Entretien
« Nous n’avons jamais voulu combattre la France »
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La France généreuse face à la perfide Espagne : l’histoire est certes plus complexe, mais c’est ce qui ressort de l’interview de Abdelkrim, un prisonnier qui oscille entre colère et fatalisme, mais qui n’oublie pas de règler ses comptes.
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La duplicité des Espagnols
L’Espagne avait besoin de la France pour mater le Rif. Mais elle avait aussi recours à des stratégies moins avouables avant l’entrée en guerre des Français...
[...]
Et, pour la millième fois, il me répète :
– Je ne voulais pas le baroud !
[...]
– Il ne tenait qu’à moi d’attaquer du côté des Français, et non du côté des Espagnols. Je n’y ai pas consenti !
[...]
Nous fûmes accusés d’avoir négligé la résistance, en même temps que le bruit se répandait de nos sympathies pour la cause française.
Les Espagnols étaient, d’ailleurs, les premiers artisans de ces rumeurs. Tu vas voir qu’elles avaient été mûrement concertées. Il ne s’agissait, ni plus ni moins, que de nous mettre au pied du mur, de nous forcer à détourner l’orage sur la France pour nous réhabiliter auprès des populations rifaines.
C’est donc à ce moment qu’Etchevarieta fit son apparition.
Il nous proposa, tout d’abord, au nom de l’Espagne, sa patrie, de laisser les Espagnols occuper les caps Kelatès et Moro-Nuevo, ainsi qu’un point stratégique intermédiaire commandant de façon parfaite la baie d’Alhucemas, comme il suffit de jeter un regard sur la carte pour s’en rendre compte.
Mais la véritable mission d’Echevarieta, qui agissait sur les ordres formels de Primo de Rivera, c’était, je te le répète, – et je fus à deux doigts d’y consentir – de me persuader de m’entendre avec l’Espagne, à vos dépens.
A cet effet, Etchevarieta, que je devais revoir maintes fois, au cours de l’année 1922, se rendit sur le N’Kor avec M. Marin, où il eut une entrevue avec moi.
Il me mit d’emblée le marché en main. Si je consentais à l’occupation espagnole de Kelatès, Porto-Nuevo et points auxiliaires, je recevais une somme de 20 millions de pesetas, tout l’armement moderne et les munitions indispensables pour engager contre la France, au Maroc, des opérations de grand style, une lutte sans merci.
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Il me répétait à satiété :
« Nous autres, Espagnols, nous jouons un rôle stupide. Nous travaillons pour la France. Réconcilions-nous au plus vite. Marchons la main dans la main. Ce sont les Français qu’il te faut attaquer, car ce sont les vrais ennemis du Rif. »
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Mais je me méfiai de sa bonne foi.
Je rompis avec cet homme, qui se disait mon ami et qui n’a jamais été l’ami du mensonge, l’inspiré de la cupidité, l’indéfectible associé de Primo de Rivera, votre plus mortel ennemi, qui n’a jamais cessé de travailler contre vous jusqu’aux jours de 1925 où il fut question de paix séparée.
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Un francophile contre la France
Abdelkrim affirme avoir tout fait pour empêcher que le conflit déborde du Rif. Mais les tribus n’étaient pas toutes du même avis...
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Dans toutes les conversations que j’ai pu tenir avec Abd-el-Krim, à son grand quartier général du Rif, comme à bord de l’Abda, il a toujours protesté de son amitié pour la France, de son ardent désir de vivre en paix avec nous.
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Aujourd’hui, l’heure était venue de lui demander :
– Comment expliques-tu donc ton changement d’attitude ? Comment peut-il se faire que tu aies été en guerre avec nous ?
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Il me répond d’abord :
– Je te l’ai dit, à maintes reprises, on a tout fait, tout, pour m’armer et me jeter contre vous.
Au moment de Chechaouen, l’Espagne revint à la charge. Elle savait ce que lui coûtait la guerre. La dernière expérience, après celles d’Anoual et de Mont-Arruit, l’avait édifiée. Elle voulait donc renouer des relations avec moi.
Primo de Rivera me fit parvenir plus que des offres, des promesses pleines de tentations.
Je n’ai jamais accepté d’attaquer la France. Mais en avril 1925, d’une part, ma volonté a été subordonnée aux événements. Les tribus étaient en branle. Et j’étais le chef, l’émir.
D’autre part, il faut bien que je te le dise, j’avais un idéal et des aspirations qui avaient été servis par nos succès. Je rêvais d’un Rif indépendant.
Mais que veux-tu ? Dieu est le plus savant !
Abd-el-Krim s’arrête, comme s’il avait peine à concentrer ses souvenirs, aussi comme s’il pliait sous l’étreinte de la fatalité. Il reprend :
– Rien n’empêche d’arriver ce qui doit arriver.
Oui, j’ai bien écrit au maréchal Lyautey ; oui, j’ai bien envoyé des notables auprès du commandant Chastanet… Mais la tempête était déchaînée.
Nos tribus, qui n’avaient pas cessé d’être victorieuses dans la zone espagnole, croyaient qu’il en serait de même du côté de la zone française.
Le grand malheur a été la traversée de l’Ouergha par les troupes de la France. Les incidents de frontières se multipliaient…
Et Abd-el-Krim me parle à nouveau des lettres qu’il nous écrivit. Il me cite la dernière, celle qu’il adressa au maréchal Lyautey, au moment où celui-ci relevait de maladie et par laquelle il témoignait de sa joie du rétablissement du résident général. Cette lettre, comme toutes les autres, resta sans réponse.
– C’était comme si je n’existais pas. Vous n’avez jamais répondu !
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Je veux pousser Abd-el-Krim dans ses derniers retranchements, lui arracher un cri d’aveu ou de démenti :
– Tu as vite fait que de reprocher à nos troupes d’avoir franchi l’Ouergha ! Mais tu sais aussi bien que moi que certaines tribus de la région nous demandaient aide et protection contre toi ! Et tu sais aussi bien que moi que notre commandement n’ignorait rien de tes préparatifs de guerre sur notre front ! De partout notre aviation nous signalait de gros rassemblements rifains !
– Vois-tu, me dit-il, même pour quelqu’un comme toi qui a suivi la guerre du côté espagnol, du côté français et jusqu’à l’intérieur du Rif, ces choses sont très compliquées. Car il y a ici trois conflits qui se juxtaposent. Et, pour bien prouver à tes compatriotes comment, chef du Rif, j’ai pu être entraîné malgré moi dans une guerre contre vous, je veux préciser à fond les difficultés de cette malheureuse époque.
Tu sais qu’héritiers de la politique de notre père, qui avait rêvé l’indépendance du pays, nous avions, avant tout, à réaliser l’unité rifaine. La tâche était malaisée, car certaines tribus nous faisaient faux bond et accueillaient les suggestions des Espagnols, d’autres, tour à tour pour échapper à notre emprise ou s’y accorder, se déclaraient vos amies ou vos ennemies. Moi et mon frère, pour éliminer cette anarchie, nous devions faire un peu ce que vous avez fait, vous autres, pour unifier les populations soumises en droit et pas toujours en fait à l’autorité du sultan et de votre Protectorat.
Au printemps 1925, nous étions en mesure d’agir. Etchevarieta avait remis à mon frère, pour le rachat de prisonniers espagnols, une rançon de 4 millions de pesetas. Et nous avions, avec lui, parlé à nouveau d’une entente possible avec l’Espagne. J’avais posé des conditions qui semblaient devoir être prises en considération par Primo de Rivera, aux dires d’Etchevarieta. C’était : 1- l’évacuation totale de la zone occidentale, sauf Ceuta et un hinterland passant par Cires et allant à Condissa ; 2- l’évacuation totale de la zone orientale, sauf Melilla et un hinterland réduit ; 3- un versement de 20 millions de pesetas ; 4- la livraison de canons de gros calibre. J’avais même réclamé des avions, mais j’avais, à la réflexion, rayé cette prétention. D’ailleurs, je demandais le plus pour avoir le moins.
La résistance qui me préoccupait au premier chef était celle des Beni Zeroual. Leur pays avait été, à maintes reprises, un véritable nid d’agents espagnols, et c’était votre ami, le caïd Derkaoui, qui prêchait cette résistance. Il était de mon intérêt de mater ce foyer d’opposition, pour le cas où échoueraient à nouveau les tentatives d’entente hispano-rifaines et où – tout est possible – vous prêteriez la main aux Espagnols.
Mais écris bien qu’il n’entrait pas dans mon esprit d’opérer par surprise. Note bien qu’avant de mettre en branle, avant d’envoyer chez les Ktanis et les Beni-Ahmed une méhalla commandée par le caïd Si-Kouyes, avant de rien dessiner contre les tribus de l’Ouergha qui m’avaient pourtant trahi à l’instigation de « votre » ennemi juré, l’espion et agent de l’Espagne Amar, j’avais averti la Résidence générale du Maroc français.
Or, cette politique loyale vis-à -vis de la France paraissait suspecte aux tribus acquises fanatiquement à la cause de l’Indépendance et qui me croyaient invincible depuis mes retentissantes victoires remportées sur les armées espagnoles.
L’avance des troupes françaises chez les Beni Zeroual et sur la ligne de l’Ouergha était considérée par elles, de votre part, comme une déclaration de guerre, et je m’entendais répéter par tous et partout que mon devoir était de m’y opposer de toutes mes forces.
Pour ruiner cet état d’esprit que je jugeais funeste, pour tenter désespérément de sauver mes bonnes relations avec la France, j’envoyai des chefs écoutés chez les Senadja de Srair, voire même des troupes, sur les territoires des M’tioua, des Senadja et des Beni Oulid.
Ma volonté de briser ce mouvement spontané dirigé contre vous était si sincère et si intransigeante que, lorsque des éléments de troupe rifains se portèrent contre vous, je rappelai immédiatement le caïd Allouch Cheddi et le fis jeter en prison à Ajdir.
Je fais serment sur ce qu’il y a au monde de plus sacré, que ce que je dis là est l’unique vérité, et vos officiers de renseignements qui sont gens d’honneur te diront que tout cela est exact dans le moindre détail !
Je fais remarquer à Abd-el-Krim qu’au mois d’avril 1925 nos services de renseignements avaient acquis d’autres certitudes. Que nous avions eu vent de l’agitation qu’il s’employait à susciter au Maroc français et qu’il était avéré qu’il avait demandé à Etchevarieta, négociateur des rançons et âme damnée des menées espagnoles contre la France africaine, 15 000 fusils pour armer le front rifain du Sud, face à nous.
Ces objections énervent visiblement Abd-el-Krim. Il se lève, marche de long en large. Puis il revient à sa place.
– Une fois encore, dit-il, tout cela est trop grave pour en parler entre deux portes. Une fois encore, tu auras ma réponse écrite de ma main. Fais-la traduire. Toute la vérité est là .
(...) Abd-el-Krim se met à écrire et me remet ensuite des feuillets dont voici la traduction littérale :
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Pourquoi nous avons combattu la France
« Pourquoi avez-vous combattu la France ? Chaque fois qu’on nous pose cette question, elle ne peut que nous surprendre. Car nous n’avons pas combattu la France. Jamais l’idée ne nous était venue de le faire. Au contraire, ainsi que nous l’avons déclaré à plusieurs reprises, nous désirions toujours continuer à bénéficier de l’aide de la France et qu’elle nous tendît une main secourable pour le développement du Rif…
(Suit le détail de l’enchaînement des escarmouches qui ont conduit à la guerre.
[…]
– J’étais entraîné par les tribus. Mais passionnément, je voulais mon pays indépendant. Et je réalisais son indépendance, je le voulais riche. Tout s’enchaîne. J’avais besoin de plaines fertiles… Et pourtant, crois-moi bien, – ai-je qui que ce soit à ménager maintenant ? – je n’ai jamais cessé d’avoir la plus grande admiration pour ton pays, que je savais bon, généreux, ami de l’islam.
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Abd-el-Krim hausse les épaules d’un geste d’impuissance résignée. Il a dit tout ce qu’il avait à dire. Il se considère comme un instrument passif aux mains de Dieu. Dieu l’a servi, d’abord. Puis Dieu l’a abandonné.
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Il murmure :
– Tout ce qui est arrivé était écrit. Ma fin était inscrite au livre du Destin.
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Le début de la fin
Sentant le vent tourner, Abdelkrim tente de négocier à la conférence d’Oujda en avril 1926. Mais l’intransigeance des Français et des Espagnols ne lui laisse aucune chance.
– Nous avons été battus, c’est indiscutable, puisque je suis entre vos mains. Mais vous avez été battus, vous aussi !
– Explique-toi
– D’abord, je vous ai mis dans l’obligation, pour me convaincre, d’amener de France des renforts considérables. Vous avez même envoyé le maréchal Pétain, et, avec lui, 200 000 hommes et tout ce que l’on peut rêver comme armement moderne.
N’empêche que, fin 1925, j’étais encore le maître de la situation.
Mais je vous ai battus, surtout, en ceci que vous avez perdu complètement le Rif.
Et cela, c’est la vérité la plus pure. Vous avez perdu le Rif du jour où vous avez décidé mon exil.
Si vous m’aviez laissé, moi, Abd-el-Krim, maître du Rif, j’aurais fait tous mes efforts pour que la France me fournisse tous les fonctionnaires nécessaires à l’évolution du pays.
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[…] Tu sais parfaitement que nos populations sont bien disposées à l’égard des Français.
Abd-el-Krim reprend, avec plus de force, martelant les mots rudes que me traduit son frère :
– Oui, je voulais la paix ! Mais après les pourparlers d’Oudjda, j’ai vu que les Français et les Espagnols étaient en complet accord.
J’ai repris la lutte en désespéré, par devoir, mais sans me leurrer d’aucun vain espoir, prévoyant ce qui ne tarda pas à s’accomplir : le lâchage progressif de mes guerriers, la soumission rapide des tribus au fur et à mesure de l’avance de vos troupes. Tous, ils se rendaient compte que je n’étais plus assez fort pour les soutenir.
Quelque temps encore, j’ai entretenu en moi la confiance dans votre promesse d’accorder au Rif son autonomie.
Mais comment résister jusqu’à la conclusion d’une paix honorable ? Les tribus étaient lasses. Et c’est pourquoi il y eut si peu de grands combats en 1926.
Mon pays était perdu. Et je me rendais compte de la faute lourde que j’avais commise en ne résistant pas à ceux qui m’avaient entraîné à vous faire la guerre et qui étaient les premiers à renoncer à la lutte.
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La reddition
Se soumettre aux Français ou combattre jusqu’à la mort les Espagnols, c’est le choix qui s’est imposé à Abdelkrim en mai 1926.
Il est un épisode de la reddition d’Abd-el-Krim qui mérite d’être mis en pleine lumière. Il est d’ailleurs tout à l’honneur du vaincu.
– En 1918, dis-je à Abd-el-Krim, un seigneur de la guerre, celui qui, lui aussi, avait attaqué la France, ne s’est pas rendu et a préféré se réfugier en Hollande. Toi, je le tiens du capitaine Schmidt, tu aurais été plus grand seigneur que lui, et, à la tête de tes derniers guerriers, tu aurais livré un dernier combat. Est-ce exact ?
– Pas tout à fait, répond simplement Abd-el-Krim. J’avais dit à M. Parent que si la France refusait de me prendre sous sa protection, dès que mes troupes et moi nous aurions déposé les armes, j’étais décidé à me mettre à la tête des deux cents guerriers qui m’étaient entièrement dévoués, et de me porter au-devant des Espagnols, et de me faire tuer avec eux dans un dernier combat. M. Gaud, Azerkan et Haddou me firent, à ce moment, un tableau si effrayant de la situation qui serait faite à ma famille et à mon entourage, si je venais à disparaître, que je me rendis à leur insistance, et je me suis livré à vous. Tu me considères comme un barbare. Si tu savais combien j’étais excédé par la guerre et ses horreurs !
– Es-tu bien sûr de ces faits ? Le capitaine Schmidt était à la tête de son goum lorsque tu as causé avec lui, et il a bien dit qu’il t’avait vu à la tête de tes soldats.
– Non. Il y a confusion. J’ai livré combat aux hommes du capitaine le jour où je me suis retiré à Snada. Car il est vrai que je ne me suis retiré qu’en combattant.
Mais il ne s’est rien passé de semblable le jour de ma reddition.
Abd-el-Krim secoue lentement la tête, et ajoute :
– Reddition… le mot est impropre. Je me suis, plus exactement, confié à la générosité de la France. Je compte sur elle et je voudrais lui donner les preuves les plus formelles de loyalisme, afin qu’elle me permette de revenir le plus tôt possible.
Je serais heureux et fier de collaborer avec la France pour le bien du pays, de mon pays que j’aime.
Extraits choisis et commentés par E.L.B. |