répercuté sur la qualité des prestations à bord. Jamais les réclamations clients n’ont été aussi nombreuses que depuis le rachat de Comanav par Abdelmoula », explique un ancien commandant de bord. Le laminage des plus hauts salaires n’avait pas pour seul objectif la compression de la masse salariale. « L’équipe de Comarit voulait imposer à tout prix son mode de gestion du personnel », explique Riffi. Au point de supprimer certaines lignes maritimes très rentables. Le cas le plus flagrant concerne l’arrêt de liaison Tanger-Gênes. « Déduction faite de son dailycost – coût quotidien –, la ligne dégageait entre 300 000 et 500 000 dirhams nets par jour ! », affirme Amellah, ancien commandant du Ibn Batouta. Pourquoi Abdelmoula a-t-il pris une telle décision suicidaire ? « L’équipage travaillait sur ce bateau bien avant que Limadet Ferry ne soit rachetée par Comarit. Pour Abdelmoula, c’était le seul moyen de faire plier l’équipage pour qu’il se conforme aux méthodes de gestion de Comarit », explique Amellah. Le bateau sera assigné à quai durant huit mois au port d’Algésiras. La période estivale sera ratée et la saison des primeurs et agrumes perdue. « Les recettes parties en fumée durant cette période auraient pu, à elles seules, régler les problèmes financiers de la compagnie », analyse Amellah. Les comptes de Comarit seront, au contraire, alourdis par les charges à payer au port d’Algésiras. C’est ainsi que la ligne Tanger-Gênes sera supprimée. Elle rapportait pourtant deux fois plus que les autres lignes les plus fructueuses de la compagnie.
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Des décisions insensées
Parallèlement, les restrictions opérées au niveau des équipages ont eu pour effet d’alourdir les tâches des marins à bord des navires. La fatigue s’installe, la démotivation se généralise. Les premières erreurs techniques ne tardent pas à apparaître. Pour la première fois de son histoire, Comarit-Comanav est obligée, en 2010, d’indemniser ses passagers de la ligne Berkane-Italie pour les conditions déplorables de la traversée. « Ils n’ont pas eu d’autre choix, face à la grande médiocrité du service à bord. Avant, le personnel était tellement motivé qu’il anticipait sur toutes ses tâches. » Excédés, les marins finiront par se révolter. Aujourd’hui, on le leur reproche. « Le coup de grâce n’est pas venu de la direction, mais des salariés », laisse entendre un ancien cadre de la Comarit. « La fréquence des grèves observées ont mené la compagnie droit dans le mur. Mais, il était impossible de les raisonner », affirme-t-il. Des lignes supprimées, des dettes qui s’accumulent, Comarit commence à couler. Les erreurs stratégiques se multiplient et accélèrent la dérive.
En 2008, avant de racheter Comanav, Ali Abdelmoula acquiert les parts de Fred Olsen dans Comarit pour 700 millions de dirhams. Au moment de racheter Comanav, il sera obligé de solliciter Crédit Agricole du Maroc et la Banque Centrale Populaire – qui sont les banques du prolongement financier de l’Etat – pour lever les 80 millions d’euros nécessaires à la transaction. Dans une lettre datée du 23 avril 2012, Noël Devichi, spécialiste de l’avitaillement et de l’export – fournisseur de la Comarit qui réclamait 4 millions d’euros d’impayés – explique à Aziz Rebbah, ministre de l’Equipement et du Transport, qu’en octroyant un emprunt d’un tel montant, ces banques sont devenues à la fois des actionnaires de fait et de droit. « Le soutien financier abusif est évident, et la passivité active face à des actes anormaux de gestion sera aussi facile à démontrer », lit-on dans cette correspondance. Aujourd’hui, les pertes auxquelles s’exposent les deux banques sont estimées à 3 milliards de dirhams. D’autres erreurs viendront siphonner les comptes de la compagnie.
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Mauvaise surprise
Si Comarit a commis des erreurs en cascade, Comanav était déjà en difficulté, bien avant son entrée dans le giron de Abdelmoula. Karim Riffi se souvient de l’armateur espagnol qui voulait racheter Comanav à CMA CGM. « Tout était prêt. Le chèque était signé. Puis, pour des raisons encore inconnues, l’acheteur s’est retiré », se rappelle-t-il. Abdelmoula s’est alors présenté comme ultime sauveur.
La rétraction de dernière minute de l’investisseur ibérique serait sans doute liée à la situation réelle, peu attrayante, de Comanav. D’ailleurs, le milieu maritime se fait l’écho de la mauvaise surprise découverte trop tard par CMA CGM. « Comanav aurait été surévaluée au moment de sa privatisation, même s’il est difficile de le prouver, le cahier des charges restant introuvable », souligne un expert maritime. CMA CGM aurait donc décidé de la revendre au plus vite pour éviter une restructuration qui aurait coûté une fortune. En la rachetant, Abdelmoula aurait, lui aussi, découvert le pot aux roses. Mais il était déjà trop tard. Pire. La flotte de la Comanav était vieille et mal entretenue. « La plupart des navires devaient systématiquement stopper toute activité une fois tous les trente mois pour faire l’objet d’une série d’examens techniques et, le cas échéant, de réparations. Ce n’était pratiquement jamais le cas auparavant », se rappelle encore Riffi. Chacune de ces opérations pouvait nécessiter jusqu’à 4 millions de dirhams de dépenses. En faisant l’économie de ce suivi technique, l’état de la flotte s’est progressivement dégradé, au point que l’achat de navires neufs aurait coûté moins cher que la remise à niveau des bateaux. Quant au système de billetterie, il a souffert de plusieurs défaillances et généré de grosses pertes à la compagnie. Aujourd’hui encore, ce dossier est devant la justice.
Abdelhafid Marzak |
Entretien avec Karim Riffi, expert judiciaire en affaires maritimes.
« Plus inquiétant, Comarit n’est pas un cas isolé »
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Alors que la justice n’a pas encore tranché sur la demande de redressement judiciaire de la Comarit, des professionnels de la marine marchande sont convaincus que la requête sera rejetée. L’Etat ne peut se permettre d’injecter des fonds pour sauver la Comarit-Comanav. Les investisseurs privés sont ils prêts à se jeter à l’eau ? Diagnostic.
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actuel : Pensez-vous que Comarit va disparaître ?
Riffi Karim : Absolument. Et l’Etat est dans l’obligation d’avoir une flotte pour assurer son commerce par voie maritime. Compte tenu de ses échanges avec l’Europe et autres partenaires commerciaux et de sa situation géographique, le pays ne peut pas rester sans navire. Le plus inquiétant, c’est que la Comarit n’est pas un cas isolé. D’autres armateurs vont lui emboîter le pas.
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Selon vous, l’Etat est-il conscient du danger qui guette le secteur ?
A mon sens, le ministère de l’Equipement et du Transport est préoccupé par la situation alarmante. D’ailleurs, il vient de commander une étude pour établir un bilan détaillé de la situation actuelle du secteur maritime. La finalité est de faire le point sur les difficultés et les solutions possibles pour le sortir de la crise. L’étude devrait être bouclée avant la fin de l’année. Les deux scénarios possibles ont pour dénominateur commun les fonds. Les navires en construction et ceux âgés de 5 ans et moins sont extrêmement chers. Même l’Etat ne pourra pas s’aventurer à créer sa propre compagnie. D’ailleurs, en Europe comme en Amérique, ce principe a été abandonné il y a longtemps.
La première solution consiste à mettre en place un nouveau code du Commerce (relatif à la marine marchande), lequel permettrait aux armateurs d’accéder à des subventions pouvant aller jusqu’à 30% du prix des navires à acquérir. Aujourd’hui, l’Etat a assez d’expérience pour éviter les fraudes. Deuxième solution : les acteurs du secteur (ministère, armateurs, opérateurs, etc.) doivent démarcher les armateurs étrangers, banques et autres investisseurs potentiels intéressés. Dans ce cas, l’Etat devra leur accorder des incitations fiscales importantes et leur fournir les garanties nécessaires.
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La relève est-elle assurée ?
Le problème n’est pas une question de relève mais de candidats capables de miser des fonds importants car la flotte souffre, depuis plusieurs années, de nombreuses défaillances. La réduction intentionnelle des coûts d’entretien a eu comme conséquence l’apparition d’avaries graves et coûteuses. Pour les réparations, la Comanav, du temps où elle était dans le giron de l’Etat, se contentait de pièces de rechange adaptables ou reconditionnées. Par ailleurs, ses navires devaient impérativement être assurés. Or, la flotte était, dans les années 90, dans un état de dégradation tel que plus aucune compagnie ne voulait les assurer. Il aura fallu que le Comité central des armateurs marocains (CCAM) propose une restructuration des compagnies concernées au Club des assureurs de Paris pour que les navires soient à nouveau couverts. Toutefois, les primes d’assurances étaient si élevées que Comanav n’était pas en mesure d’être à jour des échéances. Ce qui a conduit l’assureur à retenir tous les chèques d’indemnisation. Aujourd’hui, ces navires saisis sont vétustes et leur coût quotidien est extrêmement élevé. Pour l’heure, la flotte n’est plus opérationnelle. Sa remise à flot nécessite des appels de fonds énormes.
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Faites-vous allusion à l’Etat ?
Absolument pas. Les fonds doivent être levés dans le secteur privé, auprès des investisseurs marocains et surtout étrangers.
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Comment analysez-vous la situation de Comarit ?
Cette situation aurait été pensée d’une manière machiavélique. Ceux qui croyaient connaître les dirigeants sont aujourd’hui étonnés par leur mauvaise foi. Personne ne se doutait de la gravité et de la portée de leurs pratiques. Avec le recul, on peut affirmer que tout a été programmé. Il n’y a pas de doute, ils ont été aidés dans leur stratégie par la situation déplorable de Comanav. Au moment de sa privatisation, la compagnie était déjà en difficulté.
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Quelle est, selon vous, la plus grosse erreur du top management Comarit ?
L’erreur qui leur a coûté cher est d’avoir appliqué les méthodes de gestion de Comarit au personnel de Comanav. Pour Comarit, la gestion du personnel navigant consistait à brimer les personnes, à les laisser au chômage et à favoriser le clientélisme. Le personnel de Comanav, ex-entreprise publique, n’a jamais admis ce traitement. D’où le bras de fer engagé avec les nouveaux dirigeants qui s’est avéré fatal pour l’entreprise.
Propos recueillis par Abdelhafid Marzak
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IMTC dans la tourmente
Le dossier Comarit-Comanav n’est pas un cas isolé. Depuis la libéralisation du secteur maritime, le nombre de sociétés en difficulté ne cesse d’augmenter. Et IMTC (International Maritime Transport Corporation) n’est pas épargnée. Au point qu’aujourd’hui, quelque 1 200 salariés de l’entreprise ne sont plus capables de subvenir aux besoins de leurs familles. « Nous en sommes à notre quatrième mois sans salaire. Quant aux cotisations CIMR, CNSS et assurance – obligatoires –, elles ne sont plus reversées depuis 2007 », affirme Saïd Chamchati, secrétaire général du syndicat des marins de l’IMTC, pour qui cette situation ne peut plus durer. C’est pourquoi son syndicat alterne grèves et réunions avec la direction de IMTC. Malheureusement, ces réunions n’ont débouché que sur le paiement d’un mois de salaire à la fois. Impossible, en revanche, de décrocher le versement des cotisations sociales. Pour le commandant Mohamed Karia, président de l’IMTC, « la crise que traverse le secteur est cyclique ». Elle est d’abord due à la crise européenne. Ce qui a causé une baisse du volume de fret à l’échelle internationale. Mais elle résulte également de l’apparition d’avaries sur deux navires dont les réparations ont nécessité des fonds importants. Quoi qu’il en soit, Karia affirme avoir réglé les salaires en retard, la veille de l’Aïd el Kebir, et entamé les procédures de régularisation auprès de la CIMR et la CNSS. Mieux, le commandant se targue d’être le seul à avoir versé le 13e mois à ses salariés dans ce secteur. Pas évident quand on sait que la compagnie paie en moyenne 11 000 dirhams de salaire mensuel à chacun de ses marins. |
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