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Quand le Maroc était américain
actuel n°145, vendredi 8 juin 2012
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1942... 2012. Il y a soixante-dix ans, le Maroc passait subitement à l’heure américaine. Le 8 novembre, les GI’s débarquaient à Casablanca dans un déluge de bombes. Quelques mois plus tard, Roosevelt incitera le sultan à revendiquer l’indépendance lors de la conférence d’Anfa. Puis pendant deux décennies, de Kénitra à Casablanca, les jeunes Marocains s’initieront à l’american way of life grâce aux bases US implantées sur la côte. Oui, tout a commencé il y a soixante-dix ans... y compris les premières prises d’un des films les plus mythiques d’Hollywood : Casablanca. Cette année-là , les deux pays ont vraiment appris à se découvrir. Mais pas forcément à se connaître.
Matssmaa ghir okay, okay, come on, bye bye : la célèbre chanson de Lhoucine Slaoui se voulait comme une sorte de mise à l'index de la présence américaine dans ce Maroc conservateur des années soixante. Malgré cette ironie formidable, avec tout l'art de la satire sociale que possédait l'artiste pour pointer du doigt l'intrusion de la culture de l'oncle Sam dans la vie des Marocains, le sentiment anti-américain a eu du mal à s'installer. Pourtant, la présence tonitruante des marines a fortement marqué les esprits dans des villes comme Kénitra. Le débarquement américain et le bombardement de Casablanca en 1942 n'ont bizarrement pas laissé beaucoup de traces dans l'esprit des Marocains de l'époque. « Quand les soldats américains se sont installés à Mohammédia, on ne les a pas beaucoup vus faire la guerre, c'est plutôt le souvenir de bons vivants qui distribuaient des dollars à tout-va que gardent les gens de l'époque », se rappelle Lhachmi, un vieux retraité de la Samir qui tenait à l'époque un petit commerce. Mais c'est surtout l'installation des bases dans le pays qui a provoqué l'engouement des uns pour l’american way of life, et la colère de quelques autres pour « la culture dépravée » et le comportement jugé souvent peu orthodoxe des soldats américains au Maroc.
Dès le 27 novembre 1942, date de la première fournée de soldats yankees, l’effectif de l’armée américaine s’élevait déjà à 65 000 hommes stationnés essentiellement à Casablanca, Marrakech et à Agadir. Mais c'est à partir des années soixante que des milliers de soldats vont s'installer durablement dans les bases de Kénitra, Benguérir ou encore Sidi Slimane. Ils apportaient ainsi, avec eux, un parfum d'Amérique qui séduisait profondément l'élite et une partie de la jeunesse marocaine qui voyaient désormais la France comme un sous-produit américain.
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La « bamboula »
Ces soldats apportaient plus qu'une philosophie de vie. Des pages exaltantes pouvaient enfin s'ouvrir pour une jeunesse avide de danser avec ces « enfants du rock » dans des boîtes créées spécialement pour eux. A Kénitra, de jeunes vedettes marocaines de la chanson américaine, à l’instar de Vigon, enflammaient des boîtes célèbres comme le 007 ou encore l'Araignée. La jeunesse dorée de Rabat et Casablanca faisait le pied de grue pour pouvoir passer quelques moments privilégiés dans ces temples de la « bamboula ». On se rappelle qu'un certain Zine el-Abidine Ben Ali, alors jeune attaché militaire de l'ambassade de Tunisie à Rabat, s'était fait arrêter à plusieurs reprises complètement ivre à la sortie de ces boîtes.
En même temps, des fêtes dignes de Gatsby le Magnifique étaient régulièrement organisées à l'intérieur même des bases. Pour y accéder, il fallait montrer patte blanche. Les collectionneurs hédonistes entassaient dans leur caverne d'Ali Baba les signes extérieurs de l'american way of life, du fameux blouson frappé à l'effigie des hells angels aux boots des marines en passant par le dernier juke box qu'un gros malin avait réussi à faire sortir de la base de Kénitra. Un véritable commerce underground prospérait à la périphérie des bases.
La jeunesse bourgeoise s'acoquinait avec les enfants des gradés marocains qui leur ouvraient les portes de la base pour voir des œuvres comme Les Dix Commandements ou encore des superproductions à l'érotisme exubérant qui n'avaient pas reçu l'aval du Centre cinématographique marocain pour être diffusées en salle.
Des histoires d'amour éphémères ont aussi laissé des bébés sur les trottoirs de Kénitra. Un phénomène tellement fréquent à l'époque que les batailles sanglantes qui mettaient aux prises les fans du fameux KAC de l'ex-Port Lyautey étaient ponctuées d'insultes proférées à l'égard de ces « bâtards issus d'orgies avec des Américains ».
Sur le plan politique, trop contents d'avoir enfin un interlocuteur qui pouvait faire plier le colon français, les nationalistes de l'époque exprimaient une américanophilie apparente, à travers des articles dithyrambiques sur « l'amitié séculaire » entre les Etats-Unis et le Royaume, dans les colonnes du Free Morocco et du Moroccan News Bulletin qui paraissaient à New York. La France, redoutant un appétit américain trop gros, regardait d'un mauvais œil cette « invasion » et cherchait par tous les moyens à saboter le rapprochement entre les Américains et les Marocains. De leur côté, les nationalistes marocains dont beaucoup n'avaient aucune sympathie pour l'oncle Sam, organisaient néanmoins de véritables campagnes de propagande auprès des gradés et des soldats américains dans le but de les sensibiliser à la nécessité de soutenir l'indépendance du Royaume. Une tactique abandonnée dès la proclamation de l'indépendance, puisque le nouveau gouvernement marocain a refusé de reconnaître les accords que les Américains avaient signés avec la France en 1947 (voir la conférence d’Anfa, page 20). Et la situation ne changera pas beaucoup après l’accord maroco-américain de 1959, négocié entre le roi et le président John F. Kennedy lors de la visite de Hassan II en mars 1963. La coopération entre les deux pays portera essentiellement sur la reconversion des bases américaines. Le refus formel du Maroc de reconduire ces bases va sonner le glas de la présence américaine au Maroc. Du moins telle que l'imposait le spectre de la guerre froide. La base aéronavale américaine de Mehdia, qui fut la plus active, a été définitivement fermée en 1991.
Abdellatif El Azizi
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La conférence d’Anfa
Un dîner de dupes
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En 1943 à Casablanca, Mohammed V a cru que les Etats-Unis allaient aider le Maroc à recouvrer son indépendance. Il n’en fut rien, mais Roosevelt aura au moins convaincu le sultan d’agir...
Traduttore, trahitore » (traduire, c'est trahir). Jamais la fameuse formule italienne n'a eu autant de sens qu'au cours de la Conférence d'Anfa de janvier 1943. Quelques jours auparavant, les services secrets espagnols, très bien implantés dans le Royaume, transmettent une information capitale aux Allemands sur une conférence interalliée imminente réunissant Roosevelt, Churchill et le sultan Mohammed V. Les SS, qui ont bombardé Casablanca quinze jours auparavant, traduisent Casablanca par la « Maison-Blanche » à Washington et mettent tous leurs espions sur le coup... mais pas au bon endroit !
A cette occasion, les propriétaires des luxueuses villas de la colline d'Anfa sont fermement priés d'abandonner leurs demeures durant quelques semaines. Le quartier, isolé, est transformé en quartier général américain. La conférence va durer quelques jours et à plusieurs reprises, du 14 au 24 janvier 1943, Mohammed V est invité à débattre avec les deux présidents d'une stratégie commune contre les puissances de l'Axe sur tous les fronts. Roosevelt et Churchill sont d'accord pour impliquer le pouvoir marocain dans l'éviction des puissances de l'Axe de l'Afrique du Nord afin de faciliter l'offensive alliée en Italie, en commençant par la Sicile.
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Au cours de cette conférence, le sultan est reçu à deux reprises par Roosevelt, notamment le 22 janvier, lors d'un dîner officiel auquel assiste le prince héritier de l'époque, le futur Hassan II, en présence de Churchill et de nombreuses personnalités politiques européennes. Soucieux de mettre le Royaume dans son camp à tout prix, Roosevelt convainc Mohammed ben Youssef que le temps des colonies touche à sa fin et que les Américains sont prêts à aider le Maroc, dès qu'il le souhaite. « Ce fut un dîner tout à fait charmant, tous les convives à l'exception d'un seul (Churchill de mauvaise humeur, ndlr), passèrent une heure très agréable », commente, dans ses mémoires, le fils de Roosevelt, témoin de la rencontre. Des contacts secrets ont d'ailleurs eu lieu, quelques semaines auparavant, avec l'envoyé spécial américain en Afrique du Nord, Robert Murphy. Mohammed V a bien compris qu'il tenait là une occasion en or pour recouvrer l'indépendance du royaume. Il soumet la revendication à Roosevelt et propose par la même occasion l'adhésion du Maroc à la Charte Atlantique.
Un an après cette conférence, il va piloter la rédaction d'un document de la plus grande importance en collaboration avec les nationalistes : le fameux « Manifeste de l'Indépendance » qui sonne le glas de l'emprise coloniale française sur le sultan. Quant aux Américains, malgré les promesses de Roosevelt de soutenir les velléités d'indépendance du Royaume, ils signeront des accords secrets avec la France le 15 septembre 1947, donnant notamment à l'oncle Sam des garanties pour installer une base américaine, aérienne et portuaire, à Port Lyautey.
Abdellatif El Azizi |
Casablanca,
un mythe grâce à un film
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En raison de la guerre, la plus grande ville du Maroc a été sponsorisée par Hoollywod.
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Faites une expérience. Tapez « Casablanca ville » sur google. Et vous aurez environ 12 300 000 résultats. Maintenant, tapez « Casablanca film » sur google. Et voilà  : environ 24 500 000 résultats ! Deux fois plus. Tant pis ou tant mieux pour notre orgueil de Casaoui, mais la plus grande agglomération du Maghreb est d’abord connue dans le monde entier pour un film qui n’y a pas été tourné. Mais quel film ! Chef-d’œuvre de l’âge d’or d’Hollywood, Casablanca est considéré comme le troisième meilleur film de tous les temps par l’American Film Institute. Il faut dire que l’histoire de Rick et Ilsa, dans un Maroc fantasmé en noir et blanc, est non seulement un modèle de romance pas « gnangnan », mais c’est aussi un film qui est sorti pile-poil au bon moment. Tourné entre mai et août 1942, les distributeurs ont accéléré la sortie après l’opération Torch qui a popularisé le nom de la ville auprès des médias. Après un succès timide, le film a été relancé suite à la conférence d’Anfa, début 1943. Casablanca était the place to be. Mais que de rebondissements avant d’en arriver là  !
Le scénario a été remanié maintes fois et le script était toujours en cours d’écriture pendant le tournage. Ingrid Bergman a dû attendre les derniers jours avant de savoir quel homme elle allait choisir ! Ce qui explique peut-être son jeu subtil... Pendant ce temps, Humphrey Bogart devait essuyer les scènes de ménage de sa femme qui soupçonnait une liaison avec la belle Suédoise, et le réalisateur Michael Curtiz était plus tyrannique que jamais sur le tournage.
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Chaque ville du monde a son café Casablanca
Porté par l’engouement public, Casablanca a été récompensé par trois oscars (dont le meilleur film), a rapporté quatre fois son investissement, a eu un succès jamais démenti à l’international et est même devenu le film le plus diffusé à la télévision américaine. Le mythe de l’amour impossible, dans une ville « romantique et exotique » (c’est pour ça que les producteurs ont choisi Casablanca), est devenu une bonne affaire. De Berlin à San Francisco, chaque ville du monde a son café Casablanca et, des mugs aux dés à coudre en passant par les jeux de société, on ne compte plus les produits dérivés du film.
La ville de Casablanca est ainsi devenue une cité dont la promotion de la marque a été assurée par Hollywood depuis soixante-dix ans. Pas une ville au monde ne bénéficie d’une telle réputation. On se demande quand même pourquoi personne ne profite d'une telle notoriété pour promouvoir la ville auprès du monde entier...
E.L.B.
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Opération Torch
DĂ©barquements en rafale
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Cette opération amphibie marquera un tournant dans la guerre alors dominée par l’Allemagne. Le 8 novembre, les troupes vichystes de Casa résistent...
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L'omerta serait-elle la meilleure alliée de la guerre ? Malgré l'extrême violence de l’Opération Torch et les 1 346 cadavres du côté français (plus 1 997 blessés graves) face aux 479 morts dans les rangs alliés, on ne sait rien du chiffre réel des pertes du côté marocain. On ignore également le nombre de victimes chez les Goums qui officiaient aux côtés des tirailleurs de la métropole, et celui des victimes collatérales civiles que les bombes US ont certainement dû emporter. Le concept de « guerre chirurgicale » imaginé par Bush ne faisait pas partie du lexique de Eisenhower.
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Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, à 2 h du matin, 35 000 Américains commandés par le général Patton, à bord de près de 100 navires de l'US Navy, approchent des côtes marocaines. Le lieutenant F. Delano Roosevelt Jr., le propre fils du président des Etats-Unis, scrute l’horizon à bord du destroyer USS Mayrant. Patton est réveillé, il fait les cent pas sur le pont de l'USS Augusta, la météo est clémente. A la vue des lumières de la ville, le général pousse un cri « God is with us ! » Quelques jours avant, le 28 octobre, la fantastique force de frappe navale américaine, constituée entre autres de quatre porte-avions, trois cuirassés, sept croiseurs, trente-huit destroyers, trente-six transports de troupes… avait été rassemblée au large des Bermudes. L'amiral Hewitt, qui dirigeait l'armada, avait planté son drapeau sur le croiseur lourd USS Augusta. La peur de l’échec taraudait les Américains, peu rassurés sur l’accueil qui les attendait.
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« Nous venons en amis »
Pourtant, le scénario de l’Opération Torch avait été écrit avec la plus grande précision. Pour en rendre la lecture plus aisée aux populations autochtones, les Américains n’avaient pas hésité à inonder Casablanca de tracts qui précisaient que les soldats yankees venaient en libérateurs. « Je ramasse un tract, il est rédigé en français et en arabe. Signé du général Eisenhower, disant à peu près ceci : "Nous venons en amis pour vous aider à vous débarrasser du joug nazi, ne tirez pas sur nous et il ne vous sera fait aucun mal’’ », écrit Raymond Lescastreyres dans les Souvenirs de guerre d'un jeune Français. L’Opération Torch venait de démarrer. Le déroulement des opérations était compliqué : Fédala (Mohammédia) devait servir de port d’attache pour les troupes d'infanterie d'assaut ; Safi allait accueillir les blindés, et Mehdia était le seul aérodrome du Maroc à disposer d'une piste en béton, utilisable par tous les temps. Côté français, le gouvernement de Vichy avait donné l'ordre au résident général Noguès, qui le représentait au Maroc, de défendre à n’importe quel prix la souveraineté française sur cette colonie.
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Afin d’encercler plus facilement Casablanca, les Américains débarquèrent 19 000 hommes et 65 chars à Fédala, 6 500 hommes et 108 chars à Safi. 172 avions embarqués sur les porte-avions de l'escadre se préparaient à toute éventualité. Le général Patton ayant beaucoup de réticence à soumettre Casablanca aux bombardements intensifs, les combats se dérouleront essentiellement dans l’enceinte du port – bombardé sans répit trois jours durant – et en plein océan. Le Jean Bart, puissant cuirassé de 35 000 tonnes, qui continuait à lâcher ses bordées de 380 mm, avait provoqué l’ire du contre-amiral Mac Whorter qui demandait à ses aviateurs : « Faites-moi taire ce monstre. » « En quelques heures, les quais ne furent plus que ruines et le port ressemblait à un cimetière d'épaves », explique un tenancier de l’ex-cabaret La Fontaine qui habite toujours à quelques encablures de la Sqala. Il a fallu attendre la capitulation du général Noguès et de l'amiral Michelier pour que les Américains ordonnent le cessez-le-feu. La garnison de Casablanca rend les armes et les troupes sont cantonnées dans leurs casernes. L’Amérique a gagné une bataille de la Seconde Guerre mondiale et les Casaouis peuvent enfin respirer, en témoignent les signes d’allégresse et les sorties spontanées des troupes folkloriques dans les ruelles de la vieille médina.
Abdellatif El Azizi
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When I was american
Ils sont tous deux nés au Maroc et ont été durablement marqués par la présence américaine, de Casablanca à Kénitra. Témoignages.
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L’odyssée fantastique de Zahra
Je ne le réalisais pas encore mais maintenant que vous m’interrogez à ce sujet, j’ai réellement l’impression que ma vie ressemble à un conte de fées. Jeune, lorsque je travaillais comme domestique chez une connaissance, je ne m’attendais pas du tout à finir à Charleston, propriétaire d’une villa avec jardin et parlant couramment l'anglais. Mon sérieux m’a valu la recommandation de mon employeur auprès d’un coopérant américain. Puis, j’ai atterri chez un instructeur qui était venu s’installer à Kénitra, dans le cadre d’une convention signée entre le Maroc et les Etats-Unis portant sur l’aviation. Ce fut la belle époque car j’avais la chance d’évoluer au sein d’une famille qui me reconnaissait à ma juste valeur. J’ai même appris à communiquer avec ces Américains, moi qui étais analphabète. Je me rappelle qu’à cette époque, l’architecture de la ville avait été influencée par la culture de l’oncle Sam. Vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil sur l’avenue Mohamed Diouri pour vous en rendre compte. Mon employeur m’appréciait tellement qu’il m’a, à son tour, recommandée pour un poste plus important et mieux rémunéré au sein du consulat américain.
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Une fois la mission de cette institution terminée, on m’a accordé, sans que je ne le demande, un visa américain avec contrat de travail. Embarquement donc pour un eldorado où je n'aurais jamais espéré me rendre, y compris dans mes rêves les plus fous. En prenant la décision de quitter mon pays, j’ai pensé à ma mère et à mes frères et sœurs que je devais prendre en charge et pour lesquels je souhaitais le meilleur avenir possible. J’ai donc suivi mes employeurs à Los Angeles, la ville des stars et du Sunset Boulevard. Au bout de quelques mois, on m’a accordé une carte de séjour. Je continuais à envoyer de l’argent à ma famille qui, grâce à moi, a vécu dans de bien meilleures conditions. Je suis restée chez cette famille jusqu’aux années 80. Puis, de la rive Est, nous sommes allés en Caroline du Sud. J’ai travaillé dans la base américaine de Charleston, mais en tant que civile. Ensuite, le temps était opportun pour que je prenne mon envol, sans pour autant manquer de gratitude envers ces gens merveilleux qui m’ont permis de devenir américaine. J’ai enchaîné les petits jobs jusqu’à ce que j’arrive à obtenir un poste à responsabilité au sein d’une usine. En parallèle, j’ai pris des cours de perfectionnement en anglais pour pouvoir l’écrire comme je le parlais. Là , j’ai pu m’offrir une maison avec jardin et surtout, j’ai commencé à penser à moi. À ce moment-là , il m’était possible de vivre confortablement sans léser ma famille. L’envie de devenir maman commençait à devenir pressante. Je me suis donc mariée et j’ai eu un garçon qui fait mon bonheur et ma fierté aujourd’hui. Parce que j’ai connu l’Amérique profonde et les Américains, je peux témoigner de la bonté de ce peuple endoctriné, hélas, par les politiques et les médias.
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La jeunesse américaine de Gérard Falandry
C’est l’un des plus vieux souvenirs de ma vie. Je me souviens, peu après le débarquement en 1942, du passage des chasseurs, ailes repliées, qu’on acheminait du porte-avion à l’aéroport d’Anfa. Chez des amis qui connaissaient des Américains, on nous projetait des dessins animés, des Tom et Jerry, des Tex Avery... J'ai côtoyé les Américains durant toute mon enfance. Je ne les considérais pas comme des étrangers. Ils nous distribuaient de gros blocs de chocolat au lait ou des bananes séchées que je n’ai retrouvées dans nos épiceries que trente ans plus tard !
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Ils sont partis... puis revenus installer une base à Nouaceur. Ce sont eux qui ont construit l’infrastructure de l’actuel aéroport Mohammed V. Le dimanche, on allait voir décoller les bombardiers... Il y avait un supermarché américain : toute l’Amérique était là et on achetait tout à des prix incroyables. Les gestionnaires devaient détourner des marchandises pour les revendre au tout-Casa : de l’électroménager, des vêtements, de la nourriture, des voitures, des moteurs... A l’époque, on voyait grâce à eux des Chevrolet, des Buick, dans les rues de Casablanca. On s’achetait des jeans et des tee-shirts provenant de la base dans une boutique de la médina surnommée « Derrière les planches ».
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Grâce à Radio Nouaceur qui émettait 24h sur 24, on découvrait le jazz américain puis le rock. On allait voir des films de James Dean et des westerns. Ray Charles ou Memphis Slim passaient au Seamen’s Club. Le jazz a été adopté par l’ensemble de la jeunesse casablancaise. On ne passait que des tubes américains dans les surprise-parties. Avec le cinéma, la musique et les Américains dégingandés qui se baladaient dans les rues, nous étions déjà complètement imprégnés par la culture américaine. Nous n'avons découvert le cinéma français que plus tard. Alors, quand on allait en France, on nous prenait pour des extra-terrestres. Les Français de l’époque ne connaissaient rien au jazz. Nous buvions du Coca-Cola depuis 1951. En France, ils ne savaient même pas que cela existait !
Recueillis par A.C.B. et E.L.B.
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Les bases US Des bombes nucléaires entre nos murs
De Kénitra à Ben Guerir, la présence américaine était d’abord militaire. Le calendrier affiche la date du 29 avril 1951, le Strategic Air Command, le grand commandement de l'US Air Force (USAF), met les bouchées doubles pour terminer la construction d'un immense double hangar à Nouaceur pour abriter ses B-47. Nous étions en pleine guerre froide et les Américains voulaient à tout prix convaincre ce qu'ils appelaient « le monde libre » que la dissuasion nucléaire des Etats-Unis n'était pas un vain mot. La base de Nouaceur devait servir comme point de décollage d'urgence des bombardiers chargés d'ogives nucléaires vers l'URSS. Des sites d'emmagasinement d'armes nucléaires ont ainsi été construits à Nouaceur, Ben Guerir et Sidi Slimane. Toutes les archives de l'époque s'accordent à reconnaître que les Marocains ne savaient pas trop ce qui se passait derrière les clôtures de fil de fer de ces bases. Or, la force de frappe des B-47 pouvait être déployée en un quart d'heure en cas d'alerte. Quelques mois après, en décembre 1951, la 118e escadrille du SAC débarque avec armes et bagages au Maroc. Une partie des troupes est stationnée à Nouaceur alors que d'autres détachements vont prendre pied dans les montagnes de l'Atlas et dans le désert du Sahara marocain pour des missions d'espionnage et d'interception des transmissions.
La base de Ben Guerir était cruciale pour les exercices de déploiement de la force de frappe nucléaire du Strategic Air Command. Quant à la base de Kénitra, elle coïncide avec l'opération Torch du 8 novembre 1942, puisque les Américains qui débarquent à Mehdia, à l'embouchure du fleuve Sebou près de Kénitra, n'ont qu'un objectif : mettre la main sur l'importante base aérienne aéronavale qui était sous commandement français. Une fois sur place, les Américains y établissent une base aérienne et une autre de sous-marins, la Craw Field.
En 1958, l'intervention americaine au Liban va provoquer l'ire des nationalistes marocains qui, en concertation avec Mohammed V, exigent le retrait de l'armée de l'air américaine des bases marocaines. Les Etats-Unis demandent un délai pour pouvoir organiser leur départ définitif et complet en 1963. Mais dans les faits, la base restera américano-marocaine pendant près de vingt ans.
A.E.A. |
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