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Binationaux : J’ai deux amours...
actuel n°157, jeudi 30 août 2012
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«Binat» n’est pas qu’un terme pour désigner une double nationalité, c’est une communauté qui fait désormais partie intégrante de notre société et qui tente tant bien que mal de s’y assimiler, avec son lot de désillusions… Binat, c’est aussi le nom d’une association qui ambitionne d’asseoir la citoyenneté de ces enfants d’immigrés sur les deux rives.
Ce dossier sur les binationaux vient clôturer notre saga de l’été consacrée aux Marocains d’ailleurs : ceux qui sont partis refaire leur vie là où l’herbe était plus verte; ceux qui ont réussi ailleurs et ont conquis le monde ; et enfin, ceux qui sont revenus. Ces enfants d’immigrés font aujourd’hui partie intégrante de notre Maroc car ils ne représentent pas moins de 50% de la communauté étrangère établie ici, dans cette rive sud de la Méditerranée. Ils sont revenus avec, en prime, une double nationalité. Ils s’appellent «binat» entre eux. Une « schizophrénie » que certains assimilent à une bipolarité : «En théorie, nous sommes marocains ici, et français en France, mais en réalité nous sommes de nulle part», témoigne non sans aigreur Fatiha, une Franco-Marocaine ayant fait le chemin inverse de celui de ses parents par le biais d’une opportunité professionnelle.
Dans son livre La diaspora marocaine en Europe, Zakya Daoud évoque la migration, le retour, et le prix que payent les «revenus» pour le départ de leurs aînés. Cette diaspora reconnaît qu’à part les vacances au bled, elle ne connaissait pas le Maroc, ses grandes villes, ses paradoxes… Il lui faut donc apprendre de nouveaux codes, trouver de nouveaux repères, surmonter les décalages, les frustrations, les incompréhensions, expliquer la double appartenance difficile à faire admettre par les «Marocains de souche»… en somme, gérer le choc culturel.
La bipatrie, on nous l’affirme, c’est une richesse. Tous les binationaux reprendront en chœur la sempiternelle réplique de Jamel Debbouze : «Comment peut-on choisir entre son père et sa mère?» Preuve que si le Maroc coule dans leurs veines, la nationalité du pays d’accueil dans lequel ils ont grandi, qui leur a transmis son système de valeurs, n’est pas qu’un passeport pour la liberté, celle de voyager entre autres.
Dans son livre, Zakya Daoud aborde également les retours temporaires, suivis de nouveaux départs pour incompatibilités de mœurs… Ce choix qui leur est donné en fait des personnes mobiles, à cheval entre le Maroc et leur pays d’accueil, avec l’espoir d’apporter leur savoir-faire, leur volonté de développement, un peu comme une reconnaissance, à leurs parents, leurs grands-parents, à leurs racines. Aujourd’hui, une association est en train de se créer, histoire de faire connaître cette frange qui n’est plus seulement saisonnière de notre société, la soutenir, l’intégrer au mieux.
Asmaa Chaidi Bahraoui
Photos Brahim Taougar
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Sadek el Bahjaoui et Khalid Tamer : «Il faut rendre à notre pays ce qu’il nous a donné»
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L’un est un cavalier émérite. Aux côtés du grand Bartabas, il est devenu voltigeur et chorégraphe équestre. Aujourd’hui, Sadek el Bahjaoui forme les Marocains à l’équitation artistique.
L’autre, Khalid Tamer, est auteur, monteur de spectacles et organisateur de Awaln’Art à Marrakech. Rencontre avec deux binationaux qui font de leur parcours entre deux rives l’essence de leur vocation.
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Comment vit-on sa double nationalité ?
Khalid Tamer : Je suis fier d’être un enfant de la République. Quand je suis là , bien sûr, le côté marocain revient. Quand l’équipe de France perd, je suis plus peiné que quand c’est celle du Maroc. Je n’y peux rien. C’est émotionnel, j’ai grandi en France, je suis quand même corrézien ! Mais c’est une richesse d’avoir une double culture. Quand j’étais plus jeune, c’était plus lourd à porter. Quand on est jeune, on n’est pas centré… On cherche son identité. Aujourd’hui je suis français et marocain, ma femme est canadienne et mon fils est franco-canado-marocain… c’est encore plus dur à porter pour lui ! Mais quand on était enfant, on était des immigrés. Mon fils ne le sera pas. Et c’est plutôt une force. Les juifs américains ou français ont toujours vécu cette double identité et ça a bien marché. Et ils arrivent à en faire un moyen de lobbying.
Certains pensent qu’il faut à un moment choisir son camp…
Khalid Tamer : Ceux qui nous reprochent une double allégeance sont des extrémistes qu’ils soient d’ici ou de là -bas [...].
Sadek el Bahjaoui : C’est un faux débat, on est mal placé pour en parler puisqu’on veut montrer un message de multiculturalisme. On est vraiment des intermédiaires.
Khalid Tamer: On m’a dit plusieurs fois pendant Awaln’Art que je venais christianiser des villages! Parce que je montais des spectacles avec des Français, mais c’est ma culture et j’ai envie de la partager !
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Qu’apportez-vous maintenant au Maroc ?
Sadek el Bahjaoui: En termes d’équitation, il y a une tradition qui n’a pas bougé d’un iota au Maroc. Et en Europe, il y a eu une évolution sportive et artistique. Mon métier, c’est le théâtre équestre et je veux le retranscrire différemment ici tout en respectant les traditions. C’est un pays émergent à tous les niveaux et quand je vois les richesses qu’on a, les acrobates… il y a une graine qui ne demande qu’à pousser.
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Cette sorte de transfert de technologie, même artistique, c’est un point commun entre de nombreux Marocains du monde qui reviennent…
Khalid Tamer: On a acquis un savoir-faire que nous devons transmettre.
Sadek el Bahjaoui: Il faut rendre à notre pays ce qu’il nous a donné. Il nous a donné une base.
Notre pays ? Mais lequel ?
Sadek el Bahjaoui: Là il nous coince (rires). On est parti du Maroc, on a eu une base. Puis on s’est formé dans notre deuxième pays, la France. Et maintenant, on revient. Et ainsi de suite. Il y a des vases communicants.
Khalid Tamer: J’ai travaillé avec des Japonais qui m’ont fait comprendre qu’il fallait connaître ses racines pour savoir où aller. Notre racine, c’est le Maroc. Nos feuilles sont en Europe. Et chaque retour est important. Je ne me sens pas d’ici ou de là -bas. Je suis là où je suis.
Propos recueillis par Eric Le Braz
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Ahmed Ghayet: «Nous ne sommes pas entre deux chaises, mais sur un canapé»
Ahmed Ghayet fait partie de ces «binat» rentrés au Maroc et engagés dans l’action associative. Rencontre avec celui qui fait de la jeunesse son cheval de bataille.
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Vous ĂŞtes vous-mĂŞme un binational. Comment le vivez-vous?
Comme une richesse ! Je suis l’enfant d’une «addition», celle de deux pays, de deux cultures, de deux éducations. D’autant plus que pour tous ceux de ma génération, nés en France, la nationalité française a été «naturelle». Depuis notre enfance, nous apprenons à «jongler» avec ces deux faces de notre identité. Il faut vivre cela comme une complémentarité, savoir «marier» les différents aspects de ce que nous avons appris, de ce que nous avons acquis, de ce que nous sommes. Je porte en moi la diversité. Certains voudraient y voir un «handicap», pensant que nous sommes assis entre deux chaises, alors qu’en fait nous sommes assis sur un canapé. J’aime passionnément le Maroc, pays de mes ancêtres, de mes racines, de ma foi ; et j’aime énormément la France, pays de mon enfance, de mon adolescence, pays de mon éducation : les deux ont fait de moi ce que je suis !
Après avoir toujours vécu en France, j’ai fait le choix de (r)entrer au Maroc. Pour moi, il n’y a pas rupture, il y a continuité, j’ai besoin des deux pour être «complètement» moi.
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Peut-on parler d’un retour de la diaspora marocaine ?
Selon moi non. Nous pouvons parler de retours individuels : soit des parents qui, à l’âge de la vieillesse, choisissent de revenir dans leur pays, soit des jeunes franco-marocains, belgo-marocains…bref des Euro-Marocains qui, à cause de la crise en Europe, ou par ambition personnelle, choisissent de (r)entrer au Maroc. De là à parler d’un «retour» de la diaspora, je ne pense pas, cela reste un choix –volontaire ou nécessaire– personnel.
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Quels sont les avantages dont jouissent les binationaux et quels sont les obstacles auxquels ils se heurtent dans leur quotidien, notamment ici dans leur pays d’origine ?
Il y a un certain nombre de Franco-Marocains de ma génération qui ont fait le choix du «retour» au début de l’an 2000, juste après l’accession au Trône du roi Mohammed VI. C’était un «appel d’air», l’envie de venir apporter «quelque chose» au Maroc –ne serait-ce que notre expérience–, le désir de participer à quelque chose qui se construisait, c’était excitant, motivant, mobilisateur. Nous nous sentions concernés, impliqués et surtout nous ne venions pas pour «gagner de l’argent» ou donner des leçons mais pour participer à quelque chose de collectif. [...] En ce sens, notre bi-nationalité n’a pas posé problème, nous ne l’avons pas brandie comme un étendard mais nous l’avons plutôt mise à profit pour partager. D’ailleurs nous sommes quasiment tous engagés, ici au Maroc, dans la société civile, dans le mouvement associatif, dans différentes causes humanitaires et aussi dans les relations culturelles, humaines, artistiques qui relient les deux pays.
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Et maintenant ?
Les Euro-Marocains qui r(entrent) aujourd’hui viennent dans un autre esprit. Je ne critique pas mais je constate la différence de motivation. Ce sont des golden boys qui viennent suite à une offre d’emploi valorisante, ou bien pour créer leur propre entreprise, et ils réussissent plutôt bien. Ils ont de l’ambition, de la volonté et affichent clairement leur intention: gagner de l’argent. Ce qui n’est pas illégitime d’ailleurs, mais de ce fait ils ne sont pas à la recherche d’une sorte d’osmose avec la population, ils restent «en dehors». Ainsi ils sont peu nombreux à s’impliquer dans les actions associatives. Pour eux, la binationalité est un «atout», ils l’affichent et s’en servent un peu comme d’une «barrière» ou en tout cas une «protection». Ils peuvent être un vrai plus pour notre société s’ils donnent l’exemple: en déclarant leurs employés à la CNSS, en offrant des salaires dignes de ce nom, en s’impliquant dans la formation de leurs ouvriers…
Pour conclure, je dirai qu’être binational est une chance, que cela donne des droits certes, mais implique aussi des devoirs vis-à -vis de nos deux pays d’appartenance. Utilisons cela au bénéfice des deux puisque nous sommes un trait d’union à nul autre pareil. Et puis être binational ne se résume surtout pas à une question de «papiers», cela se vit, c’est constitutif de notre identité, c’est avant tout une belle histoire d’amour.
Propos recueillis par Asmaa Chaidi Bahraoui |
Jamel Debbouze : « On n’est pas immigrés, on est nous »
On le revoit tous les ans lors du Marrakech du Rire. Une occasion d’avoir une interview rigolote avec un «bon client». Mais cette année, l’entrevue avec Jamel était beaucoup plus sérieuse que d’habitude. Et il faut écouter les humoristes quand ils deviennent sérieux…
Qu’est-ce que représente la France pour vous?
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C’est mon pays.
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Et le Maroc ?
C’est mon pays. Sans être ultrapatriote, ce sont mes pays, là où j’ai grandi, là où je me sens bien, là où j’ai ma famille, mes amis. C’est là où j’aime vivre. C’est une chance extraordinaire d’avoir deux atouts dans ma besace.
J’ai une amie qui me dit que la binationalité est un cadeau. Mais un cadeau empoisonné...
Pourquoi?
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Car on la traite de française ici et qu’elle ne se sent pas acceptée en France…
C’est vrai qu’on vit au travers du regard des autres. On nous appelle les immigrés en France, les «migrrris» ici. Mais moi j’ai tendance à me sentir chez moi partout. Je n’ai jamais prêté trop d’attention au jugement des autres. Si j’avais écouté les premiers jugements, je me serais arrêté très vite. Je me sens bien partout et c’est à force de se sentir bien que les autres se rendent compte qu’on est à notre place. Ce n’est pas le regard des autres qui importe, c’est celui que je porte sur moi.
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En France, en particulier pendant la campagne présidentielle, certains à droite ont remis en cause la double nationalité…
Qu’est-ce que ça veut dire remettre en cause la double nationalité?
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Par exemple, Marine Le Pen affirme qu’on ne peut pas avoir de double allégeance…
Ça ne veut rien dire. On ne peut pas avoir de double culture? Comment je fais alors! Je me sens bien car j’ai cette dualité en moi et c’est un cercle vertueux. Mon côté français comme mon côté marocain me rendent des services. Et ça c’est un trésor inestimable.
Avoir deux cultures, c’est juste mieux que d’en avoir une! J’ai une chance incroyable et je le vis merveilleusement bien. Cette binationalité me rend concrètement service dans mon quotidien. Je ne peux pas l’expliquer à Marine Le Pen, il faudrait qu’elle ait cette double culture pour comprendre.
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Le débat n’est pas que français. Au Maroc aussi, on estime qu’on ne peut pas avoir deux pays…
C’est pas vrai! C’est complètement faux. Ce sont ceux qui ont un problème avec nous qui ont un problème avec la binationalité. Ceux qui nous appellent les immigrés en France ou les «migrrris» ici au Maroc…
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Y a-t-il des moments où vous vous sentez plus français et d’autres plus marocain?
Je me sens français quand Karim Benzema marque ou quand je vais voter. Mais je vais vous dire que je me sens français et marocain tout le temps. Je ne me pose jamais la question. C’est vous qui vous la posez. Les gens à l’extérieur se disent : «ça doit être bizarre d’avoir une double culture.» Nous on ne se pose pas la question. On ne peut pas faire la différence entre son père et sa mère, et je ne veux pas faire la différence entre le Maroc et la France. C’est naturel chez moi et chez beaucoup de gens. Ça le devient moins quand on pointe du doigt le fait d’être immigré. Mais vu de l’intérieur, on n’est pas immigrés, on est nous.
Propos recueillis par Eric Le Braz
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Malika Barki : «Rompre avec toutes sortes de ségrégations»
Ils s’appellent «binat» entre eux, et c’est ce nom qui a inspiré cette Franco-Marocaine de 46 ans pour créer une association, ici au Maroc, histoire de dire qu’ils existent.
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C’est le hasard de la vie qui a voulu que cette fille d’immigrés d’une province de Haute-Savoie s’imprègne de l’esprit associatif dès l’âge de douze ans. Le curé du village, ami intime des parents de Malika, a vu en la jeune fille la personne idéale pour aider des enfants en difficulté scolaire. Elle n’avait alors que douze ans. «C’est aussi grâce à ce grand Monsieur que j’ai acquis une conscience politique», confie la présidente de l’association Binat. En lui faisant lire des journaux, en l’embarquant avec lui à Paris lors de «La marche des beurs», cet homme a insufflé dans la vie de Malika une nouvelle impulsion : la lutte contre toutes sortes de discriminations. Elle commence par créer SOS Racisme dans sa province. Des années plus tard, elle intègre le Parti socialiste. Et c’est sur les bancs de la faculté de droit de Grenoble que Malika Barki fait ses armes dans le syndicalisme et rencontre, entre autres, Pouria Amirshahi, le député de sa circonscription… Aujourd’hui maman de trois garçons, Malika a fait le choix de faire le chemin inverse de celui de ses parents : elle est retournée au Maroc avec une volonté impérieuse, celle de réunir les deux rives…
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Pourquoi avoir créé «Binat» ?
Depuis un certain temps, nous avions remarqué que nous étions de plus en plus de binationaux à nous installer au Maroc. Nous sommes éparpillés dans tout le Royaume, mais il y a une réelle concentration entre Casablanca et Rabat de par la dimension économique de ces deux villes. Il y a aussi une large communauté installée à Tanger mais également entre Fès et Meknès. Nous nous sommes retrouvés donc dans le cadre d’associations mais aussi grâce à l’actualité, notamment celle des élections législatives en France. Nous nous sommes dit que cela serait bien que l’on se réunisse, histoire de nous faire entendre et de faire reconnaître une certaine légitimité. La binationalité n’est pas une nationalité en soi mais un atout. Seulement, nous ne sommes pas considérés comme des citoyens à part entière, et cela est valable autant au Maroc qu’en France. En créant Binat, nous voulions informer, faire connaître cette communauté qui retourne au Maroc grâce à des opportunités professionnelles mais aussi parce qu’elle y a des attaches familiales. Nous aimerions partager ici tout ce bagage acquis là -bas. Le Maroc est en pleine mutation et n’en demeure pas moins une référence de stabilité et de modération parmi les pays arabes. Nous aimerions nous impliquer avec toute notre diversité dans l’essor et le développement de ce pays, comme nous l’avons fait en France.
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Vos objectifs sont donc, en quelque sorte, de relier les deux rives…
Nous sommes marocains ici et français en France, et avec le déphasage entre les deux pays, nous ne pouvions que vivre dans une certaine schizophrénie. Nous aspirons à mettre en avant cette diversité que nous vivons très bien, sans déchirement aucun. Nous assumons parfaitement notre binationalité et nous voudrions être reconnus en tant que tels. Nous avons beaucoup de choses à apporter à la société marocaine mais aucune leçon à lui donner. Bien au contraire, nous avons tout à apprendre de la société marocaine, mais hélas, ce n’est pas souvent réciproque. Les gens ne savent pas trop se conditionner par rapport à nous. Marocains? Français? Marocains de France?... notre volonté est justement d’échanger autour de cette différence car le malaise ne vient pas de nous mais de l’interlocuteur. Et pour cause, l’image à connotation négative véhiculée de l’ancien émigré, celui qui est parti pour améliorer sa situation financière et celle des siens, celle des MRE rentrant les coffres remplis de cadeaux pendant les vacances estivales, les problèmes de délinquance des jeunes dans les banlieues… nous ne sommes pas dans tout cela. Nous avons fait des études, nous nous sommes frottés aux milieux associatifs, militants, politiques… nous aspirons à rassembler, fédérer, et cela va au-delà des binationaux. Il y a des Français qui ont vécu trois voire quatre générations au Maroc, ils y ont enterré leurs parents, grands-parents. Ces gens-là ne sont pourtant pas considérés comme étant complètement marocains, parce qu’on ne leur a jamais octroyé la nationalité marocaine, alors qu’ils sont peut-être plus marocains que vous et moi.
En somme, nos objectifs ont pour maîtres-mots la citoyenneté en général, les droits et les devoirs afférents à celle-ci, mais avant cela, la reconnaissance de cette citoyenneté pour nous et pour nos enfants. Grâce à la réforme de la loi sur la nationalité par exemple, mes trois enfants qui sont de père français ont pu accéder à la nationalité marocaine et, par conséquent, à la binationalité. Ayant toujours milité contre les discriminations, avec Binat, j’espère contribuer à rompre avec toutes sortes de ségrégations.
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Quelles sont les actions concrètes entreprises par l’association à ce jour ?
Nous avons organisé un débat auquel nous avons invité tous les candidats qui allaient nous représenter lors des élections législatives, ainsi que la plupart des électeurs histoire de les informer et de leur faire connaître les personnes pour lesquelles ils allaient voter, sans parti-pris de notre part. Nous estimions que les médias aussi bien français que marocains ne nous informaient pas suffisamment alors que nous allions voter pour la première fois pour des élus qui nous représentaient. Pour la première fois, la plupart des candidats de la neuvième circonscription –laquelle regroupe tout le Maghreb– étaient des binationaux, et chaque pays était représenté par un candidat. C’était aussi la première fois qu’on nommait des élus à l’étranger. Il était donc important de reporter les différents aspects de la vie des binationaux ailleurs qu’en France.
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Quels sont les membres qui ont rejoint votre association?
Ils sont de différents milieux : des journalistes, des cadres en communication, des banquiers, des financiers, des gens du milieu associatif… La moyenne d’âge est comprise entre 30 et 40 ans. Je suis la plus vieille.
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Avez-vous des chiffres à nous fournir quant au nombre des binationaux qui s’installent tous les ans au Maroc?
Pas avec exactitude, mais cela va crescendo. Nous représentons par exemple plus de 50% de la communauté étrangère au Maroc.
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Vous avez parlé de la binationalité comme étant un atout. Quels sont donc les avantages dont jouissent les binationaux?
Les avantages sont très minces. Bien entendu, pour un citoyen marocain, nous jouissons de représentations consulaires nous permettant d’inscrire nos enfants dans des établissements français d’office. Ce n’est pas un avantage mais plutôt un droit pour nos enfants qui sont français, il est normal donc qu’ils soient dans des écoles françaises puisque leur langue maternelle est le français. Mais le problème qui persiste et qui nous rassemble avec les nationaux, c’est que ces écoles sont payantes et sont extrêmement chères. Où est donc l’avantage? C’est pourquoi nous bataillons pour un enseignement gratuit partout.
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Les avantages restent minimes, dites-vous; on présume que les difficultés, elles, sont plus importantes…
Lorsqu’on arrive au Maroc, on se heurte à un énorme mur. Nous sommes surpris par certains réflexes, certains regards, par des mentalités qu’on découvre amèrement aux antipodes des nôtres alors que l’on croyait ressembler aux Marocains ne serait-ce que parce qu’on a le même sang… tout un ensemble d’attitudes dues à la méconnaissance de notre réalité actuelle. Résultat: nous avons du mal à nous considérer marocains alors que nous sommes rejetés. Professionnellement, c’est encore plus difficile de s’intégrer, de se faire accepter. Il y a un complexe latent. Les Français de souche arrivent à avoir les meilleurs postes au sein des entreprises marocaines et, par conséquent, les meilleurs salaires. Ils sont forcément vus par leurs collaborateurs marocains comme étant des voleurs d’opportunités. Avec cette nouvelle génération de binationaux qui retournent au pays de leurs parents bardés de diplômes des grandes écoles, il arrive la même chose, sauf que le malaise est amplifié puisque ce supérieur hiérarchique leur ressemble. Nous sommes confrontés à des crispations, des jalousies du fait que les Marocains ont peur pour leurs postes. D’un autre côté, il faut dire aussi que les Français, qu’ils soient de souche ou d’origine marocaine, arrivent avec un tas d’a priori sur les Marocains. On se rend aussi compte de certaines vérités comme par exemple le fait qu’ici, on fonctionne par castes. Vous comprendrez que je puisse être choquée lorsque, lors d’un meeting, la première question qui m’ait été posée fut : «Vous êtes originaire d’où?» Le système de castes ne différencie pas uniquement entre l’étranger par rapport au national mais aussi par exemple le Fassi et les autres origines, le bourgeois et le modeste…
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Aujourd’hui que les législatives sont terminées, par quelles actions concrètes comptez-vous pérenniser votre association?
Je suis secrétaire générale de la CFM (Communauté française du Maroc), une association qui s’occupe des Marocains résidant à l’étranger (MRE) qui se retrouvent en difficulté au Maroc, tels que les retraités qui choisissent de rentrer au bled. Nous essayons de leur octroyer les droits nécessaires pour qu’ils puissent vivre dignement. Binat aide aussi SOS Villages. Nous nous sommes également associés à l’Association Sqala pour distribuer des ftours aux nécessiteux. Aussi, nous nous intéressons particulièrement à la condition féminine au Maroc. Nous travaillons avec l’association Solidarité Féminine sur cet aspect afin de permettre aux mères célibataires d’accéder à l’autonomie. Tout ce que je fais, c’est pour les futures générations. J’estime qu’il est important de communiquer avec les jeunes, de les inciter à s’impliquer dans la vie associative car c’est le seul moyen de faire reconnaître sa citoyenneté. Il ne faut pas attendre mais agir. J’ai été agréablement surprise par le tissu associatif énorme qui évolue au Maroc. Les gens ont un esprit d’entraide inné, mais manquent cruellement d’état d’esprit collectif. Il n’y a pas de cohérence. Résultat : les actions finissent par s’éteindre par manque de légitimité. Nous avons des femmes extraordinaires qui militent corps et âme pour le développement de ce pays, pour l’accès des citoyens à la dignité… Nous évoluons dans un environnement donné. Par conséquent, nous devons apprendre à partager, à échanger.
Propos recueillis par Asmaa Chaidi Bahraoui
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Jaoued Boussakouran
Tous les rĂŞves sont permis
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Jaoued fait partie de ces enfants d’immigrés qui ont choisi de retourner au pays de leurs ancêtres avec des diplômes et de l’ambition à revendre. Portrait d’un utopiste invétéré qui gère aussi les comptes de l’association «Binat».
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Même si Jaoued est le trésorier de «Binat», il refuse de parler au nom de ses compères. Ce jeune Franco-Marocain avance d’emblée qu’il ne témoignera que de son expérience personnelle. A peine arrivé à son bureau au 13e étage d’un immeuble du boulevard d’Anfa, l’accueil est plutôt chaleureux. Il nous propose même de passer au balcon, histoire de nous imprégner de la vue imprenable qu’il a sur Casablanca. «Avant, je ne connaissais du Maroc qu’Oujda, ville d’origine de mes parents.» Tout s’explique. On croirait même percevoir une certaine fascination de la part de ce diplômé de l’IAE et de Sciences Po pour la capitale économique qu’il a découverte grâce à une opportunité de travail alléchante. Embauché en tant que directeur administratif et financier pour un grand groupe de la place, Jaoued met deux années à se constituer un carnet d’adresses et ouvre son propre cabinet d’expertise, d’audit et de conseil. Papras (le nom du cabinet) a comme clients les anciens employeurs du binational et nombre de Français installés récemment au Maroc, et qui ont besoin d’accompagnement.
Avec sept salariés, l’affaire roule plutôt bien, et ses bureaux abritent même l’association «Marocains Pluriels».
Du haut de ses 28 ans, l’entrepreneur avoue néanmoins un léger désenchantement : «Le Maroc est une terre d’accueil. On arrive à s’y adapter mais on a du mal à vous accepter.» Un constat amer qu’il a fait en intégrant le milieu professionnel. «Nous sommes un peu comme ces juifs marocains qui sont là depuis des millénaires mais que l’on regarde comme s’ils étaient des Marocains "spéciaux".»
Il faut dire que ce Vauclusien ne nie pas pour autant son syndrome d’appartenance au «Village gaulois». «Nous les Français, en particulier, nous avons été élevés dans des valeurs de supériorité, d’universalisme, de prééminence des droits humains… que l’on se retrouve en Malaisie, en Thaïlande ou ailleurs, nous donnons souvent l’impression que nous sommes les meilleurs… Mais en même temps, nous les MRE, nous sommes généralement issus d’un milieu modeste, ce qui fait que l’on arrive au Maroc sans le moindre complexe», ajoute Jaoued. Apporter son savoir-faire, sa pierre à l’édifice, sans prétention aucune, dans le pays que ses parents ont quitté quarante années plus tôt à la recherche d’une vie meilleure, c’est le rêve entamé par Jaoued mais que quelques brumes sont venues obscurcir.
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Accompagner les MRE
«Nous ne faisons que nous adapter à la société marocaine car nous avons du mal à nous y intégrer parce qu’on est pionniers, assène-t-il en ajoutant, l’avantage d’être pionniers, c’est qu’on a franchi pas mal d’étapes, qu’on a défriché le terrain. On a appris un certain mode de travail que les Marocains non pas. Ici, j’ai fini par comprendre une chose toute bête : que la France et le Maroc sont des pays différents. Mais de l’intégrer, c’est très difficile parce qu’on se sent marocain, on a des attaches marocaines et on est venus d’ici.»
Jaoued Boussakouran regrette l’absence d’une véritable politique marocaine à l’égard de la diaspora. Il aurait aimé que le CCME élabore de véritables études sur ces Marocains résidant à l’étranger, sur ceux d’entre eux qui se sont installés au Maroc, que les institutions officielles les encadrent, les soutiennent mais les connaissent d’abord. Et comme tout entrepreneur qui se respecte, Jaoued Boussakouran a même un projet d’avenir pour les jeunes MRE sans emploi et sans compétences et qui se retrouvent, forcément, en difficulté dans leurs pays d’accueil. «Nous avons un artisanat qui a la cote à l’étranger. Pourquoi ne pas proposer à ces gens un retour au Maroc accompagné de formation en tadelakt, dans le travail du gypse, en cuisine?... Quitte à ce que cela soit payé par le gouvernement car il aura un retour sur investissement puisque ces jeunes deviendront de super ambassadeurs du Maroc à l’étranger et de son savoir-faire.»
Asmaa Chaidi Bahraoui |
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