Loin des clichés, la rentrée sociale s’annonce chaude pour le gouvernement. Dans le public comme dans le privé, les motifs d’inquiétude, ou de mécontentement, sont nombreux. Et les attentes d’autant plus fortes. Sollicité sur de nombreux fronts, Abdelilah Benkirane doit sans tarder restaurer un climat de confiance, sauf à devoir faire face rapidement au grondement de la rue.
Inflation galopante, hausse des prix du carburant, inquiétudes face à la flambée des matières premières, détérioration de la situation de l’emploi, remise en question de la gratuité de l’accès à l’université… les sujets ne manquent pas qui inquiètent une opinion publique frustrée par les faiblesses très tôt révélées d’une coalition gouvernementale en mal d’inspiration. Témoin, l’indice de confiance des ménages (ICM) qui ne cesse de perdre du terrain depuis un an.
Face à une opinion publique sceptique, le gouvernement aurait pu parier sur l’adhésion des partenaires sociaux. Las, les organisations syndicales broient du noir en dénonçant « l’absence d’un réel dialogue social ». Et la CGEM presse le gouvernement de passer du stade de l’incantation à l’action.
Alors que tous les indicateurs économiques et financiers du Royaume sont dans le rouge, économistes et chefs d’entreprise s’inquiètent de plus en plus ouvertement de l’attentisme gouvernemental. « La période de repos biologique est terminée ! », veut croire Jamal Belahrach, le président de la commission Emploi et relations sociales, dans l’interview qu’il donne cette semaine à actuel (Lire pages 21 à 23).
Le projet de loi de Finances 2013 aurait pu rassurer sur la volonté du gouvernement de fixer le cadre dans lequel il entend faire évoluer l’économie nationale. Pour l’heure, il n’en est rien. Organisations syndicales et patronales demeurent dans l’expectative. Quant à la rue, les meilleures plaisanteries – fussent-elles émises par le chef du gouvernement – étant les plus courtes, elle piaffe aujourd’hui de voir enfin mises en œuvre les promesses d’une campagne électorale qui lui laissaient espérer des jours meilleurs.
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Dialogue, quel dialogue ?
Au lendemain de mesures arrachées au gouvernement de Abbas El Fassi, sur fond de Printemps arabe et d’élections législatives à venir – mesures concédées en dépit de l’état d’alerte de tous les clignotants macroéconomiques –, les organisations syndicales attendaient de Benkirane qu’il respecte non seulement les engagements de son prédécesseur, mais qu’il impulse une nouvelle dynamique à un dialogue social à la peine depuis de longues années. La frustration, voire la colère chez certains, est à la hauteur de l’espoir revendiqué.
Le premier exercice de dialogue social du nouveau chef de gouvernement ne s’est pas déroulé sous les meilleurs auspices. D’ailleurs, nombre de responsables ou acteurs syndicaux estiment qu’il n’y a pas eu véritablement de « dialogue social ».
Certaines organisations ont certes leur part de responsabilité pour avoir décliné l’offre de dialogue, du moins dans la configuration annoncée. Mais le gouvernement n’a rien fait de son côté pour véritablement rassurer. Hamid Chabat, le patron de l’UGTM, pourtant membre dirigeant de l’Istiqlal, membre de la coalition gouvernementale, ne s’est pas déplacé pour la première réunion tenue début mars. Motif : le gouvernement « gênerait l’action syndicale ».
Dans la foulée, la CDT et la FDT se sont associées pour attaquer frontalement le gouvernement en organisant une marche nationale le 27 mai 2012, soit moins d’un mois après les traditionnelles marches du 1er mai. Cette manifestation imposante, moins de cinq mois après la prise de fonction de Benkirane, témoignait du climat de tension entre pouvoirs publics et partenaires syndicaux. Un climat qui, en cette rentrée, est loin d’être atténué.
Au point que la relation entre le gouvernement et les centrales syndicales semble sclérosée. Joint par actuel, Larbi Habchi, membre du bureau central de la FDT, assure qu’« il n’y a aucun contact entre les syndicalistes et le gouvernement ».
Pour autant, rendez-vous a bien été pris pour ce mois de septembre, au cours duquel devraient enfin se tenir les premières réunions entre l’exécutif, les centrales syndicales et la CGEM, autour de la classique réunion sur le projet de loi de Finances. Mais, pour les syndicats, là n’est pas le seul sujet de dialogue à engager. L’ampleur des dossiers est tout autre, et l’impatience des grandes centrales syndicales exacerbe l’environnement de cette rentrée.
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Une suspicion grandissante
Dans le secteur public, les menaces de grèves sont bel et bien d’actualité. Les secteurs de l’enseignement, des collectivités locales, des ouvriers agricoles pourraient être parmi les plus touchés. Sans oublier les manifestations de revendications ou de protestation qui agrémentent les principales villes du Royaume.
Le climat général autant que l’environnement économique ne sont guère favorables au consensus. Les indicateurs économiques, notamment l’indice des prix publié par le haut-commissariat au Plan (HCP) en hausse de 0,3% sur le deuxième trimestre, ne prêtent pas à l’optimisme.
Si l’on ajoute à cela la décision forcément impopulaire d’augmenter les prix des carburants, il y a là de quoi donner du grain à moudre aux syndicats. « Même au vu des chiffres officiels, il est clair que les gens souffrent », reconnaît Mohamed Hakech, membre de la commission administrative de l’UMT (Union marocaine du travail).
Fait nouveau, les organisations syndicales sollicitées avancent que le climat, morose, se double d’une suspicion grandissante à l’égard de l’exécutif. Un exécutif accusé de ne rien faire pour « rassurer ».
Les déclarations de Benkirane sur la corruption, et son fameux « Allah pardonne les errements du passé » prononcé en direct sur Al Jazeera, ne sont pas faites pour calmer les syndicats qui y voient un acharnement contre les catégories sociales les plus faibles, au profit de lobbys qui continueraient de profiter de l’impunité. « Ce sont là des déclarations contradictoires, qui jettent le discrédit sur la politique du gouvernement ou au moins brouillent l’image. Tout tombe à l’eau ! », fulmine Mohamed Hakech, à l’UMT.
Les syndicats ne reprochent pas seulement au gouvernement son manque de visibilité et sa méthodologie de travail avec les partenaires sociaux. Ils estiment également que les décisions antérieures signées avec le gouvernement El Fassi n’ont pas été mises en œuvre.
Ce sont les fameux accords du 26 avril 2011, dont seule l’augmentation de 600 dirhams a été appliquée sur le terrain (voir encadré). Ce qui n’empêche pas les centrales syndicales, arguant la vie chère, de demander en cette rentrée de nouvelles hausses de salaire. S’ils savent qu’une telle revendication n’a aucune chance de passer au regard de la conjoncture économique difficile, les syndicats affirment disposer de plusieurs cordes à leur arc.
Ainsi crient-ils à la mauvaise foi en estimant que certaines revendications, notamment juridiques ou ayant trait aux libertés syndicales (voir encadré) ne nécessitant pas d’effort budgétaire supplémentaire mais une simple volonté politique, n’ont pas été satisfaites. « Benkirane ne veut rien savoir. Il a d’autres priorités, notamment celle de gêner l’action syndicale ! », s’emporte Larbi Habchi (FDT).
Certaines dispositions, pourtant validées en avril 2011 par le gouvernement sortant de Abbas El Fassi, voient leur mise en œuvre se heurter aujourd’hui au dialogue de sourds entre syndicats et gouvernement.
Ces frustrations, le climat de suspicion et les retards enregistrés, enveniment clairement l’environnement de cette rentrée. La pression est forte dans plusieurs secteurs sociaux, où le climat pourrait se détériorer de façon spectaculaire sans délai. Quels sont précisément ces secteurs chauds prêts à s’enflammer à la rentrée ?
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Collectivités locales
Les grèves ne s’arrêteront pas
Les demandes des fonctionnaires des collectivités locales sont un véritable casse-tête, qui n’est pas près de trouver un épilogue. Les grèves se suivent et se ressemblent, bloquant un service public qui a en plus la particularité d’être très sollicité par les citoyens. Le bras de fer a certes commencé à l’époque du gouvernement Abbas El Fassi.
Mais il semble prendre encore une nouvelle ampleur avec Benkirane. Aucun des deux chefs de gouvernement n’a réussi à désamorcer la bombe. « C’est le statu quo, il n’y a aucun changement ni la moindre amélioration sous le nouveau gouvernement », tempête Saïd Chaoui, secrétaire général de la Fédération nationale des ouvriers et fonctionnaires des collectivités locales.
En août, les employés des collectivités locales ont observé deux jours de grève qui sont venus s’ajouter à de nombreux autres jours d’arrêt de travail tout au long de ces derniers mois. A tel point que l’exaspération des citoyens, qui n’ignorent pas l’existence de pratiques illégales, ne cesse de grandir.
Certains fonctionnaires, notamment ceux chargés de l’authentification des signatures, s’installent ainsi dans les cafés et reçoivent rapidement les plus pressés moyennant un pot de vin. « Ces pratiques ne sont pas nouvelles, elles ont de tout temps existé, avec ou sans grève. Il ne faudrait pas qu’elles soient une excuse pour différer et bloquer le dialogue », nuance Saïd Chaoui.
La récurrence de ce mouvement social, rythmé chaque semaine, en viendrait presque à faire oublier les revendications qui en sont à l’origine. Principale revendication : la réforme des statuts. Ces fonctionnaires réclament ainsi la régularisation des titulaires de licences, des adjoints techniques, des administratifs et des techniciens en les alignant sur le statut de la fonction publique. « Il y a même eu une régression par rapport au passé sur ces questions. L’avancement dans l’administration prenait dix ans. Aujourd’hui, il peut aller jusqu’à vingt ans dans certains cas pour passer de l’échelle 7 à 8 puis à 9 », s’indigne Saïd Chaoui.
Le syndicat compte procéder à une évaluation ce samedi 8 septembre et n’écarte pas un nouveau recours à la grève. Pour les entreprises comme pour les particuliers, le blocage des services publics n’est donc pas près de s’arrêter. C’est là un des sujets les plus urgents pour le gouvernement.
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Enseignement
Manque de visibilité
Le secteur de l’enseignement, primaire et secondaire confondus, est l’un des plus réputés pour son activisme syndical. Or, là encore, le dialogue semble sclérosé. Alors même que les piètres résultats enregistrés par l’enseignement public marocain et l’échec du plan d’urgence du précédant gouvernement devraient conduire à la mobilisation.
« Cette rentrée s’annonce très chaude. En plus des problèmes classiques, il y a une nouvelle donne cette année. Le ministère n’a aucune stratégie pédagogique, pas de plan pour les manuels scolaires… L’échec du plan d’urgence laisse un trou béant », estime Hassan El Haimouti, membre du bureau national de la fédération nationale des enseignants (FNE).
« Le discours royal a fini par montrer la gravité de la crise que traverse le secteur et le chaos qui y règne », poursuit-il. A tout cela, il faut ajouter le mauvais vent de crise économique que traverse le pays et qui impacte inéluctablement le corps professoral et pédagogique.
« L’équipement des écoles qui n’est déjà pas satisfaisant risque de pâtir encore plus d’un manque de moyens. Pour vous donner une idée de la régression subie, une circulaire parue en juin dernier fixe à 40 le nombre maximum d’élèves par classe, alors que la norme internationale est de 24.
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Cela veut dire tout simplement que la surpopulation des classes n’est même plus perçue comme anormale », se désole Hassan El Haimouti. Dans ce secteur crucial, le dialogue semble également bloqué. Certes des réunions se tiennent avec le ministère – la dernière remonte au 2 août – mais elles demeurent pour l’essentiel « protocolaires et sans avancement notable », déplore Hassan El Haïmouti. Le silence du ministre de l’Education nationale, à la veille de la rentrée scolaire, n’est pas de nature à rassurer.
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Santé
DĂ©brayages et sit-in en vue
Le secteur de la santé publique manifeste lui aussi une effervescence certaine. Plusieurs mouvements et débrayages devraient venir perturber ce service public. Le 5 juillet, les syndicats de la santé affiliés à l’UGTM, la CDT, la FDT et l’UNTM et le syndicat national des médecins ont fait grève.
Objectif : l’amélioration de leurs conditions de travail. Le dialogue avec le nouveau ministre, El Ouardi, est pourtant ici reconnu mais il tarde aux yeux des professionnels à déboucher sur du concret. La tension est donc toujours là .
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En parallèle, les résidents et internes mènent également une fronde à leur niveau. Ils réclament eux aussi l’amélioration de leurs conditions de travail, et notamment la rémunération de leurs gardes nocturnes sur laquelle ils se sont entendus avec les responsables du secteur mais qui n’est toujours pas versée.
Un arrêt de travail d’un jour était prévu ce jeudi 6 septembre au niveau du CHU de Casablanca et d’autres mouvements de grève, peut-être même coordonnés au niveau national, ne sont pas à écarter. « Rien n’a changé depuis le début du dialogue avec le ministre.
Nous espérons une régularisation de notre situation car il est prévu de rencontrer le ministre, mais de nouvelles grèves ne sont pas à écarter », explique Mohamed Amine Mahraoui, résident en deuxième année au CHU de Casablanca et membre de l’Association des résidents de Casablanca (ARC).
Un sit-in national portant sur la revendication d’une augmentation générale au bénéfice des médecins internes, dont la rémunération est jugée particulièrement insuffisante, devrait être organisé le mardi 18 septembre.
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Henri Loizeau et Zakaria Choukrallah |