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Sortir de l’hypocrisie
actuel n°162, jeudi 4 octobre 2012
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Face aux grossesses non désirées, aux avortements clandestins, au statut des mères célibataires et à celui de leurs enfants, notre société se complaît dans le déni de réalité ou dans l’indifférence. Un coupable aveuglement qui conduit, quotidiennement, à des drames souvent irréversibles. Enquête et témoignages.
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Une jeune femme marocaine, personnalité en vue, qui assume sa maternité et tait le nom du père de son enfant. Au-delà de la facétie judiciaire d’un juge en mal de notoriété (lire page 42), la question mérite d’être posée. Et si Rachida Dati avait accouché au Maroc ?...
Car, dans le plus beau pays du monde, il en va du sort d’Amina comme de celui de ce bébé jeté, encore sanguinolent, au fond d’une poubelle. Sitôt évoqué, sitôt – ou presque – oublié. Qui se souvient d’Amina Filali, cette jeune fille qui a préféré se suicider après avoir été mariée de force à son présumé violeur ? Certainement pas nos ministres et autres députés dont aucun n’a pris l’initiative de remettre à plat notre code pénal qui autorise le violeur à épouser sa victime pour échapper à toute peine.
Qui se souvient de ce bébé dont la photo a fait, voici tout juste quelques semaines, le tour des journaux et des réseaux sociaux ? Certainement pas nos ministres et autres députés dont aucun n’a pris l’initiative d’un débat sur une réalité aussi crue qu’insupportable, celle qui voit des milliers de jeunes femmes dans le désarroi le plus total, préférer l’avortement clandestin ou la mort de leur nouveau-né à une maternité reconnue par une société accueillante.
Une fois encore, c’est de la société civile que vient la prise de conscience, le débat et les propositions. Combien de temps encore continuera-t-elle à prêcher dans le désert ? Nul ne le sait, mais on lui doit aujourd’hui de faire vivre infatigablement un débat qui, petit à petit, sort de son statut de « tabou » pour commencer à pénétrer les esprits.
De ce point de vue, la tenue à Casablanca du dernier Café Politis sur le thème « Grossesses non désirées, grossesses imposées, abandons, drames familiaux, avortements clandestins… quelles solutions ? » a eu le mérite de confronter les idées d’une jeunesse en quête de parole et d’experts reconnus. Invités par l’association Marocains Pluriels et l’association Sqala, le professeur Chafik Chraibi et Aïcha Ech-Chenna ont réitéré leurs convictions et tenté de donner du sens à un combat de longue haleine pour la dignité des femmes, le respect de la vie et l’avenir d’enfants à qui rien n’est, ni ne sera, épargné. Le président de l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC) et la présidente de Solidarité féminine, qui vient en aide aux mères célibataires, feraient presque figure de dinosaures de la société civile. Leur combat respectif est ancien, et souvent salué par les plus hautes autorités. Dans une société conservatrice, où les élites politiques préfèrent suivre le mouvement plutôt que d’éclairer la voie de la réforme, leurs voix portent, certes, mais sans pour autant faire bouger les lignes sur le front législatif. Or, en matière de questions sociétales, rien ne se fera durablement sans en passer par la loi.
Qu’il s’agisse de questions touchant à la grossesse, aux abandons d’enfants, aux avortements clandestins, de nombreux pays musulmans ont su depuis des années faire évoluer leur législation. Sans pour autant renier leur référent religieux. L’Iran, la Tunisie, l’Egypte ou encore la Somalie sont de ceux-là . « L’Iran a ainsi légalisé l’avortement en cas de viol ou d’inceste, observe le professeur Chraibi. Pourquoi sommes-nous à la traîne ? »
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Le Maroc à la traîne
Au Maroc, le constat est connu. Et il est à bien des égards effrayant. Le problème de l’avortement clandestin – au rythme de 600 à 800 « opérations » réalisées quotidiennement – est un véritable fléau social que notre société préfère ignorer. Grossesses non désirées, viols, incestes, jeunes filles enceintes car incultes et constituant des proies faciles, enfants malformés… autant de situations de détresse qui conduisent les femmes vers l’avortement clandestin, forcément clandestin. L’AMLAC estime entre 600 et 800 le nombre d’avortements pratiqués quotidiennement, dont 500 à 600 dans des conditions médicalisées. Autant dire porteurs d’un risque pénal pour toutes les parties concernées (gynécologues, généralistes, chirurgiens, personnel médical…). Un acte au demeurant assez lucratif, puisque selon la patiente, la durée de la grossesse et le médecin, ce type d’acte peut être « facturé » de 1 500 dirhams à plus de 10 000 dirhams et même atteindre les 15 000 dirhams. Quant aux 150 à 200 autres avortements, les conditions dans lesquelles ils sont pratiqués laissent la porte ouverte à tous les risques, à toutes les complications avec leur cohorte de séquelles organiques ou psychiques. Selon l’OMS, 13% de la mortalité maternelle au Maroc sont à imputer aux interventions volontaires de grossesse.
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Pouvoirs publics aux abonnés absents
Face à ce constat, le silence abyssal des pouvoirs publics. Alors que le 23 décembre 2008, les islamistes du PJD avaient pris tous les partis dits « progressistes » de court en lançant un débat sur l’avortement au sein même de l’enceinte du Parlement – avec pour thème « L’avortement au Maroc, entre loi et réalité » – et en soulignant que, sur cette question, la loi marocaine était bien plus répressive que la loi religieuse, les ministres et autres députés du même PJD sont aujourd’hui aux abonnés absents. Où est passé Saâd-Eddine El Othmani, hôte et interlocuteur attentif du professeur Chraibi dans l’enceinte du Parlement ? Où est passé Aziz Rebbah, l’ancien patron de la jeunesse du PJD, aujourd’hui ministre de l’Equipement et du Transport, qui alors député déclarait : « On ne peut plus fermer les yeux sur le drame de ces mères célibataires en situation difficile ou sur ces 400, voire 600 avortements par jour qui se déroulent dans la clandestinité. La facture est trop élevée avec des conséquences médicales, sociales et économiques dramatiques. Il faut aujourd’hui élaborer un projet de loi pour permettre enfin au Maroc d’adopter une législation qui réponde aux besoins de sa société tout en respectant ses spécificités. » La facture est trop élevée… Qu’en pense aujourd’hui Bassima Hakkaoui, notre ministre controversée de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement social ? La « facture » se serait-elle à ce point allégée qu’il ne serait plus opportun de faire évoluer notre législation ?
« Ouvrons nos hôpitaux ! », s’exclame le professeur Chraibi qui n’a de cesse de plaider en faveur d’une politique reconnaissant le droit à l’avortement, dans des conditions précises, mais à l’avortement réalisé dans des conditions d’hygiène et de sécurité maximales, dans des établissements de santé, au sein d’un bloc opératoire avec anesthésie. « Ce matin encore, expliquait-il jeudi dernier face aux jeunes réunis par le Café Politis, j’ai reçu à la maternité des jeunes filles qui avaient subi un avortement clandestin. Des interventions mal réalisées qui, toutes, laisseront des séquelles… » Et d’ajouter, « nous sommes dans une hypocrisie totale. Travaillons dans la transparence ! Nous avons là un problème social majeur. Ma conviction est que la solution la “moins pire” face aux drames que nous côtoyons est de légaliser l’avortement ».
Tenter de convaincre et de convaincre encore. A nouveau jusque dans les travées du Parlement, au plus près des élus. Une nouvelle journée d’étude, en collaboration avec la vice-présidente Khadija Rouissi (PAM), devrait ainsi se dérouler au sein de l’hémicycle dans le courant du mois de novembre. Pour informer, débattre et sensibiliser encore… « Mais comment leur forcer la main ? semble se désespérer le professeur Chraibi. Les politiciens cherchent d’abord leur intérêt, et celui de leur formation politique… » C’est dire que le drame quotidien vécu par des centaines de jeunes femmes ne semble pas devoir mobiliser une classe politique empêtrée dans ses querelles de cour de récréation et autres saynètes de « crocodiles ». Forcer la main ? Aïcha Ech-Chenna, la présidente de Solidarité féminine, dont on connaît l’engagement au bénéfice des jeunes mamans célibataires, masque difficilement sa colère à l’égard des politiques. « On veut préserver la vie ? », s’interroge-t-elle à propos des réticences des pouvoirs publics à l’égard de l’avortement. « Mais que fait-on pour ceux qui vivent ? », s’indigne-t-elle à propos des mères célibataires et de leurs enfants, ignorés de la société, en proie aux pires difficultés en matière de droit, d’état-civil, ou plus simplement d’accès à la dignité. Face aux difficultés rencontrées par son association qui, outre l’aide aux mères célibataires, se bat pour les droits des femmes face à la quasi-indifférence des pouvoirs publics, l’expérimentée Aïcha Ech-Chenna confie sa lassitude : « Il y en a marre de tous ces politiques hypocrites et du gouvernement. Je ne cesse de tirer la sonnette d’alarme. Et que fait notre gouvernement ? Il publie une note qui complique encore l’adoption ! » Celle qui se bat depuis des décennies « pour ces enfants qui n’ont pas demandé à venir au monde », ces enfants naturels auxquels notre société dénie toute reconnaissance, veut encore croire que l’Etat marocain finira par prendre conscience de la dramatique inéquité dans laquelle il enferme ses « bâtards ». Pour marquer les esprits, Aïcha Ech-Chenna n’hésite pas à manier les chiffres avec un sens à peine masqué de la provocation. Aujourd’hui, affirme-t-elle, ce sont très exactement 11,46% des enfants qui naissent officiellement hors mariage. Un chiffre dont il faut déjà mesurer l’importance dans une société qui renvoie au pénal les auteurs de relations hors mariage. Pour autant, dit la présidente de Solidarité Féminine, à force de se voiler la face, de continuer à enferrer notre société dans un déni de réalité, ce ne sont pas 11% des enfants qui continueront à naître hors mariage, mais d’ici vingt ou trente ans, plus vraisemblablement 40% ou 50%. Combien d’entre eux pourront rester auprès de leur maman ? Combien seront abandonnés à la naissance ? Combien d’entre eux seront… déposés sans tarder dans ces cimetières aux tombes improbables ? Ou au fond d’une poubelle ?... « Ne laissons plus les enfants périr dans la rue ! », exhorte Aïcha Ech-Chenna.
Grossesses non désirées, grossesses imposées, abandons, drames familiaux, avortements clandestins… des solutions existent. Il n’est besoin de nulles « Assises de… », pas plus que de énième colloque pour recenser les initiatives à prendre pour commencer, enfin, à enrayer la détresse des jeunes filles enceintes, l’inquiétude des femmes célibataire et à réviser le statut des enfants naturels. Et plus urgemment encore, mettre fin aux quelque 200 000 avortements clandestins pratiqués chaque année. Voilà bien, contrairement à ce que quelques voix aujourd’hui autorisées voudraient laisser entendre, une « question prioritaire et fondamentale pour le pays ». Certes pas unique. Mais assurément « prioritaire et fondamentale ».
Yanis Bouhdou |
Entretien avec Dr Amina Bouderba, psychothérapeute-psychanaliste
« Il faut garder une trace de la mère biologique »
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Avortements, mères célibataires, enfants abandonnés. Le législateur est aujourd’hui triplement sollicité pour reconsidérer l’environnement juridique qui encadre la vie des femmes. Le docteur Amina Bouderba, psychologue, spécialiste de l’abandon des enfants, plaide pour que soit conservée, dans l’intérêt de l’enfant comme de la société, une trace de la mère biologique.
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Combien y a-t-il de mères célibataires au Maroc ?
C’est très difficile de le savoir. Il n’y a aucun recensement ni statistique précise. Ce que l’on sait en revanche, c’est que la moitié seulement de ces femmes qui accouchent, hors mariage, font le choix d’abandonner leur enfant. L’autre moitié décide de le garder. Nous avons pu observer cela auprès des femmes qui, arrivant de toute part, venaient encore il y a peu accoucher dans l’anonymat à Rabat. Aujourd’hui, il y a d’autres maternités, à Casablanca et dans d’autres villes, pour les accueillir.
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Comment se passe la procédure d’abandon ?
Elle se prépare, ou se préparait avec l’assistante sociale, le plus souvent après la naissance. Nous n’avons pas, ici, de véritable procédure d’accouchement sous X. Les femmes arrivent souvent à la dernière minute à la maternité, et prennent parfois un nom d’emprunt. La carte d’identité n’est pas exigée. Elles abandonnent leur enfant et on ne leur demande rien… Jusqu’en 1993, c’est l’assistante sociale qui enregistrait le choix de la maman. Depuis, une circulaire a transféré au juge l’enregistrement de l’acte d’abandon. Mais elle n’est pas toujours appliquée…
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Qu’est-ce qui pousse une femme à abandonner son enfant ?
C’est d’abord une question d’ordre socio-économique. Une décision qui relève de la pression sociale. Avoir une grossesse hors mariage, c’est subir le poids de l’interdit de la loi et de la religion. N’ayant pas pu avorter, ou bien n’ayant pas eu conscience de sa grossesse, la mère peut avoir peur de ne pas être une « assez bonne mère ». En réalité, parmi les femmes qui ont le désir de maternité, il faut distinguer trois sortes de désir. Le premier, d’ordre quelque peu fantasmatique pour une jeune fille, celui du mariage qui débouche sur celui de l’enfant. Le second, celui d’être tout simplement enceinte. Un désir qui n’implique pas la prise en charge, simplement le fait de donner la vie. Et le troisième, celui de devenir une mère, dans son acception la plus large, ce qui implique évidemment la prise en charge.
Pour moi, les femmes qui abandonnent leur enfant se situent majoritairement dans la seconde catégorie. Nous rencontrons aussi des jeunes femmes qui sont restées longtemps dans le déni de leur grossesse. Elles se sont protégées contre une grossesse inconsciente. Mais vient le moment de la réalité de cette gestation, lorsque le bébé bouge, par exemple. Cette levée du déni entraîne souvent un traumatisme qui peut venir se télescoper avec d’autres événements que la jeune femme a pu vivre, soit dans le ventre de sa mère, soit dans sa petite enfance. Pour peu que l’enfant ne soit pas désiré, cet ou ces événements réapparaissent. Ils peuvent conduire jusqu’à l’infanticide.
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Que deviennent les enfants abandonnés ?
Au centre Lalla Meriem, à Rabat, les bébés sont gardés quelque temps pour que les mamans, qui ont en tout état de cause signé l’acte d’abandon, viennent quand même – pour celles qui l’acceptent – voir leur enfant. En travaillant avec elles, sur leur motivation psychique, et en trouvant la solution de leur propre histoire, j’ai pu en convaincre certaines de garder leur enfant. Il faut par ailleurs distinguer les garçons des filles. Celles-ci trouvent quasi systématiquement des familles d’accueil. Les garçons, en revanche, restent le plus souvent au centre jusqu’à l’âge de six ans et partent ensuite en orphelinat. La Ligue marocaine pour la protection de l’enfance prend le relais. Un nouveau centre de la Ligue vient d’ailleurs de s’ouvrir à Benslimane.
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Vous achevez aujourd’hui les travaux d’une thèse consacrée à « L’abandon d’enfants par les mères célibataires au Maroc ». Au-delà du constat, quelles sont vos propositions ou recommandations pour un meilleur suivi de ces enfants abandonnés ?
J’ai effectivement un point qui me tient particulièrement à cœur. Pour moi, en qualité de psychologue ayant consacré sa vie professionnelle à ces femmes et à ces enfants, il est clair que la porte pour entrer dans le monde n’est pas la naissance. La porte, c’est l’origine. Je m’explique. Chez nous, le problème des origines du nom est un réel problème qui bloque les enfants abandonnés à la naissance.
Freud avait théorisé le « roman familial » qui voit les enfants, et principalement les garçons, s’inventer à l’adolescence des parents autres que les leurs, plus aimants, plus attentifs, plus « prestigieux »… une famille mieux que la leur. Or, pour les enfants abandonnés, c’est tout le contraire. Pour ceux qui bénéficient d’une famille de substitution, le fantasme a déjà été réalisé. En revanche, l’adolescence est la période où ils se mettent en quête de leurs parents réels. Et tant qu’ils ne les trouvent pas, et si la famille adoptive ne leur dit rien, cela devient rapidement un problème traumatisant. Il y a un risque de perte de confiance à l’égard des familles adoptives, et ces adolescents leur en veulent de leur cacher quelque chose qui leur appartient en tout premier lieu. Pour eux, il y a là un trou qui crée un vide dans leur psychisme.
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Que faudrait-il faire pour éviter ce trouble ?
Je voudrais arriver à convaincre de la nécessité aujourd’hui de conserver une trace de la mère biologique pour que, au moment de ce blocage, l’on puisse avoir accès au dossier. Je pense que l’enfant doit pouvoir, de façon secrète, entrer en contact avec sa mère à qui la question doit pouvoir être posée. Répondre à cette question, c’est rendre la vie plus facile à ces enfants-là . S’y refuser, c’est prendre le risque de leur donner l’envie de se venger. Se venger de leurs parents adoptifs et se venger de la société tout entière.
Propos recueillis par Henri Loizeau |
3e salon de la kafala
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La troisième édition du Salon de la petite enfance et de la kafala se tient ce week-end (6 et 7 octobre) au Complexe culturel Anfa, à Casablanca. Ce rendez-vous, organisé par l’Association Bébés du Maroc, vise à sensibiliser les Marocains à l’importance de la prise en charge des bébés privés de leur famille dans le cadre de la kafala, une procédure parfois jugée trop longue et compliquée.
Plusieurs conférences sont programmées, portant notamment sur l’état des lieux des enfants abandonnés au Maroc, ainsi que des témoignages des familles étrangères kafiles. Un salon qui prend cette année un relief particulier, avec la publication récente d’une circulaire qui prévoit un durcissement des procédures administratives. Une circulaire qui suscite l’inquiétude de l’association Kafala.fr qui par la voix de son directeur, Abdel Jamil, s’exprimant sur Yabiladi.com, déplore que « la loi [durcisse] clairement les procédures administratives d’adoption pour les parents étrangers. Et, d’autre part, elle ne précise toujours pas si les parents MRE sont concernés ou pas ».  Y.B. |
TĂ©moignages
« Il s’est jeté sur moi et m’a violée »
Aïcha, 20 ans, mère d’une petite fille
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En 2008, à 16 ans, j’étais promise à un homme que je ne connaissais pas. Mon père et lui s’étaient arrangés et tout allait bien jusqu’au jour où mon père a changé d’avis. Il ne voulait plus que je me marie avec cet homme. ça a créé des problèmes entre les deux familles. Un jour, une grosse querelle a éclaté et ça a fini au poste de police… Quelques mois plus tard, les choses se sont calmées et j’ai repris le chemin de l’école. C’était d’ailleurs mon seul et unique souhait. Deux ans après, l’homme à qui j’avais été promise a refait surface. Il m’a appelée en me disant qu’il avait des choses extrêmement importantes à me dire et que c’était à la demande de mon père. Comme mon père n’est pas du genre bavard, ma mère m’a donné donc son feu vert et m’a conseillé d’aller le voir.
Dès que je l’ai vu, j’ai su que quelque chose se tramait. Il était comme dans un état second, il voulait savoir pourquoi j’avais refusé de me marier avec lui… J’ai essayé de lui expliquer que c’est mon père qui décidait, pas moi ! Ce n’était donc pas une question de choix car je ne le connaissais même pas... Il s’est alors jeté sur moi et m’a violée. Quand je suis retournée chez moi, j’ai tout raconté à ma maman qui m’a ordonné de ne rien dire à mon père, car il risquait de lui reprocher le fait qu’elle m’ait laissée aller le voir. Elle m’a plutôt proposé de monter un scénario pour qu’on se marie, et je n’ai rien dit. Ma mère a expliqué à mon père que l’homme qui voulait se marier avec moi il y a deux ans était revenu pour demander ma main à nouveau. Mais mon père en avait fini avec cette histoire, et il voulait que je continue mes études. Un mois plus tard, j’étais toute bouleversée, j’ai commencé à avoir les symptômes de la grossesse. J’en ai parlé à ma mère, mais elle s’est mise en colère. Elle m’a conseillé de quitter la maison, car je risquais de lui créer des problèmes avec mon père. Mais je n’avais nulle part où aller, elle m’a alors proposé d’aller chez mon violeur ! J’étais complètement anéantie car je ne voulais pas avoir affaire à cet homme. J’avais peur de lui, j’avais peur qu’il me tue… Je suis finalement restée à la maison, mais plus rien n’était comme avant.
J’avais envie de raconter à mon père tout ce qui s’était passé mais je n’osais pas. Durant cette période, personne n’a remarqué ma grossesse. Par contre, ma mère m’a fait vivre le martyre, elle a tout fait pour que je m’en aille. Neuf mois plus tard, elle m’a sommée de quitter la maison, elle ne voulait pas que j’y accouche. Elle a alors appelé mon violeur et lui a demandé de me prendre en charge, chose qu’il a acceptée. Mais je ne voulais toujours pas aller chez lui… Un jour, elle m’a demandé d’aller déposer le pain au ferran (four) du coin. A mon retour, elle a refusé de m’ouvrir la porte et m’a jeté ma carte d’identité et les papiers de mes fiançailles. J’ai passé la nuit chez une voisine, je lui ai raconté mon histoire et ça l’a vraiment choquée ; elle a décidé d’appeler mon « fiancé » pour trouver une solution. Il m’a donné rendez-vous à la gare routière de Khouribga. Nous avons pris la route, direction Casablanca. A peine arrivés, il m’a demandé d’aller voir l’association Insaf, et il m’a promis que dès que j’aurais accouché, il viendrait me chercher. Depuis ce jour, je ne l’ai plus revu, il ne répond même pas au téléphone. La terre s’est écroulée sur ma tête quand on m’a annoncé que l’association ne pouvait m’héberger faute de place. J’étais seule au monde, sans ressources, sans rien. Finalement, Insaf a accepté de m’héberger et quinze jours plus tard, j’ai accouché. Tout de suite après, j’ai commencé une formation de couturière, mais ça ne me plaisait pas trop. J’ai quitté l’association Insaf pour Solidarité Féminine car je savais qu’au sein de cette dernière je pouvais continuer mes études. Aujourd’hui, je vis seule avec ma fille, je travaille avec l’association comme réceptionniste et je projette de passer le bac en candidat libre… Je rêve d’être comptable ! Du côté de ma famille, je prends souvent des nouvelles de mes frères et sœurs. Mon père, lui, ne veut plus avoir affaire à moi…
Propos recueillis par Kaouthar Oudrhiri
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« Une seule solution, l’avortement »
Oumaima, 24 ans, mère d’une petite fille de 2 ans
Quand j’étais à l’université de sociologie, je sortais avec un jeune homme. On s’aimait, on s’amusait, rien de plus normal pour un jeune couple de notre âge. Cela faisait trois ans qu’on était ensemble. Notre relation prenait une bonne tournure. Et on a décidé de passer à l’acte ! Dès que j’ai appris que j’étais enceinte (assez tardivement d’ailleurs), je me suis empressée de le lui dire. Pour lui, une seule solution était envisageable : l’avortement !
Avec un pincement au cœur, j’ai accepté. Mais comme j’en étais à mon troisième mois, l’avortement était impossible. On a donc décidé de garder l’enfant et de le confier à une famille d’accueil après l’accouchement. A un moment donné, je lui ai proposé le mariage mais il m’a rétorqué qu’il n’était pas prêt. Il n’avait pas un bon boulot et donc pas beaucoup de moyens. Enfin bref, j’ai passé huit mois éprouvants à toujours cacher la vérité à ma famille. J’ai décidé de quitter la maison familiale pendant le dernier mois de grossesse, prétextant que j’avais des examens… J’ai loué une petite chambre près de la fac. En même temps, j’ai commencé à chercher des associations qui puissent m’aider. J’en ai trouvé une à Fès qui m’a accueillie pendant et après l’accouchement. Quand j’ai vu pour la première fois ma fille, je ne pouvais pas m’en séparer. J’ai donc décidé de la garder mais l’équipe de l’association n’était pas très favorable à cette décision. A la réception de l’hôpital, une femme m’a vue pleurer et m’a interpellée. Je lui ai raconté mon histoire et elle m’a invitée chez elle. J’y suis restée vingt jours, ils ont bien pris soin de moi et j’en ai profité pour préparer mes exams, j’ai réussi à décrocher ma licence en sociologie…
Après l’accouchement, j’ai rendu très peu visite à ma famille, j’avais peur... Il m’a fallu quatre mois pour pouvoir leur révéler mon secret et encore, je ne l’ai pas dit à tout le monde. Juste après, l’association m’a dirigée vers Solidarité Féminine à Casablanca. J’ai fait une formation d’un an de réceptionniste, l’année suivante, j’ai fait une licence professionnelle en communication d’organisation à la faculté. J’ai eu mon diplôme, je pense que je vais chercher un stage. C’est un peu difficile, j’ai à ma charge une petite fille, un loyer… mais je pense que je vais y arriver. Une femme comme moi n’a d’ailleurs pas le choix !
Propos recueillis par K.O.
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« Va chez ta famille ! »
Zahra, 21 ans, mère d’une petite fille de 1 an
Mon histoire est assez banale… Un jeune homme de la famille de ma mère est venu demander ma main. Mes parents ont accepté, et j’ai accepté aussi. Après les fiançailles, notre relation a évolué, on a appris à se connaître… Quelques semaines plus tard, il a voulu que l’on entame les procédures de mariage, sauf que moi j’avais un gros problème : notre livret de famille était invalide. La date de naissance de ma sœur et la mienne y avaient été inversées. Je lui ai demandé d’attendre un petit peu, le temps que mon père règle ce problème. Mais cette révision a demandé du temps et il s’est impatienté. Du coup, il a pris les choses en main et m’a un jour annoncé que tout était réglé et que j’étais sa femme !
Moi, je l’ai cru et on a sauté le pas… Quelque temps plus tard, son comportement à mon égard a complètement changé. Il est devenu distant et il a commencé à me reprocher le fait que je n’avais pas saigné lors de notre premier rapport, ce qui signifiait que je n’étais pas vierge… Puis, il est tombé gravement malade et on a dû nous séparer. Mais j’ai gardé contact avec lui, car il disait qu’il tenait à moi. On se voyait d’ailleurs souvent. Je suis tombée enceinte. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il voulait que l’on garde l’enfant et que l’on fonde une famille. Mais je devais attendre que sa situation s’améliore. Vingt jours… un mois, deux mois… l’attente devenait insupportable. Au bout du troisième mois j’ai décidé d’agir car je n’en pouvais plus des regards et des jugements de ma famille et de mes voisins. Seules ma mère et ma sœur étaient au courant. J’ai trouvé refuge chez ma tante, à Agadir, mais je n’ai pas osé lui dire que j’étais enceinte. Je me suis confiée à ma cousine qui m’a donné beaucoup de conseils.
Je devais faire face à ma situation et essayer de trouver une solution. Il m’était impossible de retourner chez ma mère au douar, à Doukkala. J’ai donc décidé d’aller à Casablanca où résident mon père (mes parents sont divorcés), mon frère et mon cousin. Je me suis dit que je pouvais m’installer là -bas, et je pensais trouver un boulot…
Arrivée à Casa, j’ai appelé mon cousin qui avait promis de m’aider, mais il ne m’a jamais répondu. Prise de panique, j’ai appelé le futur père de ma fille, il m’a hébergée pendant six jours, mais ensuite il m’a mise dehors en me lançant : « Va chez ta famille ! » J’étais vraiment perdue dans cette ville que je ne connaissais pas. J’ai demandé de l’aide à mon frère, mais il a refusé de m’héberger prétextant que notre père et toute la famille n’approuveraient pas ça. Je ne savais plus où aller. Je suis retournée voir le père de mon enfant, histoire de lui mettre la pression. Après tout je portais son bébé ! Il m’a trouvé une chambre à louer. J’ai entre-temps trouvé un petit boulot dans un café où je faisais le ménage. Mais au bout de deux mois, du fait de ma situation, je ne pouvais plus travailler…
C’est là qu’une amie m’a conseillé d’aller frapper à la porte de l’association Solidarité Féminine. Je n’oublierai jamais ce que toute l’équipe a fait pour moi ! Ils m’ont beaucoup aidée psychologiquement et financièrement. Actuellement, je poursuis une formation de cuisinière au sein de l’association, je vis seule avec ma fille qui a aujourd’hui 1 an.
Propos recueillis par K.O.
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« Je voulais une raison d’être »
Saâdia, 37 ans, mère célibataire
Au beau milieu du brouhaha de la rue qui abrite l’hôpital pédiatrique de Casablanca, elle prend la pose. Les clients attendront. Saâdia se défait de son foulard et change de T-shirt. Sa coiffure est impeccable et son collier de perles est bien en place. « Allez-y ! C’est moi qui ai tué Kennedy », nous assène la jeune femme, déclenchant le fou rire des vendeurs ambulants, du gardien… l’interview peut commencer.
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Vous êtes presque une habituée des chaînes libanaises. Vous avez fait le déplacement plus d’une fois pour conter votre histoire… Fallait le faire !
Je n’aurais jamais cru que des étrangers s’intéresseraient à mon cas. Moi qui pensais que j’étais seule au monde ! Oui. Solidarité Féminine me sollicite à chaque fois qu’il est question de témoigner à visage découvert. Je l’ai fait maintes fois au Liban, et je suis passée dans des reportages pour des chaînes françaises. Aux chaînes marocaines, j’ai demandé qu’on me floute le visage. Mon fils va bientôt avoir 10 ans. J’essaie de le ménager, même s’il sait déjà l’essentiel. Je voudrais sensibiliser les parents sur le sort de leur progéniture, lorsqu’elle ne bénéficie pas d’une enfance en bonne et due forme.
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Comment en êtes-vous arrivée là  ?
Vous voulez toute l’histoire ?
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Bien sûr, puisque vous dites que c’est l’enfance qui détermine, en quelque sorte, le parcours de la personne.
Oui. En effet. Je suis donc née en 1975 à Ben Ahmed. Mon père est mort lorsque j’avais un an et demi. Ma mère s’est remariée. Plus de place pour moi à la maison. Elle m’a alors confiée à une famille qui devait m’adopter. Désillusion : j’étais devenue la bonne à tout faire (porter sur le dos une fillette à peine plus jeune que moi, faire la vaisselle, le sol, les courses, recevoir des coups…). On a tenté de me violer à plusieurs reprises. J’y ai échappé par une flopée de miracles. J’étais la boule qu’on trimballait de maison en maison. A chaque fois que je m’en plaignais auprès de ma mère, plaies à l’appui, elle me renvoyait chez mes employeurs, car ma mère percevait une poignée de dirhams contre mes mille et un services. J’ai fui. Autre famille, même scénario : tentatives de viol, tortures… J’ai fini par essayer de me suicider. Heureusement, j’ai été sauvée in extremis. Ensuite, j’ai atterri dans des cafés.
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Il a fallu que vous vous trouviez un logement. Vous aviez quel âge lorsque vous avez été parachutée à Casablanca ?
Je devais avoir 20 ans. Même si « la rue » représentait une autre forme de danger, j’ai réussi à louer une chambre avec des copines et je commençais petit à petit à acquérir une sorte d’autonomie. Après le boulot, nous nous retrouvions entre filles à Dar Chabab (maison de jeunesse) du quartier. C’est là que j’ai rencontré le père de mon enfant.
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Ça avait tout l’air d’une idylle… Comment votre rêve s’est-il alors transformé en cauchemar ?
Vous savez, lorsque vous avez manqué d’amour toute votre vie, lorsque vous n’avez pas eu d’enfance, lorsque vous n’avez jamais été qu’un objet de dédain… vous n’en revenez pas qu’on vous porte de l’intérêt en tant qu’être humain d’abord, et en tant que femme… Vous ne pouvez que fléchir. Cet homme était handicapé d’une jambe et je me suis prise d’affection pour lui. Il a proposé de m’épouser et vu qu’il m’offrait, en plus de sa tendresse, une maison, j’ai dit oui d’emblée. Nous sommes sortis ensemble. Puis, la conjoncture n’aidant pas, j’ai dû prendre ma valise et aller vivre avec lui. J’étais plutôt heureuse dans mon nouveau « chez moi », jusqu’au jour où j’ai compris que j’étais enceinte. « Mon homme » (je l’appelle ainsi car je n’ai aucune envie de le nommer) m’a proposé de m’épouser à condition que j’avorte, prétextant qu’il n’était pas à même de subvenir aux besoins de deux personnes. J’ai refusé. Il m’a effrayée, battue…
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Et pourquoi teniez-vous donc tellement à garder cet enfant ?
Je ne voulais pas réparer un préjudice par un autre. Je voulais devenir maman histoire de donner à mon bébé tout ce dont on m’avait privée. Je voulais une raison d’être. J’ai dû dormir dans la rue avant de décider de retourner au bled, subir les menaces à l’arme blanche de mon demi-frère, les insultes incessantes de ma mère… puis, retour à Casablanca, désespérée. Les gens refusaient d’employer une femme enceinte. Par chance, une amie m’a mise en contact avec des bonnes sœurs. Elles m’ont permis d’accoucher dans les meilleures conditions. Le 19 juillet 2003 est né mon petit Yassir, pour lequel j’ai choisi le nom de famille « Fennane ». Quelques mois plus tard, on m’a proposé d’intégrer l’association Solidarité Féminine qui offrait un apprentissage de la cuisine, de la pâtisserie… en me précisant les conditions (sérieux, pas de sorties…). J’ai tout de suite accepté car je voulais travailler en sachant que mon enfant était bien gardé. Mon diplôme en poche, j’ai dû m’affranchir de l’association quelques années durant, pour y retourner enfin. Aujourd’hui, je lui loue ce kiosque d’alimentation générale.
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Qu’en est-il du père de l’enfant ?
Il a essayé de se rapprocher de l’enfant lorsqu’il avait 3 ans. Je l’ai laissé faire dans l’espoir qu’il le reconnaisse. Aujourd’hui, ayant perdu l’usage de ses deux jambes à cause d’un accident, le père de Yassir est indigent. Je le vois rôder autour de mon kiosque. Il essaie de me récupérer mais je ne veux pas d’un homme qui m’a jetée en pâture alors que je portais sa propre chair. Quant à mon fils, je me contente de lui répondre que son père n’a pas voulu de nous. Il faut dire qu’il a du caractère mon petit Yassir. Il est fier et bagarreur. J’ai bien peur que ça lui crée des soucis dans l’avenir. Ce qui me rassure un peu, c’est que dans sa classe, il n’est pas le seul à être né hors mariage. Les mentalités commencent à changer et il ne souffre pas de l’étiquette de « ould lehram ». Plus tard, je ne sais pas si mon trop-plein d’amour et mon dévouement pourront « réparer » son statut.
Propos recueillis par Asmaa Chaidi Bahraoui
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IVG en haute mer
Un navire de l’association Women Waves était attendu jeudi 4 octobre, au port de Smir, où il entendait rester une semaine.
A l’invitation du MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles), ce navire battant pavillon néerlandais devrait permettre à des femmes « d’avorter dans des conditions saines et sans la menace de poursuites judiciaires », les interventions ayant lieu dans les eaux internationales. Une première pour le Maroc, après que l’association Women Waves fut intervenue au large d’autres pays interdisant l’avortement. Une démarche qui n’a pas manqué d’attirer l’attention des services de l’Etat, dont le ministère de la Santé, déterminés à y faire échec. Cette initiative appelle bien des questions. Et il n’est pas sûr qu’elle fasse réellement avancer la cause des femmes marocaines en quête d’une évolution de la législation à l’égard de l’avortement. C’est sans doute moins d’opérations coup de poing, sous l’œil des médias, que d’un débat serein et de démarches sans cesse réitérées auprès des pouvoirs publics, des élus et parlementaires, par des personnalités à la légitimité reconnue, et soutenues par la société civile, dont la cause des femmes a besoin.  Y.B. |
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