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Etre Noir au Maroc
actuel n°141, vendredi 11 mai 2012
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A actuel, nous avons souvent travaillé avec des journalistes subsahariens. Et en parlant avec eux, nous avons été frappés de découvrir l’ostracisme dont ils sont l’objet. Le mépris du peuple, comme des élites, pour les Noirs est une constante de la société marocaine. Une réalité trop souvent tue ou minorée. Alors, nous avons demandé à Bassirou de raconter son quotidien, des situations vues, parfois vécues, des humiliations subies, des violences sans fin. C’est un témoignage brut, sans fioritures qui nous renvoie une image guère flatteuse mais qu’il faut néanmoins regarder en face. Oui, de nombreux Marocains sont racistes. Le sujet est tabou. Mais le débat doit s’ouvrir.
On m’a souvent posé la question de savoir si les Marocains étaient racistes ou si, en tant que Noir, j’avais été victime ou témoin d’actes ou de comportements assimilables à du racisme. A chaque fois, cette question m’a mis dans l’embarras, et à chaque fois, j’ai répondu par une pirouette. Les rarissimes occasions où j’ai ouvert mon cœur sur la question, c’était entre amis ou collègues. Et j’ai été surpris de découvrir à quel point des amis marocains étaient abasourdis d’apprendre jusqu’où certains de leurs compatriotes pouvaient aller dans le déni de l’Autre. Scandalisés, ces derniers m’ont convaincu de surmonter cette gêne qui m’empêchait d’en parler publiquement. Voilà pourquoi j’ai décidé de briser la glace, en espérant contribuer à susciter le débat et aider à lutter contre ce mal qui, malheureusement, n’épargne aucun pays, aucun corps social.
Je suis arrivé au Maroc le 17 septembre 2000 pour entamer mes études supérieures, en compagnie d’une centaine d’autres camarades boursiers comme moi. Je n’avais aucune appréhension en atterrissant à l’aéroport Mohammed V, le Royaume étant dans l’imaginaire collectif des Sénégalais une sorte de prolongement naturel de leur pays et vice versa. Mais j’ai commencé à déchanter... deux jours seulement après mon arrivée.
Durant ces douze années, comme la plupart de mes « congénères », j’ai souvent été confronté à des situations tragi-comiques. Comme ce matin du 19 septembre lorsque, avec un groupe d’étudiants, nous nous rendions au marché de J5, dans un quartier situé à quelques encablures de la résidence universitaire, à Rabat. En chemin, nous avons essuyé des jets de pierre de la part de gamins qui devaient avoir entre douze et quatorze ans, et qui criaient à tue-tête : « Cannibales ! Cannibales ! » Pour notre troisième jour au Maroc, c’était un drôle d’accueil, une rebuffade que j’ai toujours du mal à oublier.
J’apprendrai, quelques années plus tard, qu’un journal arabophone avait rapporté que des « migrants clandestins » subsahariens auraient mangé un nourrisson dans le quartier populaire de Takkadoum à Rabat. La publication en question aurait démenti plus tard cette information, mais le mal était fait : aux yeux de certains Marocains, nous n’étions que des cannibales, des mangeurs d’hommes.
« Elle n’est qu’une esclave ! »
Deux ans après cette mésaventure, un nouveau « choc ». Cela s’est passé dans un bus. Une vieille dame, qui tenait à peine sur ses pieds, venait de monter à bord. Toutes les places assises étant déjà occupées, une jeune étudiante subsaharienne s’est donc empressée de céder son siège à la « mamie » eu égard à son âge. Et alors qu’elle s’attendait à un mot aimable, voire à une bénédiction, la jeune fille a eu droit à un terrible « de toute façon, elle n’est qu’une esclave et donc elle devait céder sa place à n’importe quel Marocain dans ce bus ! » Incrédules pendant un moment car ne parlant pas la darija, nous avons été abasourdis après qu’une Mauritanienne, noire elle aussi, nous eut traduit la phrase. C’était d’autant plus choquant qu’il ne s’agissait pas là de gamins comme à J5, mais bien d’une personne du troisième âge qui, à travers ce comportement, venait par ailleurs de porter un sacré coup à l’un des piliers de l’éducation africaine : le respect des personnes âgées. En effet, suite à cet incident, certains étudiants ont décidé de se passer le mot : désormais, on ne cède plus sa place à qui que ce soit, fût-t-il mourant !
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Mendiante… et raciste
Comment peut-on être mendiante et avoir ce sentiment de supériorité propre à tous les racistes du monde ? La scène s’est déroulée à Rabat quand j’y étais encore étudiant. Un ami comorien au teint de jais, qui venait de percevoir sa bourse, s’est arrêté devant une femme d’un âge avancé qui lui tendait la sébile et lui a remis une pièce de dix dirhams. Alors qu’il continuait son chemin, il entendit la mendiante dire en arabe : « Oh mon Dieu, qu’ai-je fait pour mériter un tel sort : un Noir, un fils d’esclave, qui me fait l’aumône ? ! » Le bienfaiteur n’en croyait pas ses oreilles. Revenant sur ses pas, il dit à la femme, en lui tendant un billet de vingt dirhams : « Excusez-moi, c’est vingt dirhams que je voulais vous donner et non dix. » Quand elle lui a rendu la pièce de dix, le jeune étudiant l’a remise dans sa poche... avec son billet de vingt dirhams ! Il a alors assené à la mendiante, en arabe classique (les Comoriens sont aussi arabophones) : « Puisque votre dieu entend bien vos complaintes, demandez-lui donc de l’argent ! »
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« La prochaine fois, on te tue ! »
Flâner aux alentours de la résidence universitaire à Rabat, quand j’y vivais encore, relevait d’une aventure dangereuse. De nombreux étudiants subsahariens y ont été victimes d’agressions atroces, certaines ayant même abouti à des hospitalisations. Je me souviens de Sacko, un étudiant malien, et de Kromah, un Libérien, pour ne citer qu’eux. Le premier avait été sauvagement roué de coups juste à l’entrée du campus, ses bourreaux lui crachaient dessus et le traitaient de « qird » (singe), de « k’hal » (Noir) de « 3abd » (esclave)… Et n’eût été l’intervention des gardiens alertés par ses cris stridents, il serait mort. Finalement, il s’en est sorti avec plusieurs mois d’indisponibilité médicale, et a dû manquer la période des examens.
Kromah, lui, s’était pris un violent coup de couteau au niveau de l’abdomen. A la vue d’un groupe d’étudiants qui passait par là et qui était plus important en nombre, ses agresseurs ont pris la fuite, mais pas sans lui lancer cette menace : « La prochaine fois, on te tue ! Et c’est valable pour tous tes camarades, transmets-leur le message. Compris, sale nègre ? » L’étudiant libérien, qui saignait abondamment et qui se tordait de douleur, n’a pu répondre que par un acquiescement de la tête.
Sacko et Kromah ne sont ni les premières ni les dernières victimes d’agressions anti-Noirs dans les environs de la cité, mais leur mésaventure a été la goutte d’eau de trop : les étudiants subsahariens étaient alors descendus dans la rue pour exprimer leur ras-le-bol et appeler les autorités à prendre les mesures qui s’imposaient. Depuis, le phénomène a certes perdu de l’ampleur mais il persiste.
Même les professeurs s’y mettent
Et pendant que de jeunes Marocains à la « chasse » au Noir semaient la terreur dans les environs immédiats du campus, dans les salles de classe, certains professeurs, pourtant censés véhiculer des valeurs telles que le respect de la dignité humaine, se sont montrés tout simplement indignes de l’une de leur mission. C’est le cas de cette professeure qui, en plein cours, ne s’est pas gênée pour traiter une Gabonaise de « négresse ». Je me souviens que nous nous étions tous regardés avant de baisser la tête un certain moment. Alice – c’est son prénom –, qui était assise juste à côté de moi, m’a lancé un regard qui me hante encore aujourd’hui et m’a dit : « J’ai suffisamment entendu ce genre de propos désobligeants dans la rue et dans les transports en commun pour m’en accommoder, car je les ai jusque-là mis sur le compte de l’ignorance ; mais venant d’une prof’… » L’enseignante dont il est question est aujourd’hui à la retraite, je l’ai croisée une ou deux fois dans des conférences.
« Quelle heure est-il ?... »
Il s’agit là d’un classique ! Au début, je ne comprenais pas pourquoi le « quelle heure est-il ? » était accompagné d’un sourire narquois dès que je regardais ma montre pour y répondre. Les aînés m’ont expliqué par la suite que c’était pour me signifier : « Regarde ton poignet et rappelle-toi que tu es noir ! » Désormais, dès qu’on me demande ch’hal essa3a (quelle heure est-il ?), je préfère prendre mon téléphone portable pour répondre…
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L’autre Maroc
Faut-il mettre pour autant tous les Marocains dans le même sac ? Assurément non ! Car si j’ai pu rester plus de douze ans dans le Royaume, c’est parce qu’à côté de cette frange ignorante – le racisme est une des métastases de l’ignorance – et intolérante, il y a l’autre Maroc, celui qui ne chosifie pas les Noirs, le Maroc ouvert. C’est celui-là qui m’a permis de minimiser l’impact de ceux qui me traitent de « 3azzi », de « hayawan » ou encore de « khanzir ». Ce Maroc, je l’aime, je le fais mien.
Par ailleurs, autant j’ai pu mesurer tous les efforts consentis par les autorités marocaines pour raffermir davantage les relations politiques, économiques et culturelles avec le continent, autant je remarque que malgré tout l’Afrique subsaharienne reste inconnue de nombre de Marocains. Car ces derniers tendent à surestimer la vocation européenne du Royaume ou ses solidarités culturelles avec d’autres aires (monde arabe). Il est sans doute temps de recadrer cette vision.
Enfin, il ne faut pas ignorer le fait que le racisme existe… au Maroc aussi. Il faut même oser en débattre ouvertement. Mais il faudrait au préalable que l’éducation de base, celle inculquée par les parents et celle apprise à l’école, joue pleinement son rôle. Le racisme expliqué à ma fille de Tahar Benjelloun est vivement conseillé dans ce sens.
Pour qu’on ne me rappelle pas sans cesse mon apparence mais qu’on se souvienne d’abord de ce que je suis, c’est-à -dire un humain.
Bassirou Bâ
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Interview avec Mohammed Ennaji
Aux sources du racisme anti-Noir
Quelles sont les origines du racisme au Maroc ? On pense bien sûr à l’esclavage. Mais dans un pays métissé, les raisons sont aussi parfois plus complexes.
Auteur de nombreux articles et ouvrages sur la question de l’esclavage, Mohammed Ennaji nous explique les raisons historiques à l’origine d’une certaine perception des Subsahariens par les Marocains.
Certains Marocains nourrissent un complexe de supériorité manifeste vis-à -vis des Subsahariens. Qu’est-ce qui, historiquement, peut expliquer cette attitude ?
C’est peut-être un phénomène qui relève de la logique des relations Nord-Sud ! Historiquement, l’Afrique du Nord a dominé les régions subsahariennes, cette domination n’est pas étrangère à ce sentiment. La représentation des sociétés africaines de l’Ouest comme des formations primitives y est sans doute pour beaucoup. Il suffit de lire les géographes arabes du Moyen-âge pour en prendre conscience, sans parler d’Ibn Khaldoun. Et puis, l’esclavage a été déterminant dans ce sens, les sociétés pourvoyeuses d’esclaves étant forcément perçues comme inférieures. Il y a ainsi des origines historiques à ce que vous appelez un complexe de supériorité. La question évidemment n’est pas de savoir s’il est fondé ou pas, mais simplement d’en retrouver les motifs.
Pourtant, les contacts entre le Maroc et cette partie de l’Afrique remontent à plusieurs siècles, grâce notamment aux échanges transsahariens. Ces contacts ont même donné lieu à un métissage entre Marocains et Subsahariens…
C’est exact, mais ce sont justement ces contacts qui ont engendré un tel sentiment. L’importation d’esclaves noirs est venue le conforter. Il faut s’imaginer les choses telles qu’elles se passaient : sur les marchés, dans les foires, les Noirs affluaient pour être vendus comme des bêtes de somme. Dans les bourgades rurales, ces derniers étaient vendus sur l’aire de vente du bétail, c’est dire la vision qu’un tel spectacle pouvait engendrer. Le savez-vous, les marchands d’esclaves sont appelés en arabe « nakâssa », ce qui désignait au départ les conducteurs de troupeaux de bétail. Alors ces êtres malmenés sur les pistes sahariennes pour parvenir dans les foires du Sud marocain, et puis acheminés par les intermédiaires sur les marchés des grandes villes dans des conditions peu recommandables, ne jouissaient pas de la considération de la population. Ils parlaient des langues incompréhensibles pour les locaux. Egalement, les textes ne manquent pas où on les traite de quasi-animaux ! Cela dit, un bémol doit être apporté à cette vision. Contrairement à l’Amérique du Nord, ce n’est pas le Noir qui est perçu ainsi, mais l’esclave. En raison des métissages, les Noirs pouvaient accéder à des positions très enviées. Certains rois, princes ou chefs de grandes maisons l’étaient. Il n’y avait pas une ghettoïsation des Noirs ici. Mais avec le temps, le statut a fini par englober la couleur, et le Noir est devenu synonyme de « 3abd ».
Il a fallu attendre 1912, sous le Protectorat, pour assister à l’interdiction du commerce d’êtres humains…
Le commerce public a été interdit par le Protectorat en 1912, le trafic d’esclaves a continué cependant dans les régions non soumises. Par la suite, un trafic clandestin a persisté qui permettait de fournir les maisons bourgeoises. Les esclaves provenaient soit du rapt dans le Sud, soit d’un commerce, même affaibli, à travers le Sahara.
On a souvent entendu parler de la garde noire de Moulay Ismaïl, de quoi s’agit-il ?
La garde noire a été mise en place par Moulay Ismaïl, on l’appelle « abîd al-Bukhari » parce que ses membres ont prêté serment sur le recueil de Bukhari. Elle a constitué un moyen de contrôle de l’Etat sur une société segmentaire. Elle a aussi été un moyen d’insertion efficace des Noirs dans l’appareil d’Etat, et donc de promotion sociale. Souvent, les esclaves maltraités par leurs maîtres prenaient la fuite et venaient rejoindre cette garde. Au XIXe siècle, les sultans ont légalisé ce phénomène.
Par ailleurs, il existe, y compris même chez des intellectuels marocains, cette attitude d’« auto-exclusion par le verbe » qui consiste à appeler les Subsahariens « les Africains » comme si le Maroc ne faisait pas partie de ce continent !
Par le verbe, vous avez raison ! Il y a des raisons objectives à cela. La première est l’obstacle pendant longtemps infranchissable du Sahara. La Méditerranée l’était moins, et le Maroc a vu bien des civilisations arriver chez lui par le nord. A cela s’ajoute la différence des niveaux de civilisation matérielle des deux côtés du Sahara. Le Maroc est un pays de grande ouverture sur l’Europe et l’Est, et cette attraction l’a quelque peu mentalement éloigné de son identité africaine. Mais cette dernière est bien affirmée dans les mœurs, dans le peuplement, dans la culture. Elle va s’affirmer de plus en plus avec la prise de conscience de la place réelle de ce pays dans l’échiquier mondial.
Propos recueillis par Bassirou Bâ |
TĂ©moignages
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Rita, Marocaine et Noire
« C’est ta peau qui est noire. Ton cœur, lui, est blanc ! »
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Je suis la petite-fille d’une femme blanche qu’on a mariée à un Noir. A l’époque, le racisme n’existait pas au Maroc. Du moins, pas à mon sens. Ma grand-mère qui était plutôt une belle femme ne s’est jamais plainte de cette union. Au contraire, bien après le décès de mon grand-père, elle n’a jamais tari d’éloges à son égard. Pourtant, ses parents avaient le choix. Mais ils ont préféré la « donner » à ce Sahraoui réputé pour son sérieux.
Sa fille aînée, jolie métisse, n’a pas tardé à trouver son bonheur avec un Touareg, mon père. Je suis donc la cadette d’une fratrie de deux filles et de cinq garçons. Contrairement à ma sœur aînée, je n’ai pas eu la chance de naître métisse. J’ai hérité de la carnation de mon grand-père mais j’étais loin de penser que mon teint allait me contraindre à quitter le Maroc, mon pays. Durant tout mon cursus académique, je n’ai pas cessé d’entendre la phrase assassine : « Tu sais, finalement, ce n’est que ta peau qui est noire. Ton cœur, lui, est blanc ! » Cette phrase m’était assenée par la plupart des personnes qui m’ont appréciée, à commencer par mes propres amies. Et puis, un jour, il a fallu que je tombe amoureuse d’un Marocain. Il m’appelait « ma noisette grillée ». Dans sa bouche, cela n’avait rien de péjoratif. Nous avions prévu de nous marier, de fonder une famille. Mais un jour, tout a basculé : lorsqu’il a voulu me présenter à sa famille, elle m’a rejetée. J’ai fui mon pays et de ce fait, mes parents et tout ce qui me rattachait à mes racines.
Suite à ma déception amoureuse, j’ai décidé de suivre l’exemple de ma sœur aînée et de me marier avec un étranger. Daniel, ce blondinet dont je percevais l’intérêt grandissant à mon égard, à chaque fois que j’allais en vacances chez ma sœur en Suisse, a fini par me demander en mariage. Je l’ai épousé, non pas par amour, mais parce qu’il représentait pour moi un réconfort ! Moi la Noire dont aucun homme ne voulait au Maroc, j’étais traitée comme une princesse. Nous avons eu une petite fille puis un garçon. Le métissage a si bien opéré que Sofia et Adam sont de vraies beautés. Mais un jour, lorsque l’euphorie du changement, du réconfort et de l’assurance que m’offrait ma nouvelle vie s’est complètement dissipée, j’ai réalisé que je ne ressentais aucune passion pour Daniel. Cette passion, c’est ce qui me manquait pour m’épanouir. Et c’est en participant à un cours d’allemand que j’ai rencontré l’amour de ma vie : un Italien qui venait de s’établir à Zurich. J’ai alors quitté Daniel pour vivre avec Antonio. Mais aujourd’hui, mon bonheur n’a d’égal que le dégoût que me voue ma fille Sofia. Devenue adolescente, elle s’est mise à me ressembler de plus en plus et sa couleur de peau a foncé considérablement. Elle en est tellement complexée qu’elle s’évertue à mettre de grosses couches de fond de teint beaucoup plus clair que sa carnation. A Zurich, elle refuse de s’exposer au soleil et utilise même des crèmes éclaircissantes qu’elle va chercher dans des commerces illégaux bien qu’étant prévenue qu’elle risque un cancer de la peau. Le plus dur dans tout cela, c’est qu’elle refuse de me voir depuis que j’ai décidé de quitter son père. Je sens qu’elle éprouve à mon égard une haine profonde. Tout cela me renvoie à un sentiment d’échec et de mépris de moi-même, à toutes ces choses qui m’ont obligée à quitter mon pays. »
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Ana, Cap-Verdienne
« On me traitait de cafard noir »
J’ai débarqué au Maroc en septembre 2004 pour y poursuivre mes études supérieures. J’ai eu mon premier choc dans le train me ramenant de Casablanca à Rabat : en nous voyant entrer dans le même compartiment qu’elle, une vieille dame s’est levée en bouchant son nez, en crachant par terre avant de claquer la porte du compartiment ! Mes copines qui étaient venues me chercher, m’ont fait savoir qu’il valait mieux ne pas en tenir compte car tout au long de mon séjour, je serais souvent confrontée à ce genre de comportement. Elles n’avaient pas tort.
A Fès où j’ai passé mes deux premières années à la faculté, on me traitait tantôt de « 3azzia » (négresse), tantôt de « cafard noir ! » Quand ça ne se cantonne qu’aux injures, ça passe, mais lorsque cela vire à l’agression physique, c’est difficile à encaisser. Certains jours, j’étais désespérée au point de vouloir rentrer avant même la fin de mes études. D’autres fois, j’étais tellement révoltée que je me suis mis en tête de créer une association de lutte contre le racisme au Maroc.
Je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Mais aujourd’hui, je suis heureuse d’être retournée chez moi au Cap-Vert et je trouve malheureux qu’on ait vécu huit longues années dans un pays sans pour autant se reconnaître dans cette société qui nous a pourtant appris à devenir des hommes et des femmes. Mon projet n’a pas abouti, mais je nourris secrètement le rêve que quelqu’un d’autre aura le courage et la patience de mener une telle entreprise pour que ces agissements cessent ! »
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Halima, Sénégalaise
« Mes amies ont hâte de quitter ce pays »
Le racisme envers les Noirs il existe bel et bien au Maroc, inutile de le nier ou de fermer les yeux. J’ai vécu cinq années dans le Royaume. Je n’ai pas toujours vécu au quotidien ce racisme parce que je suis sénégalaise et que j’ai le teint clair ; je suis très souvent prise dans la rue pour une Marocaine du Sud, une Sahraouie ou encore une Mauritanienne. J’échappe ainsi aux regards inquisiteurs ou aux commentaires déplacés. Je n’ai pas subi le racisme primaire, celui qui pousse de nombreuses personnes à vous traiter de « 3azzia » dans la rue par exemple Par contre, il m’est arrivé de pleurer de chagrin suite à un mot déplacé ou à une attitude blessante de la part de camarades ou de professeurs.
Dans mon entourage, j’ai entendu et vu des situations choquantes. J’ai plusieurs fois consolé des amies qui, jurent-elles, ont hâte de quitter le pays une fois leurs études terminées, dépitées par le climat raciste. Je me souviens d’une jeune fille dans le bus, assise deux rangées devant moi, traitée de « noiraude » (et autres insultes beaucoup trop vulgaires pour être répétées), par plusieurs jeunes hommes. Face à sa placidité, ces derniers ont continué sur leur lancée et lui ont dit : « Rentre chez toi si tu n’es pas contente. » Je me souviens également du refus de ce propriétaire de louer son appartement ou son local à des… Noirs. »
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Carole, Franco-Camerounaise
« Ils mimaient une meute de singe »
Tu n’es pas ma cousine ! C’est elle ma cousine », répétait sèchement ce vendeur des Habous à une femme noire tout en me regardant avec un clin d’œil complice. Cette femme noire… c’était ma mère. « Hé l’ânesse ! Drogba ! Drogba ! », scandaient des passants à une jeune fille noire qui se promenait à Marrakech. Cette jeune fille noire… c’était ma sœur.
Des petites filles encerclaient ma sœur, au Festival de Casablanca, en mimant une meute de singes. Le pire, c’est que comme je ressemble à une Marocaine, les Marocains racistes se confient à moi ouvertement quand ils parlent des Français et/ou des Noirs... Ignorant que je suis moi-même française et noire... Mais j’ai aussi droit au racisme anti-Français parce que je n’ai aucun accent quand je parle français et au racisme anti-Noir à cause de mon apparence. Je ne suis pas d’ici et je ne comprends pas. Voilà pourquoi je vends cette robe Mama Africa is the future. Une robe activiste, contre le racisme et pour la diversité au Maroc. »
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Amal, Ă©tudiante
« Marocains et Mississippiens »
Je me souviendrai toujours de cette photo historique datant des années 50, où l’on voyait une étudiante américaine anonyme à la peau noire subir les sévices de ses camarades. Si cette photo m’intrigue autant, ce n’est pas vraiment pour l’injustice et l’intolérance de ces jeunes, la conjoncture américaine des 50’s et sa discrimination envers les Noirs étant connues de tous. Si cette photo m’interpelle autant, c’est surtout parce qu’aujourd’hui, au XXIe siècle, dans mon pays, un pays qui se veut ouvert, tolérant et protecteur des droits de l’homme, j’ai déjà été témoin de la même scène. Combien de fois j’ai vu mes amis subsahariens être discriminés devant tout le monde, pas seulement par les camarades… pire, par quelques « sages » professeurs, censés nous guider et donner l’exemple. Mesdames et Messieurs les Professeurs, sont-ils invisibles ces camarades de classe que vous faites semblant de ne pas voir en omettant souvent de leur donner la parole même quand personne d’autre ne la demande ? Ou quand vous vous exclamez, croyant être drôles mais ne faisant rire que vous-mêmes : « Oh, nous n’avons qu’un homme parmi nous aujourd’hui », faisant allusion aux deux Marocains absents, et faisant abstraction des deux Noirs pourtant présents qui, à les connaître pour leur courage, leur bonté, leur intelligence et leur désintérêt, sont deux fois les hommes que vous ne serez jamais… Plus aberrant encore, lorsque vous vous éternisez dans des explications en arabe dans un cours francophone, sans jamais traduire. Je n’aurais jamais cru qu’il existait des étudiants de premier et de second ordre… Le plus étonnant dans l’histoire, c’est que jamais je ne les ai entendus avoir un mot désobligeant envers vous, qui pourtant mériteriez des injures. L’ironie dans tout ça, c’est que c’est souvent eux, ces Subsahariens venus de loin, pas très dignes d’attention selon vous, qui ont les meilleurs résultats et finissent majors de la promotion. Ils pourront au moins se satisfaire de savoir qu’au final, leur réussite, ils ne la doivent à personne et surtout pas à vous, chers Professeurs qui, en 2012, n’avez rien à envier aux Mississippiens des années 50 ! »
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Demba, journaliste
« Etre Con ou raciste, il faut choisir »
Le sexisme comme le racisme commence par la généralisation. C’est-à -dire la bêtise », disait Christiane Collange. C’est d’autant plus vrai que je garde des stigmates de mon expérience marocaine. Arrivé au Maroc en octobre 2004, pour mes études universitaires, j’ai d’emblée été frappé par la gentillesse des agents de l’aéroport. L’hospitalité légendaire des Marocains prenait tout son sens.
Le 22 octobre 2004, mon deuxième jour dans le Royaume, me permet de jauger la température du milieu et me fait comprendre que je suis en territoire hostile. En effet, me baladant dans les rues du quartier Oulfa à Casablanca, j’étais loin d’imaginer ce qui m’attendait. D’abord des jets de pierre dans le dos. En me retournant, j’aperçois des jeunes qui s’enfuient, âgés entre 6 et 15 ans. Pour moi, ce ne sont que des voyous. Puis, je déchante lorsque les attaques se répètent, et semblent ne cibler que moi. Pire, je me rends compte que les adultes aussi s’y mettent. Ils me lancent des œufs pourris ou des sachets d’eau. La rage m’envahit peu à peu.
Les jours suivants, les événements se sont enchaînés, tant pour moi que pour mes compatriotes. Lorsque les uns prenaient des baffes par des personnes en moto, d’autres encaissaient des pierres lancées par des jeunes sur la route de la fac ou dans le quartier. Sans oublier les filles à qui on soulevait les jupes ou celles qui se faisaient violer et traiter de putes ou de sales esclaves.
Les mésaventures des Noir (es) au Maroc, j’en connais une bonne trentaine.
De caractère impulsif et rebelle, j’ai toujours protesté contre les injustices. Mais j’ai encore plus horreur des cons qui, par ignorance ou par perversité, prennent un malin plaisir à dénigrer ceux qui leur sont différents à tous égards.
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Une « prof » raciste, ça existe ?
Durant ma deuxième année universitaire à la faculté des Lettres Aïn-Chock de l’Université Hassan II, une de mes professeurs dont je n’ai pas retrouvé le nom m’a estomaqué de la pire des manières qui soit. Alors que certains de mes condisciples venaient de terminer leur exposé, cette mégère, me prenant de haut, m’interroge : «L’Africain a-t-il quelque chose à dire ? » Je n’ai pas bougé d’un iota. Elle renchérit : « Quoi, l’Africain n’aime pas que je l’appelle Africain ? » Dans ma tête, je cherchais la meilleure réplique possible pour la remettre à sa place. Mais subitement, elle s’approche de moi et m’invite à tendre mon bras vers elle. Je le fais sans hésiter. Mon bras tendu, elle prend le sien et le tend également vers moi. Puis me demande : « Qu’est-ce que tu vois ? Quelle est ta couleur ? » N’ayant pas compris le rapport entre le fait que je sois noir et mon nouveau nom « L’Africain » – Léon me pardonnera –, je lui ai répondu, non sans ironie, que j’étais marron. Et là , toute la classe s’est mise à rire. Un rire un peu forcé, car la gêne de la scène qui se déroulait devant eux se lisait sur les visages. Aucun d’entre eux n’a osé dire quoi que ce soit. J’ai ensuite rappelé au professeur qu’être appelé « Africain » ne m’a jamais vexé, excepté si cela venait d’une Africaine qui se prenait pour une non-Africaine, surtout avec autant de dédain. Puis s’en est suivie une discussion qui a pris fin grâce à l’intervention d’un autre professeur. Depuis ce jour, mon rapport aux profs et aux étudiants a changé. D’autres histoires vont prendre forme tout au long de mon séjour au Royaume. Heureusement pour nous, Jean-Louis Baptiste Gresset nous rappelle que « le jugement d’un seul n’est pas la loi de tous. » |
Billet
Racistes noss-noss
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Il y a quelques années, une association s’insurgeait contre le racisme subi par les Noirs marocains dans leur propre pays : peu de hauts fonctionnaires ou de présentateurs de JT sont noirs... Quand j’ai appelé le porte-parole du gouvernement à l’époque pour le faire réagir, il s’en était étonné. Pour ce dernier, il n’y avait pas de racisme dans nos administrations et notre société. Son ton était ferme, à la mesure de son étonnement. Beaucoup de Marocains pensent comme notre ancien ministre : le racisme n’existe pas, ou tout au moins n’est pas un problème sérieux tant on en entend peu parler. Pourtant, les hauts fonctionnaires noirs sont rares. Beaucoup de nos concitoyens ont des réflexes tribaux liés à la couleur qu’ils associent à l’origine. On jauge la position sociale à l’aune du degré de mélanine dans la peau : un Fassi est généralement plus blanc qu’un Amazigh du Sud. Cela facilite le classement. Il y a aussi notre passé d’esclavagisme dont on porte les stigmates. N’existait-il pas un marché d’esclaves à Marrakech ? Le mot « hartani » (nègre) ne signifie-t-il pas « homme libre de second degré » ? Cet héritage subsiste dans l’inconscient collectif car notre société croit encore aux castes et ne cultive pas le respect des différences. Quand un commentateur sportif parle de « jungle africaine » en désignant le Gabon, il le fait sans arrière-pensées, mais ne mesure pas la portée de ces mots qui font mal. De la même manière que « 3aazi » n’est pas un terme affectueux, car il peut signifier l’insulte. Et le fait que le Maroc se transforme en terre d’accueil d’immigrés subsahariens est en train d’exacerber davantage ce racisme latent. Quand je demande à des amis subsahariens pourquoi ils sortent toujours en groupe, ils m’expliquent que c’est pour éviter les agressions verbales et parfois physiques ! Tout comme le ministre, cela ne me serait jamais venu à l’esprit. Nous ne sommes pas racistes par conviction, encore heureux, mais nous risquons de faire le lit du racisme si nous continuons à fermer les yeux. Car oui, le racisme est aussi un mal marocain.
Z.C. |
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