Portrait : Qui est le cheikh Maghraoui ?
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Le protégé des Saoudiens a réussi à infiltrer la société tout en évitant d’affronter le pouvoir.
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Je te tiens, tu me tiens par la barbichette » : Maghraoui est un redoutable manipulateur. Tout le monde se pose des questions sur ce salafiste en chef qui a échappé à « l’hospitalité légendaire » du centre de Témara, sous la législature de Laânigri. Pourtant, à l’époque, la barbe valait chef d’inculpation, et la guerre menée par les Etats-Unis aux wahhabites avait des prolongements jusque dans les coins les plus reculés du Royaume. Pourquoi le leader salafiste n’a-t-il pas accompagné Kettani et Abou Hafs au cours de leur séjour pénitenciaire ? Pour plusieurs raisons dont la plus importante est sans doute le fait que Maghraoui, qui a toujours ses entrées au Palais royal saoudien, reste un intouchable. Son amitié indéfectible avec le cheikh Abdel’ Aziz Ibn Baz, grand mufti de l’Arabie saoudite et président des oulémas de ce pays, lui a valu pendant longtemps une protection rapprochée.
Même après sa fameuse fatwa sur le mariage des filles de neuf ans, l’homme n’a pas été inquiété outre mesure. On lui a juste demandé de se mettre au vert pendant quelque temps. « L’islamisme et l’argent font toujours bon ménage. Si Maghraoui cultive chez ses disciples la glorification de la pauvreté, il n’hésite pas à faire des allers-retours en Arabie saoudite d’où il revient les bras chargés de valises de billets. Quand on est capable de lever des fonds aussi importants, on en tire une philosophie particulière qui permet d’acheter des protections haut placées », explique une source bien informée.
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Maghraoui, le riche
On crédite l’homme d’une immense fortune. Le système Maghraoui paraît simple. Le cheikh n’a rien oublié de ses années de disette où il passait parfois des journées entières sans manger. C’était l’époque où le jeune gamin, né dans la tribu des Oulad Nacer , en 1948, dans la région d’Errachidia, fréquentait l’école coranique du douar. Le brillant élève intègre la Qaraouiyine de Fès, puis la médersa Ben Youssef à Marrakech. Il se rend par la suite dans la ville sainte en Arabie saoudite pour poursuivre ses études et décroche son doctorat à l’université islamique. Son maître à penser est Takyeddine Hilali, une grande figure salafiste qui a passé la moitié de sa vie auprès des wahhabites en Arabie saoudite. En 1946, Hilali publiait la revue Lissan Eddine (La voix de la religion) et assurait en parallèle la correspondance au Maroc du journal des Frères musulmans, dirigé alors par Hassan Al Banna. Hilali est notamment connu pour avoir enflammé les foules dans les mosquées de Aïn Chock, la mosquée d’Al Koudia, Al Masjid Al Kabir de Hay Mohammadi et la mosquée de Moulay Youssef.
A sa mort en 1987, Mohamed Ben Abderrahmane El Maghraoui reprendra le flambeau et sera chargé de défendre les thèses du wahhabisme au Maroc.
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Maghraoui, le méthodique
A son retour, il se mettra immédiatement au service de l’idéologie wahhabite profitant de la bénédiction des services marocains et du puissant ministre des Habous de l’époque. Mohamed Ben Abderrahmane El Maghraoui sera désormais le seul leader salafiste à communiquer d’égal à égal avec les grands cheikhs du Golfe.
Il crée plusieurs associations et des écoles coraniques qu’il supervise toujours grâce à l’association-mère Addaâwa Lil Kourân Wa Assounna. Une centaine d’écoles qui font désormais dans la propagation de l’idéologie salafiste. On le crédite d’une sentence célèbre : « Laisse les régimes tranquilles et proclame ce que tu veux. » Résultat, entre chapelets de fatwas et déclarations incendiaires, le pionnier de l’islam made in Saudi tente, à coups de pétrodollars, un come-back tonitruant. Avec sa loquacité légendaire, il risque bien de réussir.
Abdellatif El Azizi
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Interview
Faouzi Skali « Il existe bien un islam marocain »
Pour l’intellectuel soufi, le wahhabisme est en contradiction avec toutes nos valeurs.
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Faouzi Skali est docteur en anthropologie, ethnologie et sciences des religions. Le fondateur directeur du Festival de Fès des musiques sacrées du monde est aussi à l’origine du colloque international « Une âme pour la mondialisation » qui se tient depuis 2001 à Fès. Il fait également partie du Groupe des Sages nommé par la Commission européenne. Entretien.
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Est-ce que l’on peut dater l’intrusion du wahhabisme au Maroc ?
Dans l’histoire du Maroc, il y a eu une petite parenthèse historique qui a vite été refermée. C’est l’épisode de Moulay Slimane qui avait reçu une délégation des Al Saoud qui venaient juste de sceller une alliance avec le clan de Abd al-Wahhab. A l’époque, le souverain alaouite, séduit par l’appel à la rigueur de ces nouveaux venus, avait tenté d’en imposer les grandes lignes dans son pays. Sauf que la réaction violente des populations profondément attachées au soufisme, et à un islam marqué par le culte des saints, l’a fait reculer.
Par la suite, il s’était lié d’amitié avec un grand saint, Sidi Ahmed Tijani en l’occurrence, qui est devenu le grand défenseur de cet islam qui prend ses racines dans les enseignements dispensées à l’époque dans les zaouias.
Aujourd’hui, le wahhabisme étend toujours plus ses tentacules ; comment expliquer cette hégémonie ?
Nous avons observé une montée progressive du wahhabisme au Maroc, dès les années 60. Il faut comprendre que la mouvance a été encouragée par les Etats-Unis qui ne voyaient pas d’alternative pour contrer l’influence grandissante du communisme dans les pays arabes. Ces derniers constituaient pour l’oncle Sam un enjeu stratégique majeur. Or l’objectif avoué de Abd al-Wahhab, qui était de réformer un islam « souillé » par les « fausses religions », avait fini par menacer l’identité religieuse même des Marocains qui est fondée, d’une part, sur l’école malékite et, d’autre part, sur le soufisme. Résultat, on a voulu imposer aux Marocains un islam radical, fanatique, sectaire, austère, puritain, réactionnaire, au détriment d’une spiritualité traditionnelle, beaucoup plus ouverte, qui s’inspire des grands maîtres soufis qui ont marqué l’histoire du Royaume.
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Les signes extérieurs du wahhabisme font craindre un basculement définitif d’une partie du Maroc dans cette doctrine extrémiste. Y a-t-il un moyen de stopper la gangrène ?
Je suis persuadé que le pays est relativement vacciné contre l’influence du wahhabisme qui est, pour moi, un mal conjoncturel. Il ne faut pas oublier qu’avec les dérives « benladenistes », les Saoudiens eux-mêmes sont aujourd’hui embarrassés par l’héritage de Abd al-Wahhab. Cela dit, on a besoin en urgence de mettre en place une stratégie pour valoriser cette spiritualité bien de chez nous qui consiste essentiellement en un travail sur soi. Pour purifier son âme de l’égoïsme, de la haine et de l’extrémisme, avec l’intelligence de la retenue. A travers notamment l’éducation, les médias et la culture. La culture du samaâ, cette musique de l’âme, est parfaitement indiquée pour un retour à cet islam aux couleurs locales, expurgé de ces scories conjoncturelles qui avilissent une spiritualité venue d’abord libérer l’homme au lieu de l’asservir.
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Justement, est-ce-que l’on peut parler d’un islam typiquement marocain ?
Dans la sourate de « La vache », il y a un verset d’une importance capitale qu’on peut traduire par « il n’y a pas de contrainte en religion ». Autrement dit, le rapport au Tout-Puissant relève pour beaucoup de nos compatriotes de la conviction personnelle. C’est un premier niveau de lecture qui montre la spiritualité que les Marocains ont vécue au quotidien depuis des siècles. A cette tolérance innée, il faut ajouter que l’islam marocain se réclame du rite malékite et de la doctrine achâarite.
Propos recueillis par Abdellatif El Azizi
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Maghraoui en 6 questions
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Le wahhabisme est une idéologie rétrograde, financée par des pétrodollars, qui gangrène le pays en toute impunité.
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Qui est derrière Maghraoui ?
Le cheikh Maghraoui a flirté avec les services quand Basri siégeait à la tête de la DST. C’était à la fin des années 60. Comme le Royaume subissait les coups de boutoir violents de l’extrême gauche et des ennemis jurés de Hassan II qu’étaient Nasser et Kadhafi, les services ont voulu leur opposer un adversaire à la hauteur. Maghraoui, entre autres leaders salafistes, a eu le feu vert pour introduire le wahhabisme au Maroc en vue de contrer la poussée chiite et le marxisme-léninisme rampant. « Après la révolution iranienne, alors que les étudiants de la gauche comme les islamistes portaient en triomphe le portrait de Khomeiny, Hassan II a voulu s’attaquer aussi bien aux chiites de l’imam qu’aux islamistes de Yassine, et contrer par la même occasion la gauche. Dans son discours de janvier 84, Hassan II, pointant le portrait de Khomeiny à la télévision, a accusé l’Iran et Israël de chercher à déstabiliser le Royaume pour des objectifs différents », explique le politologue et islamologue marocain Saïd Lakhal.
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Quelle est sa pensée ?
Maghraoui n’hésite pas à s’attaquer aux salafistes quand il considère que ceux-ci s’éloignent du rigorisme vanté par le wahhabisme. Au début des années 80, il va tirer à boulets rouges sur la pensée de Hassan El Banna, le chef des frères musulmans, dans un pamphlet resté célèbre dans la littérature salafiste : Ahl Al Fikr wal Bouhtane que l’on peut traduire par « Les gens de la pensée et du mensonge ». Comme tous les leaders salafistes, Maghraoui nie son appartenance au wahhabisme. Il réfute même le terme d’islamiste considérant que « les Marocains étant tous musulmans », le qualificatif est inadéquat. Reste que le livre de chevet des disciples de Maghraoui est celui de l’imam Ibn Taymiya et de Mohamed Ibn Abd al-Wahhab, le fondateur du dogme wahhabite. Abd al-Wahhab est derrière ce « salafisme missionnaire » que prône Maghraoui.
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Que veut-il ?
Pour avoir une petite idée du projet de société que caressent les salafistes, il suffit d’écouter les sermons de Maghraoui et de décortiquer ses références. En plus de l’incontournable Ibn Taymiya, on retrouve plusieurs leaders salafistes contemporains tels que Mohamed ibn Saleh Al-Otheimine qui s’était fait connaître en interdisant, entre autres, de « féliciter les mécréants [juifs et chrétiens notamment] durant leurs fêtes religieuses » ; ou encore Nassereddine al-Albani, décédé en 1999, qui s’était spécialisé dans l’émission de fatwas qui dénoncent la modernité à l’instar de celle qui a interdit aux « véritables musulmans » l’usage de la télévision et de la radio.
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D’où vient l’argent ?
Dans la galaxie Maghraoui, l’argent ne semble pas poser problème. Les lieux de culte et les médersas sont soigneusement entretenus et les milliers de « talibans » qui les fréquentent bénéficient du gîte et du couvert tant qu’ils sont en « activité scolaire ». Une fois « diplômés », nombre de ces prosélytes, naguère pauvres et au chômage, se retrouvent du jour au lendemain à la tête de commerces florissants.
L’argent a souvent emprunté des circuits diplomatiques qui ont pignon sur rue. « Jusqu’aux début des années 2000, Maghraoui et bien d’autres chioukhs salafistes recevaient de l’argent provenant des représentations diplomatiques de plusieurs pays du Golfe. C’était un secret de polichinelle pour tous les services du pays et le ministère des Habous laissait faire. Après le 11-Septembre, on a conseillé à ces ambassades de lever le pied. Depuis, l’argent emprunte d’autres circuits plus opaques », explique un ancien de la DGED. Sans oublier que sous des prétextes divers, des organisations comme le Congrès islamique mondial, le Haut Conseil des Affaires musulmanes, l’Organisation de la conférence islamique, la Ligue du monde musulman ou encore l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane accordent régulièrement des financements à des ONG marocaines, dont celles de Maghraoui. Pour s’assurer le rôle de Vatican de l’islam, l’Arabie saoudite n’a jamais lésiné sur les pétrodollars.
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Que fait l’Etat ?
Dès l’avènement de Mohammed VI, le Maroc, par le biais de circuits parallèles, a interrogé des experts sur l’influence wahhabite au Maroc et les moyens de la contrer. Le rapport confidentiel commandé au début des années 2000 à l’islamologue Antoine Basbous, « Le wahhabisme, sa formation, ses menaces et son introduction au Maroc », avait dressé une radioscopie sans complaisance du danger salafiste saoudien qui planait sur le Royaume. Le rapport parle de véritable « invasion wahhabite » qui remonte aux années 70 avec le succès notamment de prédicateurs vedettes tels que Aboubaker El Jazaïri qui officiait dans les mosquées de Hay Mohammadi à Casablanca. On apprend ainsi que Hassan II, qui avait besoin du soutien saoudien dans les années 70, face à la montée du nassérisme et du marxisme régional, avait fait rentrer le loup dans la bergerie. L’auteur du document rappelle que « Feu Hassan II était conscient de la menace wahhabite. Au milieu des années 80, il avait signé un décret royal exigeant l’observation de l’école théologique malékite. L’administration n’en a pas tenu compte. De même, Hassan II avait exigé en vain que le Coran fut psalmodié selon la version bien marocaine du warch et non selon la version hafs introduite par l’invasion wahhabite ».
Basbous explique que la difficulté de combattre le wahhabisme vient du fait « qu’une vingtaine d’oulémas, pas toujours d’accord entre eux, prêchent, selon l’auteur, leur doctrine au Maroc. Certains bénéficient de la complicité du ministre des Affaires religieuses et ont un accès régulier à la télévision ». L’expert parle ici de Abdelkebir Mdaghri Alaoui, l’ex-patron du ministère des Habous que Mohammed VI a limogé parce qu’il était trop proche des Saoudiens. Son remplacement par Ahmed Toufiq, un spécialiste du soufisme et membre de la zaouia boutchichie, avait été motivé par la volonté de « déwahabisation » de ce département qui a joué par le passé un rôle clé dans la diffusion de cette doctrine.
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Comment le wahhabisme divise-t-il la société ?
Près de 80% des mosquées de Marrakech sont contrôlées par des salafistes purs et durs dont la grande majorité est issue des écoles de Maghraoui ; dans les autres villes, la situation n’est guère reluisante. Si le prêche du vendredi est relativement contrôlé, rien n’empêche les prédicateurs de faire des digressions sur « les maux de la société ». Les remèdes préconisés, port du voile, pratiques religieuses, stigmatisation de l’autre, sont garantis 100% wahhabite ! Résultat, la pensée wahhabite divise la société marocaine petit à petit. Le danger, c’est que les salafistes qui avançaient jusqu’à présent cachés n’ont désormais plus de scrupules à s’afficher. Aujourd’hui, ils appellent à un retour à « l’islam des origines », expurgé de la bidaâ (innovation blâmable) qui, de leur point de vue, pervertit la religion. Dans le collimateur, la pensée occidentale, notamment les idées humanistes, la démocratie ou encore la laïcité.
A.E.A. |