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Pourquoi ne peut-on plus voir le nu en peinture ?
actuel n°147, vendredi 22 juin 2012
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A Paris, on découvre que, depuis deux siècles, les artistes du monde arabe ont su représenter le corps en s’affranchissant des préjugés. A Tunis, on déclenche des émeutes pour protester contre des artistes contemporains qui prolongent ce mouvement. L’art « beau » comme l’art « propre » nous font revenir des siècles en arrière. Combien de temps le Maroc résistera-t-il à cette régression ?
Il y a à peine quelques jours, le premier juin précisément, Tunis se préparait joyeusement à recevoir la foire d’art contemporain, Le Printemps des arts. Sauf que le printemps s’est déjà fané au pays du jasmin. Le palais Abdellia, lieu de l’événement, a été pris d’assaut par un groupe d’extrémistes dans la nuit du lundi 11 juin à cause de trois œuvres jugées blasphématoires. Les barbus se sont, en effet, sentis offusqués de voir des femmes s’exprimer et refuser leur dictat, car il s’agit bien de cela. Parmi les œuvres « offensantes », Le Ring de Faten Gaddes, Punching balls sur lesquels figurait le visage de femmes chrétienne, juive et musulmane. L’installation a été brûlée ! La symbolique est forte, la sentence est tombée, l’autodafé décrété ! Les censeurs les plus austères ont été, également, offensés par le message que contenait la toile de la femme au couscous. Silhouette meurtrie, entourée de barbus. Une esquisse de femme ne portant aucune connotation sexuelle sinon qu’elle dénonce l’intégrisme, sinon qu’elle s’exprime. L’image de la femme asservie avec un plat de couscous entre les cuisses et les mains couvertes de gants de ménagère déplaît, car en arrière plan, les barbus sont pris dans une sorte de piège conçu avec leur propre barbe. Tunis s’est réveillée en sursaut, au bruit des salafistes et s’est endormie sur celui d’Ennahda et de Hezbu-Tahrir. Appelé à la rescousse, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a prononcé des paroles que l’histoire retiendra : « L’art doit être beau mais n’a pas à être révolutionnaire. » Ces mots ont été suivis d’actes, la galerie a été fermée. Faut-il expliquer à un ministre de la Culture que l’art est avant tout expression, et que les arts plastiques ne sont pas de simples caprices esthétiques ? Mais si nous voulons faire l’analyse de la situation, il ne faudrait pas s’arrêter à ces tristes événements, à ces toiles. Ce qui se passe tient davantage à l’ensemble qu’au détail. On pose des bornes, on avertit des dérives. Alors nous cherchons la norme, les limites à observer pour maintenir l’ordre, l’équilibre de quelques déséquilibrés. Mais l’art s’échappe, par les portes, par les fenêtres. L’art refuse l’enfermement, il ira sur les murs comme dans les temps anciens, comme dans les temps modernes. Ce chapitre est loin d’être clos et cette triste histoire vient faire écho à une autre qui est passée sous silence, il y une année déjà .
Avril 2011, Jack Persekian qui présidait la fondation Sharjah Art, organisme qui chapeaute la biennale émiratie, a été licencié à cause de l’installation visuelle et sonore de Mustapha Benfodil. L’artiste ayant commis le crime d’avoir donné la parole aux femmes violées par des barbus pendant la guerre en Algérie.
Il y a une année, la censure est passée sous silence. Muettes. Les femmes n’ont pas de voix, c’est connu, et il ne faudrait pas qu’elles en aient. Jack Persekian a été limogé. Silence…
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IMA, dernier îlot de paix
A l’heure où nous vivons tous ces troubles, sous d’autres cieux et depuis le 27 mars à Paris, l’Institut du monde arabe (IMA) expose « Le corps découvert » ! Une rétrospective qui balaye un siècle de représentation du nu dans le monde arabe. L’institution financée à hauteur de 40% par la Ligue arabe ne s’est pas gênée pour nous faire voyager dans le temps, de l’Orient jusqu’à l’Occident musulman, tout cela à travers une seule représentation, celle du corps. Figures hors du temps, figures de fiction, de réalité transcendée… l’exposition a reçu un accueil considérable. On y découvre des portraitistes arabes du XIXe, des nus aussi. On y découvre les précurseurs, comme les Libanais Khalil Saleeby, Georges Daoud Corm et Moustafa Farroukh ou l’Egyptien Georges Hanna Sabbagh. Nous abordons dans un voyage esthétique étonnant, les portraits de femmes réalisés par le grand Gibran Khalil Gibran. Nous oublions alors le temps présent et nous osons aller vers un espace vertigineux pour découvrir les enluminures de femmes nues de l’incomparable artiste algérien, Mohamed Racim. En s’enfonçant dans la salle d’exposition, la peinture disparaît peu à peu, cédant sa place à la photographie, puis à la vidéo. L’Irakien Adel Abidin et sa Femme Ping Pong est la substance même de ce qu’est devenue la femme dans nos sociétés… A l’Institut du monde arabe on peut voir également les photographies de la Tunisienne Meriem Bouderbala et ses nus accentués par des voiles transparents… L’artiste pourra-t-elle encore exposer ses œuvres dans son pays ? Rien ne semble moins sûr ! Que se passe-t-il ? L’IMA est-il le dernier îlot de paix dans le monde arabe ? Dernier refuge de l’art ? En sortant de cette exposition, une question nous tourmente : qu’avons-nous retenu des legs de Nahda (la renaissance arabe) ? Aujourd’hui, c’est le parti Ennahda qui récupère le nom mais en aucun cas l’esprit. Aujourd’hui, tout devient délit répréhensible. On détourne l’image, on nous en façonne une autre et on nous projette dans l’imaginaire du désir, du sens alors que nous sommes dans le domaine de la perception. Mais en l’absence d’éducation, que pouvons-nous espérer ? Le constat est amer, nous avons failli partout et d’abord à l’école qui nous enseigne les mathématiques et la physique sans la musique, sans la peinture. Une école qui nous apprend à compter sans nous apprendre à sentir. En quittant l’IMA, on laisse derrière soi un trésor inépuisable. On laisse des peintres comme Mahmoud Saïd* qui nous a sortis de l’orientalisme, et on replonge dans l’obscurantisme.
Amira-GĂ©hanne Khalfallah
Mahmoud Saïd* : peintre égyptien (1897-1964) qui a marqué la fin de l’orientalisme.
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Trois questions à Hicham Daoudi, propriétaire de la galerie HD.
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actuel. Vous exposez actuellement au sein de votre galerie les photographies de la jeune Yasmine Laraqui qui comporte quelques nus et d’autres photos assez osées. Pourtant, on ne retrouve pas les photos de sa série « Totem, arcs et respirations ». Ont-elles été censurées ?
Hicham Daoudi. Sincèrement, je ne sais pas de quoi vous parlez. Je les découvre sur son site à l’instant même où vous me parlez… J’ai exposé des nus tout au long de ma carrière, que ce soit dans mes galeries ou à la foire de Marrakech. La nudité ne m’a jamais dérangé. La vidéo Ch’houd de l’artiste est plus choquante que ces clichés, et elle est bien exposée, non ? L’objectif d’une exposition c’est de raconter l’itinéraire de l’artiste, suggérer sa façon de voir les choses.
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Selon-vous, toutes les représentations sont-elles permises ?
Tout, sauf ce qui porte atteinte au sacré et à la religion. Par religion j’entends l’islam, mais aussi toutes les autres religions. Se moquer des signes religieux c’est faire dans la provocation inutile pour s’inventer une notoriété gratuite, il n’est donc plus question d’art. Il faut être au dessus de tout ça. Au-delà de la démarche idéologique, il y a la démarche esthétique, et surtout, commerciale. En tant que promoteur d’art, je ne peux que favoriser tout ce qui peut-être commercial, et donc rentable. Quand bien même la censure ne serait pas religieuse, personne n’achèterait une toile qui bafouille le sacré.
Pensez-vous que l’arrivée du PJD au pouvoir soit une menace pour l’art ?
Depuis le 25 novembre, personne n’a été censuré. Je serais curieux de connaître celui ou celle qui prétendrait le contraire. Avant d’accuser gratuitement les islamistes, il faut que ce soit justifié. Quoi qu’il en soit, pour moi, le Maroc est et restera toujours une exception culturelle dans le monde musulman.
Propos recueillis par Ranya Sossey Alaoui |
Aux Beaux-Arts
Des nus oui, mais en plâtre
Il y a des morceaux de sculptures dans la cour. Des fresques sur un petit mur, et un attroupement de tréteaux dans le fond. La scène illustre bien la tâche délicate d’une école nationale des Beaux-Arts : encadrer l’art, le faire croître en évitant de lui opposer des barrières.
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Le directeur de l’Ecole, Abderrahmane Rahoule, détendu derrière sa légère barbe blanche, évoque avec naturel ses souvenirs d’étudiant. Ambiance sixties. « A l’époque, on avait un modèle vivant à l’école. La majorité des étudiants étaient des étrangers, comme les professeurs. Un Marocain n’avait pas le droit d’exercer comme professeur. » Malgré l’impassibilité du monsieur, on le sent satisfait que ce temps-là soit révolu. Que le Maroc ait pu prendre possession, enfin, de son art. Un petit groupe d’artistes, pas plus de cinq, a fait fleurir un art spécifique. Le « Groupe Casablanca » s’est fait association, l’association s’est faite école, et l’école a contribué à la construction d’une idée toute marocaine de l’art.
C’est à ce moment précis que le nu a été évacué du cursus. Exit cette scène qu’on a tous en tête en imaginant un cours de dessin, où les chevalets encerclent une femme dans le plus simple appareil. Cette disparition du modèle vivant, pour Abderrahmane Rahoule relève de l’émancipation : « Le protectorat avait imposé l’art naïf au Maroc. Ils voulaient absolument que les Marocains restent naïfs. » En les obligeant à peindre des femmes nues à longueur de journée. A l’heure de l’indépendance, il a fallu trouver autre chose. Prendre un peu d’air vis-à -vis de ce nu un peu trop colonialiste. « Les artistes ont commencé à travailler sur quelque chose de plus moderne. A l’école, on s’est mis à s’inspirer des tapis et des bijoux marocains pour faire un travail spécifique au pays », explique le directeur.
Depuis, rien n’a changé. L’école des Beaux-Arts a gardé cette habitude. Elle a troqué pour modèle la chair contre le plâtre. ça se comprend : même en forme de nu, le plâtre offre l’avantage de rester parfaitement immobile. Le corps humain reste malgré tout, avec la nature morte et le paysage, un sujet incontournable de dessin pour les étudiants des Beaux-Arts. Quand on aborde le sujet sous un angle un peu plus politique, Aberrahmane Rahoule évacue la question d’un revers de la main. Art propre ? « Nous, on n’a jamais vu quelqu’un entrer dans une expo et dire "non, ça il faut pas l’exposer." » Autocensure ? A voir… « Si les artistes ne prennent pas la responsabilité d’exposer ce genre de choses, c’est surtout à cause de la vente. Ils pensent que s’ils n’exposaient que du nu, ils risqueraient de ne pas vendre. »
Voilà le fond du problème. Le nu n’est pas vendeur, donc se peint peu, pour tout un tas de raisons. Entre autres, le fait que la peinture marocaine se soit construite presque contre l’idée du nu et aussi, tout de même, parce que « la majorité des gens ont une éducation un peu classique… »
Nicolas Salvi
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Nadia Ouriachi, une femme en reconstruction
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Timidement, elle a couché des corps de femmes sur ses toiles pour s’extraire d’une vie en déphasage avec ses rêves de petite fille. Puis, l’esthète n’a cessé de s’appliquer pour devenir une spécialiste du nu. Rencontre.
Longtemps cantonnée dans une existence introvertie résultat d’une éducation conventionnelle, Nadia Ouriachi s’est découverte sur le tard. Il a fallu qu’un jour Abderrahmane Ouardane l’encourage à exposer ses « nus » avec les siens pour que cette styliste de formation ose se frayer un chemin artistique plus audacieux. Ses nus et ses fleurs n’ont cessé de croître pour enfin s’épanouir sur les toiles de ses derniers travaux. Une délivrance!
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actuel. Vous avez toujours peint des corps de femmes. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Nadia Ouriachi : Mes premières peintures de corps de femmes n’étaient que le résultat du désir de tout artiste de maîtriser le dessin, peindre des corps, en s’inspirant des techniques de grands maîtres de la peinture tels que Joaquin Sorolla, De Vinci, Modigliani, Dali, Dürer... Petite, j’ai toujours griffonné des esquisses de visages, des femmes… Le désir de dessiner des fleurs est venu beaucoup plus tard. Au fil du temps, ma peinture se nourrissant d’ouvrages d’esthétiques, de rencontres, de critiques d’art… a beaucoup mûri. Elle m’a permis de me remettre en question, de mieux savoir où j’allais, d’où la peinture de corps : un aboutissement inévitable qui ne représente qu’une plastique externe dont l’intérieur est invisible.
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Vous êtes connue pour vos nus de femmes et pour vos fleurs. Peut-on établir un parallèle ?
On dit que la peinture de fleurs est une peinture de femme, une peinture presque sans intérêt, du moins pour les galeristes, une peinture figurative… Peindre des fleurs s’est imposé à moi comme une délivrance. Je pensais me réfugier dans cette peinture et c’est elle qui m’a guidée vers la rencontre de moi-même.
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Que pourriez-vous dire sur le regard que porte la société sur vos nus depuis que vous avez commencé à peindre et à exposer ?
J’avance timidement mais sûrement. Mes nus ne se positionnent pas dans un répertoire vulgaire ou choquant. Ils ont toujours représenté, et représentent encore aujourd’hui beaucoup de douceur de par la palette utilisée. Ils ont peut-être mûri avec les interrogations du public face à mes œuvres. J’ai été agréablement surprise par la réaction des visiteurs et artistes qui ont vu mon travail sur le corps, réalisé à Ifitry, et montré à la Biennale internationale de Casa. Ils l’ont beaucoup apprécié et n’y ont pas reconnu mon style antérieur. Et pour cause ! Dans mes derniers nus, j’ai à peine esquissé un corps de femme et j’ai intégré du texte… Ma peinture est tout d’abord un ressenti de femme, et peut-être celui de beaucoup d’autres.
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Quel est votre avis sur le revirement que vit le monde arabe au lendemain du Printemps arabe, exprimé notamment par un art réprimé, et une exposition vandalisée en Tunisie ?
Les actes de vandalisme provoqués soi-disant par l’exposition du Printemps des Arts sont déplorables. Ce phénomène ne peut être que politique car lié aux élections et aux compétitions de pouvoir. En revanche, « Le corps découvert », événement qu’organise l’Institut du Monde arabe à Paris, reçoit un accueil très positif. Le Maroc y participe à travers des œuvres de BineBine, Belkahia… ce qui me réjouit.
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« L’art doit être beau mais n’a pas à être révolutionnaire », a déclaré le ministre tunisien de la Culture. Qu’en dites-vous ?
C’est une déclaration d’homme politique. Quant au beau ou au laid dans l’art, tout est subjectif. Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que le laid ? Tout est question de goût et de conception. Je citerais cette phrase d’Emmanuel Kant : « L’art n’est pas la représentation d’une belle chose, c’est la belle représentation d’une chose. »
Propos recueillis par Asmaa Chaidi Bahraoui |
Abderrahmane Ouardane
« Je suis contre l’obscurantisme »
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Depuis ses premières toiles, à la fin des années 70, les médias l’ont surnommé « le peintre de la femme ». Des femmes, il en a peint pendant des années. D’abord nues, au grand dam des critiques, puis voilées. Aujourd’hui, Ouardane s’intéresse davantage à l’art contemporain, même s’il n’oublie pas ses premières amours.
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actuel. Si vous souhaitiez revenir au nu aujourd’hui, vous pensez que ce serait mieux accueilli qu’en 1981 ?
Abderrahmane Ouardane : Oui, aujourd’hui le contexte a complètement changé. En 1981, il y avait encore beaucoup de tabous et beaucoup de freins, et la conscience collective n’était pas préparée à accueillir ce genre de choses. Il y avait essentiellement le frein de la religion. Moi, je n’étais pas très mature à l’époque.
J’ai fait une exposition il y a deux ans à Rabat à titre de test, et j’ai pu constater qu’il y avait une évolution dans les mœurs. Pour moi, c’est le corps de la femme ou de l’homme qui est la meilleure expression du beau et de l’harmonieux. Mais malheureusement, souvent, quand je prépare un travail et qu’un collectionneur le prend, il le place dans sa chambre à coucher ou dans un coin non accessible au regard de l’autre.
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Est-ce que vous sentez actuellement un risque de raidissement par rapport au nu ?
Oui, en ce moment, bien sûr, il y a un risque. Très sincèrement, j’avais un projet, avec mon association Arkane, d’organiser une exposition dédiée au nu. Là , je la reporte parce qu’il y a aujourd’hui une mouvance islamique qui est en train de se développer. On parle du Printemps arabe, ce printemps qui va dans un sens pas très libéral. Les prises de pouvoir reviennent carrément aux mains des islamistes. Je ne suis absolument pas contre l’islam, mais je suis contre l’obscurantisme. Je suis contre les interdictions complètement subjectives et non raisonnées. Je donnerai l’exemple de la Tunisie. Cela fait très peur. On commence maintenant à attaquer les artistes, à les menacer d’élimination, parce que dans le lot de ces artistes qui existent en Tunisie, il y en a un qui s’est permis de projeter une interprétation de l’islam et des musulmans qui n’a pas plu à tout le monde. Quid de la liberté d’expression ? En ce moment, on attend pour mieux voir. Je suis en train de travailler sur des nouveaux chantiers liés à l’art contemporain mais je garde au fond de mes réservoirs la femme, le nu. Je l’exprime, je le travaille, je le fais, et je le laisse pour moi. Peut-être des expositions à l’étranger.
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Donc vous trouvez que dans le monde artistique, on a tendance à mettre le nu en stand-by…
Je pense. « Wait and see. » Quand on dit qu’on va combattre la corruption, qu’on va essayer d’aider les démunis, j’acclame et je dis que c’est excellent. Mais quand on s’oppose à un certain nombre de libertés fondamentales, là ça m’inquiète un peu. On va voir !
Propos recueillis par Nicolas Salvi
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Quand le corps arabe se dévoile...
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L’Institut du monde arabe lève le voile sur plus d’un siècle de représentation du corps, et en particulier du nu, chez les artistes arabes. Une exposition courageuse qui révèle une relation au corps bien plus affranchie qu’on ne le pense !
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Briser des stéréotypes et casser la censure a toujours du bon. Je me souviens d’un atelier de peinture à Casablanca – j’y prenais des cours avec un artiste marocain réputé – où je me suis vu refuser la reproduction d’un nu. J’avais pourtant choisi les pudiques Trois grâces de Raphaël, une œuvre représentant trois déesses romaines nues. Au-delà du non-sens de son refus sur le plan académique, c’est la confirmation d’un cliché tenace. Celui où dans le monde arabe, toute représentation du nu serait interdite. « Le corps découvert », l’exposition de l’Institut du monde arabe (IMA) qui prendra fin le 15 juillet, prouve le contraire. Avec deux cents œuvres de la fin du XIXe siècle à nos jours, l’exposition retrace le travail de soixante-dix artistes de différents pays arabes. Ils ont tous la particularité d’avoir dédié une large partie de leur travail au thème du corps. De par sa richesse iconograhique, cet événement s’attaque aussi à d’autres stéréotypes où le monde arabe est réduit à la seule image du fanatisme religieux ou de la femme voilée.
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La Nahda ou la renaissance arabe
Sur deux niveaux, l’exposition présente d’abord les œuvres de peintres libanais tels que Georges Daoud Corm, Omar Onsi ou Gibran Khalil Gibran, et égyptiens Georges tels Hanna Sabbagh et Mahmoud Saïd, qui se sont formés à travers le « Grand tour » d’Europe. Lors de la Nahda, ou renaissance arabe, leurs pérégrinations les mènent en Italie et en France, et même en Espagne et en Angleterre. Ils s’initient aux Beaux-Arts et notamment à l’art du nu. D’ailleurs, dans le monde arabe, la peinture « de chevalet » remonte à peine aux dernières décennies du XIXe siècle. Puis les générations pionnières de la peinture laissent progressivement place à de nouvelles expressions plastiques, libérées de toute influence ou contrainte. Cela coïncide avec la fin de l’orientalisme, que certains datent de 1978 avec le livre d’Edward Said L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident. Depuis les artistes vont même jusqu’à parodier la vision occidentale du monde arabe. A l’instar de Youssef Nabil, récemment exposé à la Maison européenne de la photo, qui aime déconstruire les clichés néo-orientalistes. La photo de la chanteuse Natacha Atlas en danseuse du ventre en est une illustration. Aussi, de façon plus générale, les regards portés par ces artistes se diversifient et s’individualisent.
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Une vision contemporaine audacieuse
Dans la seconde partie, plus contemporaine, plusieurs entrées thématiques en liaison directe avec le corps sont proposées : la beauté, la souffrance, le désir... Les créateurs arabes, bien plus que leurs contemporains chinois ou indiens, vont clairement s’emparer du sujet corps. Cela date d’il y a deux ou trois décennies et coïncide avec la mondialisation de la scène artistique. La nudité, l’homosexualité et le désir féminin deviennent des thèmes récurrents et les artistes féminines sont davantage visibles. L’homosexualité par exemple, condamnée dans les pays arabes, est assumée. George Awde, né aux Etats-Unis mais d’origine libanaise, présente des photographies de jeunes hommes à Beyrouth. Quant au visuel choisi pour l’affiche, il reste évocateur mais subtil – bien qu’accroché tout au fond, dans la section pour adultes... Il représente un dos nu féminin, qui laisse voir la naissance de son séant. Ce Self portrait est une œuvre d’Huguette Caland, fille du premier président de la République libanaise.
Mais cette exposition ne cherche pas à provoquer. « Elle se veut au contraire l’écho de la réalité d’une scène artistique arabe qui, malgré le conservatisme ambiant, existe et ose s’affranchir des tabous », explique Renaud Muselier, président du Haut Conseil de l’IMA.
Au terme de l’exposition, un surveillant de musée tunisien m’explique qu’il n’a pas été choqué outre mesure, bien que quelques œuvres soient suggestives (comme Pigalle de Lamia Ziade). Etre gardien à l’IMA ouvre l’esprit, ai-je pensé. Mais il poursuit : « Dans mon pays natal, j’aimais visiter les musées. J’ai souvent vu des représentations de nus issues des vestiges de sculptures romaines. » Alors dans ce cas, vivement un musée d’envergure au Maroc ! Ce sera l’occasion d’y faire un tour et d’inviter mon professeur de peinture, s’il le veut bien...
Salima Yacoubi Soussane, Ă Paris |
Le clou de l’expo : la vidéo installation Ping Pong
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La violence infligée au corps est également l’un des thèmes forts de l’exposition. Adel Abidin, artiste irakien exilé en Scandinavie, livre une vidéo saisissante où une femme sert de filet de ping-pong à deux hommes absorbés par leur match. Chaque impact de balle marque sa peau laiteuse d’une trace rouge. « Une métaphore du peuple irakien pris dans la tourmente de la guerre », selon l’Egyptienne Hoda Makram-Ebied, commissaire de l’exposition. C’est aussi un symbole de la vulnérabilité des femmes face à la violence et à l’indifférence masculines. Et le spectateur, piégé dans le jeu, assiste impuissant à cet acte de violence interminable.
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Khadija Tnana, sans langue de bois
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Ses influences expressionnistes allemandes et russes ont devancé la peinture impressionniste, à laquelle elle s’est intéressée à la base, pour donner lieu à un style très singulier se rapprochant du néo-expressionnisme catalan. Khadija Tnana a 67 ans et encore de « beaux nus » devant elle.
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actuel. Que pensez-vous des actes de vandalisme commis en Tunisie contre l’exposition du Printemps des Arts ?
Khadija Tnana : Notre culture regorge de contradictions. Le sexe, l’érotisme ont toujours été traités dans la littérature sans forcément choquer. L’ouvrage Rawd l’Aatir fi nouzhati l’khater (Le jardin parfumé dans la balade de l’esprit) du cheikh Mohamed Nefzaoui décrit en détails des positions sexuelles, énumère les noms du sexe féminin, masculin. Ce livre qui date du XIVe siècle a fait preuve d’audace et a même traité de la zoophilie. Le tabou n’avait pas droit de cité à l’époque. Aujourd’hui, la plupart des chaînes arabes montrent des prédicateurs qui ne cessent de parler de « nikah ». Mais dès lors que ce sont des personnes qui ne sont pas de leur milieu, à commencer par les artistes, qui s’expriment à ce propos, cela devient de la dépravation. Les salafistes, à l’instar des nazis, font tout pour nous imposer leur pensée tyrannique. Ils ont bien compris qu’à travers l’art, on peut passer des messages, interpeller. Or, tout ce qu’ils veulent éviter, c’est qu’on en arrive à cette liberté de conscience. Tous les fascistes ont essayé de brimer les artistes. Franco n’avait-il pas chassé Picasso ? Ce matin encore, j’ai regardé une vidéo sur le Net montrant un imam tunisien invitant à tuer les artistes.
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Justement, que dites-vous du ministre tunisien de la Culture qui a déclaré : « L’art doit être beau mais n’a pas à être révolutionnaire » ?
L’artiste est le fruit de sa société. Il ne peut pas échapper à son environnement et, quand bien-même il essayerait de s’en isoler, ses œuvres manqueraient de profondeur. Il deviendrait plutôt un décorateur. Les propos de ce ministre tunisien rejoignent ceux de certains de nos politiciens qui militent pour un art propre. Lorsqu’on vit dans une société où l’injustice, la pauvreté, la ségrégation… sont légion, cela ne peut que rattraper l’artiste. Par définition, l’art est sincère. Il est l’œuvre de contraintes, de souffrances. Je ne dis pas que l’artiste doit exprimer des messages. Ce n’est pas un prophète ! Juste une personne sensible à ce qui l’entoure.
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Et vous qui peignez des nus depuis très longtemps, qu’exprimez-vous à travers vos œuvres ?
Je parlerais plutôt du corps. Celui-ci, lorsque vous l’habillez, change. Je n’ai pas décidé de devenir une peintre de nus. Je ne me suis posé cette question que lorsque les interrogations du public sont devenues insistantes. Je me suis remémorée alors mon enfance, le hammam, ces corps de femmes qui s’offraient à ma vue dans les années 50. Les bourgeoises étaient énormes et les paysannes, maigrichonnes. Les nanties comme les démunies portaient leur corps comme un fardeau à la différence près que les riches étaient déformées par les kilos en plus, tandis que les pauvres ressemblaient à des poivrons grillés. Ces femmes disproportionnées exprimaient pour moi l’injustice, l’inégalité entre les deux sexes. Dehors, le hayek rendait les femmes esclaves de leur corps. Elles ne pouvaient pas en disposer. Il ne leur appartenait pas. Je caressais le rêve de changer tout cela. Le nu était peint par les hommes, par conséquent, personne n’en parlait. Mais lorsque j’ai commencé à le faire, c’était comme un défi : moi, la militante politique, l’adjointe au maire de Fès, voulais m’exprimer aussi à travers la peinture. J’ai peint la femme, puis le couple. Je voulais mettre en évidence ce qui intéresse l’homme chez la femme : ses atouts sexuels. J’ai peint des corps aussi pour dire que malgré tout, la femme est beaucoup plus libérée dans notre société que l’homme qui reste timide, en matière de relations hommes-femmes.
Propos recueillis par Asmaa Chaidi Bahraoui |
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