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Ecoles privées : El Ouafa s'en va-t-en guerre
actuel n°160, jeudi 20 septembre 2012
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En prenant une mesure drastique à l'encontre des professeurs cumulards, le ministre de l’Education nationale s’attire les grâces de l’opinion. Mais il ne règle aucun problème de fond...
Il faut toujours se méfier des apparences. A priori, l'arrêté suspendant temporairement l’autorisation des cadres du corps enseignant de donner des heures supplémentaires dans les établissements privés semble relever d'un volontarisme d'Etat qui s'attaque aux puissants lobbies de l'enseignement privé. Qui pourrait contester une mesure qui entend faire cesser l'anarchie des heures supplémentaires encouragée par le non-respect de la part des établissements d’enseignement scolaire privé des dispositions de la loi n°06.00 formant le statut de l’enseignement scolaire privé ? Surtout à un moment où ces mêmes écoles, exonérées d'impôts, brassent un pactole d'autant plus scandaleux que l'investissement n'est pas toujours payé en retour en termes de qualité de l'enseignement.
Sauf que, mis à part le fait que la décision a permis au ministre de se faire une place au panthéon de la médiatisation, la mesure ne ramènera pas les enseignants dans les lycées publics et ne mettra sûrement pas fin aux agissements de ceux qui tirent la couverture à eux, ô combien nombreux dans ce secteur.
D’après l’arrêté ministériel, « tout établissement d’enseignement privé qui aurait bénéficié des services du corps enseignant public s’exposera à des mesures judiciaires ». Ce qui est, on en conviendra, une belle manière de noyer le poisson. Comment appliquer cette mesure ? En pistant tous les profs ?
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Des directeurs « pris à la gorge »
Les patrons d'établissements privés, dont à peine moins de 10% ont répondu aux injonctions de Mohamed El Ouafa, sont dans l'expectative. « On nous prend à la gorge, vous ne trouverez pas beaucoup de directeurs qui veulent la guerre mais allez expliquer à des parents d'élèves que leur progéniture devra se passer du prof de maths ou de celui de physique en attendant un retour bien hypothétique du ministère », explique l'un d'eux.
Pour Nikès Rachid, professeur de français au lycée Joulane (Mohammédia), dans le fond, la mesure est bienvenue mais il y a l'art et la manière d'appliquer une décision aussi lourde de conséquences. « Je serais bien mal placé pour critiquer la démarche. Je suis viscéralement opposé aux heures sup’. J'estime qu'un prof a besoin de toute son énergie pour assurer un enseignement décent dans le public. Mais venir la veille de la rentrée et décider que les profs n'ont plus le droit d'enseigner dans le privé, c'est mettre en péril l'avenir de ces milliers d'élèves dont les parents se saignent aux quatre veines pour payer une scolarité au prix fort », explique ce vieux routier de l'enseignement secondaire.
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La formation des enseignants sacrifiée
Mais les problèmes de l'école ne se limitent pas à la question de la disponibilité des enseignants, loin de là . Les professeurs ne sont pas tous, heureusement d'ailleurs, des fainéants ou des privilégiés qui atteignent jusqu'à 60 000 dirhams de revenus mensuels dans le privé.
Véritable tabou au ministère de l’Education nationale, la question de la formation des enseignants a été la grande sacrifiée de tous les gouvernements précédents. On a d'abord mis à la trappe les Ecoles normales supérieures, qui produisaient des professeurs de second cycle parfaitement qualifiés avant de sacrifier les CPR (Centres pédagogiques régionaux) qui permettaient de ne pas être à cours d'enseignants du collège alors que les instituts de formation des instituteurs étaient réduits à peau de chagrin pour de médiocres histoires de gros sous. Or les gros sous, ce n'est pas ce qui a manqué au département de l'Education. Lors de la législature du précédent détenteur du portefeuille de l'enseignement, Ahmed Akhchichine, 33 milliards de dirhams ont été consacrés au fameux « Plan d'urgence pour la réforme de l'éducation » qui devait donner lieu à la création de 8 300 postes d'enseignants, étalée sur trois années, jusqu'en 2011. Sans oublier le fameux prêt de 60 millions de dollars de la Banque mondiale. En réalité, les besoins sont beaucoup plus importants que cela puisque le secteur a besoin de 12 000 enseignants et cadres pédagogiques compte tenu du départ à la retraite du tiers d'entre eux d'ici 2016.
Aujourd’hui, face à l’urgence, El Ouafa remet enfin à l’ordre du jour la formation des professeurs en organisant à nouveau des concours d’entrées aux CPR.
En attendant l'application de l'arrêté du ministre, les conditions d'exercice du métier ne vont pas changer pour la majorité des enseignants en raison notamment des suppressions de postes entraînant fermetures de classes, non-remplacement des départs à la retraite, difficultés de remplacements... Pour la petite histoire, c'est le parti de l'Istiqlal, auquel émarge justement El Ouafa, qui a une grande responsabilité dans la faillite qui paralyse depuis trois décennies le secteur de l'éducation. Comme quoi l'histoire se répète toujours.
Abdellatif El Azizi |
Un arrêté controversé
Une chose est sûre : El Ouafa n'est pas près de revenir sur sa décision d'empêcher les professeurs de son département d'enseigner « aux gosses de riches » scolarisés dans les écoles privées. Plus prosaïquement, il s'agit d'un arrêté ministériel qui met fin à la circulaire 109 autorisant jusqu'à présent les enseignants du secteur public à enseigner dans les établissements du secteur privé. Désormais, tout enseignant qui voudrait travailler dans le privé, à hauteur de 4 heures au grand maximum par semaine, devra disposer d'une autorisation écrite du ministère. Campant sur sa mesure, El Ouafa a précisé que « le ministère n'a pas changé de position concernant la suspension de cette circulaire jusqu'à ce que les établissements du secteur privé respectent les dispositions de la loi n°0600 du 19 mai 2000 qui régit notamment l’enseignement scolaire privé ». El Ouafa déclare ainsi la guerre à « tout inspecteur pédagogique de l’enseignement primaire ou secondaire, à l’inspecteur d’orientation scolaire ou à l’inspecteur en planification de l’éducation, à l’inspecteur des services financiers et matériels ou à tout enseignant des trois cycles de l’enseignement » qui oserait déroger à la règle.
D’après l’arrêté ministériel, tout établissement d’enseignement privé qui aurait bénéficié des services du corps enseignant public « s’exposera à des mesures judiciaires ». En réalité, le ministre de l'Education n'a pas d'autre mérite que celui d'avoir déterré une mesure qui faisait partie d'un large corpus que son prédécesseur avait initié mais qu'il n'avait pas eu le temps (ou le courage) d'appliquer. En effet, la Direction de l’enseignement privé avait bouclé le cahier des charges et la note réglementant le secteur en 2011. Un cahier des charges qui définit les horaires, l’architecture des écoles, l’accueil, les équipements, les normes pédagogiques à respecter et même le profil du professeur du public autorisé à exercer dans ces établissements. Akhchichine a-t-il cédé aux pressions des puissants lobbies qui tiennent un secteur qui rapporte gros mais fonctionnant dans l’anarchie la plus totale ?
A.E.A.
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Trois professeurs pour la circulaire El Ouafa
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Il n’y a pas que des pros de l’absentéisme et du cumul dans les lycées publics. Voilà trois profs qu’on aimerait avoir pour nos enfants !
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El Mekki El Atrach
« La siba règne dans les lycées publics »
Professeur des sciences de la vie et de la terre
Lycée Al Malqi à Rabat
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En 36 ans de carrière, je n’ai jamais cherché à exercer dans des écoles privées, pourtant les propositions sont alléchantes mais c’est complètement contraire à mon éthique. Quand la circulaire est sortie, j’étais plutôt pour. Je ne vois d’ailleurs pas comment on peut être contre. Faites un tour dans les lycées publics, en ce moment, la siba (l'anarchie)règne et il est franchement temps que ça cesse ! Les professeurs usent de toutes les combines et magouilles possibles et imaginables pour déjouer le système et faire des heures supplémentaires dans des établissements privés. Généralement, ils prennent des congés « maladie ». Bien sûr, tout ce petit jeu a une incidence sur leur rendement dans les lycées publics (car il n’y a pas de contrôle, pas de suivi). Et qui paie les pots cassés au final ? « Oulad chaâb », ceux qui n’ont pas les moyens. Ce qui me révolte, c’est la réaction des écoles privées qui sont montées au créneau pour condamner cette circulaire et qui sont au final arrivées à leurs fins, alors qu’on sait très bien qu’elles profitent au maximum de l’anarchie ambiante, surtout financièrement ! Elles exploitent les permanents qui sont payés un salaire de misère alors que les vacataires sont grassement payés mais ne sont, pour le coup, pas déclarés. Pourquoi ne pas investir cet argent pour former des professeurs et créer des emplois ? Ce n’est pas assez lucratif me diraient-ils !
K.O.
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F.B.
« Les perdants sont les élèves »
Professeure de langue arabe Ă Casablanca
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Si j’ai quelque chose à dire à propos de cette circulaire, c’est « marhba ». Il était grand temps ! Je trouve cette mesure très raisonnable et l’appuie à 100%. Elle est équitable pour les deux parties. Si la loi était respectée à la base, le ministère n’aurait jamais eu recours à une telle décision ; et je peux vous garantir, du moins d’après ce que j’ai toujours pu constater autour de moi, qu’à la délégation d’Anfa elle ne l’est pas. Il y a tant de dysfonctionnements, de magouilles… Laissez-moi vous dire que je connais des instituteurs qui enseignent 24h dans le public et 24 autres heures dans le privé. Ce n’est physiquement pas tenable compte tenu de l’énergie et de la concentration imposées par ce métier, dans des classes qui dépassent trente élèves dans le privé, et vont jusqu’à 45 élèves dans le public. Quel sera le rendement d’un enseignant qui se dépense de la sorte ? Dans tout ça, les perdants sont les élèves, surtout ceux du public car, dans le secteur privé, les profs sont mieux encadrés, et surtout contrôlés. Ces pratiques sont principalement exercées par les enseignants des matières scientifiques. Il faut dire que c’est un cercle vicieux : si les salaires n’étaient pas lamentables, les profs ne se verraient pas obligés de jongler ainsi, doublant du même coup leur charge de travail. Ils s’engagent dans tellement de crédits… à la fin ils n’ont plus le choix. Le pire, c’est que cette mesure ne changera pas grand-chose dans le fond, car les profs travailleront au noir comme ça a toujours été le cas. L’académie n’a pas de personnel pour effectuer un contrôle, et quand bien même, toutes les écoles vont-elles être contrôlées au quotidien ? ça m’étonnerait ! »
R.S.A.
Hafida Baba
« La quasi-totalité des professeurs soutient le ministre »
Professeur de français
Lycée 11 Janvier à Témara
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La meilleure solution serait de laisser une marge d’un an pour les écoles privées afin qu’elles puissent s’organiser et appliquer la circulaire dès la rentrée 2013/2014. Je peux vous dire que la quasi-totalité des professeurs soutient le ministre, car la situation devient intenable. Il ne faut pas se leurrer, les professeurs qui cumulent un poste dans un établissement public et un autre (voire même deux) dans des établissements privés portent un sacré coup à l’enseignement public qui est dans un état de défection totale.
K.O. |
Parents d’élèves
« Les écoles n'ont qu'à faire les choses dans les règles »
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Voilà qui détonne ! Malgré sa surmédiatisation, et toute la polémique qu’elle a pu engendrer, beaucoup de parents d’élèves semblent être carrément passés à côté de la circulaire 109 de Mohamed El Ouafa. Encore plus étonnant, ceux au courant ne montrent pour la plupart aucun signe d’inquiétude, et l’encourageraient même. Optimisme ou fausse bonne foi ?
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Qui dit rentrée, dit forcément achat de fournitures scolaires. Et ce lundi à 19h, il y avait foule à la célèbre librairie Ajax, dont le service légèrement plus coûteux, mais qui reste relativement correct, en fait le QG des parents d’élèves du privé à Casablanca. Ce jour-là , ils étaient près d’une trentaine à attendre leur tour dehors, et actuel était là pour leur tenir compagnie. A l’ordre du jour, cela va de soi, leurs réactions à la très controversée circulaire El Ouafa.
Une maman arbore un sachet transparent qui laisse entrevoir des manuels du secondaire. Les cours auraient donc débuté, et se dérouleraient même sans problème… « Bien sûr. Y aurait-il une raison pour que ça se passe autrement ? » s’étonne la maman, qui confirme que son fils étudie bien dans le privé, plus exactement au groupe scolaire Romandie. Sa réponse hâtive nous laisse un peu perplexe. A l’évocation de la circulaire, cette dernière paraît confuse. « Ah bon ? Je n’en ai pas entendu parler. Vous êtes sûre de ce que vous avancez ? ça ne peut être qu’une autre fausse polémique de Benkirane. » Outrée qu’on mette en doute le bon déroulement des cours de son fils, cette mère ira même jusqu’à nous demander de vérifier nos sources. Mais à la surprise générale, cette personne ne sera pas la seule à n’être au courant de rien.
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Sérénité et pragmatisme
Parmi une dizaine de parents interrogés ce lundi, seulement trois auront suivi l’affaire, et sur le fond, la mesure phare de la rentrée 2012 divise. « Mon fils passe son bac cette année. Qu’adviendra-t-il de lui s’il n’a plus cours du jour au lendemain, ou si ses profs sont remplacés par des nouveaux dont la compétence reste à vérifier ? », déplore Souad, mère de deux collégiens à Elbilia, soutenue par une autre personne qui vient, elle aussi, de la même manière, d’apprendre la nouvelle.
Mais si des parents ne cachent pas leur réticence quant à la question, d’autres comme Rachid, 53 ans, accueillent la nouvelle avec beaucoup plus de sérénité et de pragmatisme. « Tant que ma fille aura cours quotidiennement, dans les mêmes conditions qu’avant, je ne vois pas pourquoi je m’inquiéterais. Au lieu d'encourager un professeur, aussi compétent soit-il, à monopoliser les classes et à en prendre trois en heures supplémentaires, au noir, les écoles n’ont qu’à faire les choses dans les règles et en recruter plusieurs, elles ont largement de quoi se le permettre. Et ce papa optimiste ajoute, notre système souffre d’une défaillance incommensurable. Si j’arrive plus ou moins à sauver mes enfants en ayant, hamdoulah, de quoi leur payer un meilleur encadrement dans le privé, 90% de nos concitoyens ne peuvent pas se permettre ce luxe, à commencer par mon propre frère. Et je n’accepterai jamais que l’éducation de mes enfants se fasse au détriment de celle de 6 millions d’autres élèves. »
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Imparable
Le lendemain, nous interceptons le directeur d’une célèbre école secondaire située dans le Maârif qui ne se sent pas concerné par la polémique. « Tout se déroule dans les conditions les plus sereines, comme ça l’a toujours été. Les élèves n’ont manqué aucun cours jusqu’à présent et ne sont pas près d’en rater. […] La panique, on la laisse aux écoles qui ne respectent pas la loi, mais celles comme la nôtre qui l’ont toujours respectée ne doivent pas s’inquiéter : elles ne seront confrontées à aucune difficulté. » Imparable, il proposera même de nous escorter le temps d’une ronde afin de le « constater de [nos] propres yeux ». Pointer du doigt la moindre complication donnerait raison à n’importe quel parent qui voudrait désinscrire son fils ; après tout, peut-on reprocher à un chef d’entreprise de vouloir protéger son business ?
A la sortie des cours, c'est encore le même constat : les parents dorment toujours sur leurs deux oreilles. Surprenant lorsque l’on constate la surmédiatisation de l’affaire.
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Devant le fait accompli
Quelques jours plus tôt, le ministre s’était expliqué dans le cadre d’une émission spéciale sur la chaîne la plus regardée de la nation, affirmant que sa décision était irrévocable. A croire que celui-ci avait raison lorsqu’il déclarait à actuel il y a deux semaines que les parents étaient plus intéressés par les fournitures scolaires que par les mesures politiques. Après avoir été mis au courant, Ahmed, père de trois enfants inscrits au groupe scolaire M’hamed Bennis, exprime cependant son inquiétude. « Je comprends le besoin de réforme, mais on ne prend pas une telle mesure à la veille de la rentrée, mettant le staff devant le fait accompli à J-1. » Après lui avoir expliqué que la circulaire avait bel et bien été annoncée quatre ans auparavant par le précédent ministère, ce dernier adoucit son discours : « Si c’est comme ça, les écoles n’ont aucune excuse, et elles devront en assumer l’entière responsabilité. C’est monnaie courante au Maroc que de vouloir échapper aux lois en pratiquant la politique de l’autruche, je ne peux donc que donner raison à ce ministre. » En appuyant la circulaire, les parents d’élèves, du moins ceux qui sont informés, entendent encourager le respect de la loi, en aspirant à une meilleure gouvernance.
Ainsi, ils se rangent du côté d’El Ouafa, qui après avoir reçu le soutien indéfectible du gouvernement, puis celui de bon nombre de professeurs, pourra au moins se vanter d’avoir survécu à sa première rentrée.
Ranya Sossey Alaoui |
Ahmed*,
« Nous n’avons pas eu le temps de prendre des dispositions »
Directeur d’un lycée privé à Rabat
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Cet arrêté abrogeant la circulaire de 2008 nous a surpris et a perturbé la rentrée scolaire de nos élèves dans les établissements privés. Nous n’avons pas eu le temps, en tant que responsables d'établissements d’enseignement privé, de prendre des dispositions pour pouvoir faire face à cette nouvelle donne. Cela nous a perturbés aussi en tant que corps pédagogique parce qu’en l’absence de centres de formation des enseignants, nous comptons beaucoup sur les enseignants du public pour dispenser des cours de qualité dans les écoles privées. A terme, les conséquences seront graves pour tout le monde. Cette décision risque de porter préjudice à la qualité de l’enseignement dispensé dans le privé. 
Pour remplacer les enseignants, les établissements privés vont puiser dans les candidatures des diplômés universitaires sans expérience et sans aucune formation en pédagogie de l’enseignement. De leur côté, les enseignants risquent de se retrouver dans une situation financière difficile avec le manque à gagner qu’ils devront subir suite à cette décision. »
Propos recueillis par A.H.E.
* Le prénom a été modifié |
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