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Faut-il abandonner le français ? 
actuel n°140, vendredi 4 mai 2012
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Faut-il abandonner le français ? Un débat sans fin et presque consubstantiel à l’identité marocaine. Un débat qui n’est pas dénué d’arrière-pensées et qui induit une question subsidiaire : faut-il remplacer le français par l’arabe... ou l’anglais ? Autre interrogation paradoxale pour un journal francophone, qui mérite toutefois d’être posée. A défaut d’être tranchée.


C’est un ministre de la Communication anglophone et américanophile qui a osé mettre les pieds dans le plat avec la réforme des cahiers des charges de l’audiovisuel. Si toutes les polémiques se sont cristallisées autour de la réduction de la place du français sur les écrans, ce n’est pas un hasard. Langue du colon puis de l’élite, l’idiome a mauvaise presse auprès de ceux qui ne le parlent pas. Et le combat est inégal face à l’arabe. « L’arabe n’est pas la langue de ce monde, c’est la langue de Dieu. A côté d’elle, aucune langue n’existe », souligne l’écrivain Driss Jaydane.

Vouloir remplacer un journal en français par un débat en arabe n’est pas non plus innocent et masque d’autres desseins pour Mehdi Lahlou (universitaire, membre du PSU). « Dans le débat sur les cahiers des charges, la question de la langue est en réalité accessoire. Le véritable problème est la création d’un espace médiatique qui soit démocratique. La langue n’est que la feuille de vigne qui cache une volonté idéologique voulant changer la façon de réfléchir de la société. » Ahmed Assid renchérit : « Le PJD veut faire passer le discours religieux à travers l’arabe classique. » Mais l’arabe des médias, que la moitié de la population ne comprend pas, n’est pas le seul enjeu de la francophobie latente. Il y a surtout la place qu’est amenée à laisser (où à prendre davantage ?) la langue de Molière dans l’enseignement. Déjà conspué par les chantres de l’arabisation, ceux-là mêmes qui envoient leurs enfants dans les missions tout en appelant le peuple à s’arabiser, le français se trouve aujourd’hui minorisé dans nos écoles et mal inculqué. Ne faudrait-il pas commencer par mieux enseigner, et l’arabe et le français, avant de déclarer cette dernière langue caduque ? N’est-ce pas un repli identitaire que de vouer cette langue aux gémonies parce qu’on en a été écarté ? « Appeler à enseigner l’anglais, c’est bien, mais que les tenants de cette proposition aient le courage d’aller jusqu’au bout ! », assène Assid. Ils le pourraient difficilement dans la mesure où le français est bien implémenté dans notre pays, en plus d’être stratégique pour le développement du business. La solution réside peut-être dans l’acceptation de cette langue comme élément constitutif du patrimoine marocain et de l’enseigner correctement aux Marocains. A tous les Marocains !

Zakaria Choukrallah et Eric Le Braz


***

Faut-il abandonner le français ?

 

Oui... Non. Le français est en perte de vitesse face à l’anglais, il contribue à la division de la société marocaine et c’est une langue importée par la force. Mais nous nous la sommes déjà appropriée. C’est une ouverture sur un monde multiple et une opportunité pour maintenir sa place dans la communauté francophone et, notamment, dans la course au développement économique.

 

 

Oui,

c’est la langue du colon

En 1909, trois ans avant le protectorat, les premières écoles françaises sont implémentées à Tanger. Le missionnaire François Herbette s’intéresse à l’influence de la France à travers l’apprentissage de la langue pour barrer la route notamment aux Allemands et aux Espagnols qui lorgnaient également le royaume chérifien. Il écrit : « L’école ne sert pas seulement à propager notre langue et à répandre l’instruction, elle opère directement, avec une efficacité surprenante, pour faire apprécier les Français et aimer la France. » Il explique que l’implémentation du français serait facile, et décrit avec dédain les « mssid », les écoles coraniques. « Il suffit pour deviner l’insignifiance (du mssid), d’avoir aperçu, dans certaines ruelles de Tanger, par l’entrebâillement d’une porte, un groupe de petits Arabes accroupis dans une pièce obscure, sans meuble ni matériel d’aucune sorte, autour d’un taleb (étudiant) crasseux, qui leur fait inscrire et psalmodier les versets du livre saint, à l’exclusion de toute autre étude. »

Après l’indépendance, cette vision coloniale n’a pourtant pas stoppé le développement du français, perçu comme la langue du progrès y compris par les nationalistes. L’auteur algérien Kateb Yacine résume bien cette idée en écrivant : « Le français est notre butin. »

Cela Ă©tant, la toute-puissance coloniale est encore inscrite dans l’imaginaire populaire enclin Ă  fustiger une langue Ă  laquelle il n’a pas toujours accès, mĂŞme si cette idĂ©e ne compte plus de partisans chez les intellectuels et les Ă©lites, y compris les islamistes.  « Je n’ai pas du tout ce complexe », nous dit par exemple Mohamed Hamdaoui, le prĂ©sident du Mouvement unicitĂ© et rĂ©forme, matrice idĂ©ologique du PJD. Le complexe n’est plus, mais le rĂ©flexe identitaire subsiste.

 

Non,

elle fait partie de notre culture

 

Si le français n’est plus considéré comme étant la langue du colonisateur, fait-il pour autant partie intégrante de notre culture ? « Après cent ans, penser que c’est la langue du colonisateur, c’est se mentir, explique le philosophe amazighiste Ahmed Assid qui poursuit, d’ailleurs même les analphabètes pensent que c’est la langue du progrès social, de la civilisation et de la technologie. » Pour ce dernier, ceux qui continuent de suggérer que c’est la langue du colonisateur appartiennent à une classe sociale aisée, qui maîtrise le français et veut garder à tout prix les postes clés pour ses enfants. « La place du français est clairement établie par le fait que cette langue est obligatoire dans l’enseignement au Maroc. Ceux qui veulent arabiser se contredisent en maintenant son enseignement à leurs enfants, parfois dans les missions, tout en ayant un discours politique contraire. Pourquoi ? Parce que la classe politique n’y croit pas elle-même étant donné ses intérêts avec la France, et maintient uniquement un discours idéologique à l’adresse de la population », explique Assid. Le philosophe précise que le français est toujours dominant dans les centres de décision, notamment l’armée, les finances et l’administration, preuve qu’il est profondément ancré dans l’ADN du pays. La création artistique et littéraire se fait encore beaucoup en français qui reste, qu’on le veuille ou pas, une langue d’ouverture et un pan de notre patrimoine. Au lieu de fustiger le français, on gagnerait peut-être à mieux l’enseigner et à valoriser l’arabe pour renouer avec l’idéal marocain de l’indépendance comme le décrit Driss Jaydane dans cet extrait de son roman Le jour venu:

« Invincible génération qui inventa un homme maîtrisant le français comme l’arabe, et l’art nouveau et terrible à la fois, consistant à se prémunir des contraintes de chacune des deux langues en sautant, passant à leur guise, dans la même phrase, de l’une à l’autre. Inventant, donc, la langue sans contraintes. Celle du pur désir, du pur plaisir. Consacrant ainsi la grammaire d’une volonté de jouir à l’infini de ce Maroc, certes décolonisé, mais qui, avec mon père et ses amis, n’avait pas perdu au change. Mon père et ses amis furent cette race de mutants qui s’inventa un langage de la puissance, une nouvelle et terrible langue qui puisait tant dans les hadiths que dans le cogito. »

Z.C.

 

Oui,

l’arabe est notre langue

Dans la Constitution du Royaume, l’arabe et l’amazigh sont les langues officielles. Pas le français. Il serait donc normal d’accorder une part importante aux langues officielles du pays, et considérer le français comme une simple langue étrangère à apprendre autant que l’anglais par exemple.

« La réalité, l’ouverture, voudraient que l’on s’ouvre aux langues étrangères et l’anglais est la langue numéro un à laquelle il faut s’intéresser », considère Mohamed Hamdaoui, le président du MUR. Il en veut pour preuve le fait que la recherche scientifique se fait en anglais, de même que les plus grandes universités du monde enseignent en anglais et non en français. Il n’appelle pas à écarter le français, dont la place est, selon lui, garantie par la Constitution qui appelle à enseigner et à valoriser les langues étrangères, mais à conquérir de nouvelles langues et surtout, à considérer à sa juste valeur la langue arabe. « Dans un certain nombre de domaines, l’ouverture vers le français se fait au détriment de l’arabe. Comme pour l’administration. Il n’est pas normal de dresser un procès-verbal en français, alors que l’intervieweur et l’interviewé ont parlé en arabe par exemple ! », s’indigne Mohamed Hamdaoui qui donne des exemples de pays ayant réussi à valoriser leur langue. « En Jordanie et en Syrie, l’enseignement universitaire se fait en arabe. La médecine est par exemple enseignée en arabe et, selon l’Isesco, ce sont les médecins les mieux formés dans le monde arabe. » Pour ce dernier, l’arabisation n’a pas fonctionné parce qu’elle s’est opérée de manière partielle : elle s’est arrêtée au lycée. Pour améliorer l’enseignement, il faudrait donc parachever l’arabisation tout en soutenant la diversité linguistique en inculquant le français bien sûr, mais aussi l’anglais et pourquoi pas le chinois pour les diplômés en économie ? « C’est un package », conclut-il. Quid du contrôle exercé par les lauréats marocains des grandes écoles françaises sur l’économie marocaine ? Ne faudrait-il pas maîtriser cette langue pour accéder à l’ascenseur social ? « C’est vrai que les lauréats des grandes universités américaines trouvaient du mal à s’intégrer dans ce système dominé par les écoles françaises, mais si on se projette dans l’avenir, on sent que cela change. Le futur est à la compétence, à la qualité et à l’anglais ! », explique Hamdaoui.

 

Non,

l’arabisation est une catastrophe

L’universitaire et homme de gauche Mehdi Lahlou ne partage pas cette vision car, pour lui, le malaise est plus profond : « Ni l’arabe  ni le français ne sont bien enseignĂ©s. » La politique d’arabisation hâtive lancĂ©e par l’Istiqlalien Azzedine Laraki, dans les annĂ©es 1980, a eu des effets nĂ©fastes sur la qualitĂ© des Ă©tudes, et en trente ans d’enseignement Ă  l’Institut national des statistiques, le professeur Lahlou, pur produit de l’école bilingue marocaine, a vu le niveau des diplĂ´mĂ©s pĂ©ricliter dangereusement. « ComparĂ© aux annĂ©es 1970, le niveau des ingĂ©nieurs et des licenciĂ©s en français est proche de celui du CM1, et l’arabe n’est pas mieux loti. L’arabe utilisĂ© est plus proche de la darija que du niveau acadĂ©mique requis, s’indigne-t-il. Abandonner le français serait nous appauvrir ! Si l’arabe est un Ă©lĂ©ment fondamental de l’identitĂ© marocaine, le français est une langue de travail, de l’administration et de l’économie. Pour garantir l’ouverture sur les marchĂ©s internationaux, la diplomatie et les technologies, le français est important », explique-t-il. Pour lui, il faut prĂ©server l’arabe tout en renforçant largement le français et les autres langues Ă©trangères et, pour cela, il faut remettre Ă  plat le système Ă©ducatif. Des modèles sont Ă  chercher du cĂ´tĂ© de la Turquie, de l’Italie et des pays scandinaves. Ils enseignent dans leur langue nationale mais en gardant une ouverture importante vers une langue Ă©trangère, français, anglais ou allemand, selon le cas.

Z.C.

 

Oui,

le français contribue à la fracture sociale

 

Il y a quarante ans, un jeune Marocain de la vieille médina ou d’un bourg du Moyen Atlas avait un rapport pacifié avec le français. Il avait appris avec un instituteur, souvent français, une langue qu’on lui présentait comme celle de l’égalité et de la liberté. Ainsi, pour le jeune Lahcen Daoudi, il n’y avait « pas photo » avec la medersa. « Au primaire, on nous amenait des fqihs de la mosquée et, au niveau pédagogique, il n’y avait que le bâton. Alors, on se voyait plutôt dans le modèle de l’enseignant français... », nous avait confié le pjdiste francophone avant de devenir ministre de l’Enseignement supérieur. Le français était alors une langue qui permettait de s’élever socialement et dont l’enseignement profitait aux fils de jardiniers comme aux enfants de notaires.

Aujourd’hui, quand un ould derb (enfant du quartier) entend parler un gamin de Lyautey en VF dans la rue, il le traite de zamel (homo). Le français est devenu une langue honnie par une grande partie du peuple qui en est exclue. La langue est devenue le symbole ostentatoire de la fracture sociale. Un bachelier francophone sans mention a plus de chances de trouver un job en entreprise qu’un doctorant en arabe. Cette césure linguistique est frappante dans les sièges sociaux où, comme le remarque l’écrivain Driss Jaydane, on parle arabe jusqu’au quatrième étage et français au-dessus : « La francophonie, c’est d’abord une affaire de “fricophonie” ! »

L’arabisation a été un marché de dupes pour le peuple. « Comment s’élever sur le plan professionnel en ne pratiquant qu’une langue enclavée, frappée par la malédiction de l’économie ? Comment pouvoir se situer dans une patrie où l’on ne peut pas réussir avec la langue officielle du pays ? », poursuit Jaydane. Et ce marché de dupes istiqlalien est devenu une opportunité pour les islamistes qui ont cultivé ce ressentiment. Aux pauvres, la langue du sacré, aux « salauds de riches » la langue impie. « La télé devient alors, aux yeux des islamistes, le lobby des francophones. Le discours libertaire ? C’est celui des francophones qui ne font pas le ramadan. Ils sont forcèment contre Dieu, contre le peuple et la monarchie », résume Jaydane.

 

Mais,

il pourrait redevenir un facteur d’ascenseur social

 

C’est un chauffeur de taxi à qui on indique sa route en arabe : « Tu crois que je ne suis pas assez bien pour me parler français ? ». C’est un coiffeur à Hay Hassanni qui indique fièrement « coiffeur » sur sa devanture dans la langue de Dessange : « Il ne mérite pas d’être en français mon salon ? ». Le ressentiment vis-à-vis du français se teinte aussi d’un désir ambigu d’appropriation de la langue. Plus de 27 000 Casablancais s’inscrivent chaque année aux cours de langue de l’Institut français (il n’y a qu’au Japon qu’il y a autant d’inscrits). De l’étudiant en gestion largué par l’enseignement francophone de l’université jusqu’à la bonne qui veut maîtriser la langue de ses employeurs, en passant par des parents qui se sont saignés aux quatre veines pour offrir un lycée agréé à leur progéniture et qui veulent pouvoir parler à leurs enfants dans la langue de l’école... On se bouscule à ces cours. Comme on fait salle comble au centre Oulm Kalthoum de Sidi Moumen pour en apprendre le b.a.-ba.

Il y a toujours une soif de français. Pas pour maîtriser la langue de Molière, mais celle des affaires, de la réussite, de l’élévation sociale. Les exclus du système sont lucides : les carences de l’enseignement scolaire marocain dans l’apprentissage du français provoquent cet afflux. On ne peut pas changer le système francophone mais on peut encore y accéder à force de volonté. L’étape suivante voudrait que les entreprises, l’Etat ou les mécènes s’attellent à généraliser ces cours de rattrapage pour donner une chance à tous.

E.L.B.

 

Oui,

la France ne veut pas de nous

 

Le pays qui prétendait à l’universalité n’aime plus le reste du monde. Le score historique de Marine Le Pen et la campagne axée sur l’immigration de Nicolas Sarkozy sont le point d’orgue d’un processus enclenché il y a des années. En 2002, les gouvernements successifs ont promulgué cinq lois pour durcir les règles sur l’entrée et le séjour des étrangers ou l’acquisition de la nationalité. La dernière mesure en date n’est pas une loi, mais une simple circulaire tranchant avec la politique officielle de Sarkozy qui préconisait une immigration choisie en opposition à une immigration subie. Avec la circulaire Guéant, on choisit... de ne plus choisir l’immigration choisie. Ce texte du 31 mai 2011 donne des consignes aux préfectures pour réduire les titres de séjour accordés aux étudiants étrangers. La mesure, même amendée, a provoqué des dégâts considérables en transformant en clandestins des diplômés marocains du système français.

Ajoutez à ces messages forts une augmentation de 50% des frais de scolarité pour les élèves de la mission ces cinq dernières années, et on finit par se demander si la France ne se tire pas une balle dans le pied...

 

Mais le 7 mai, tout pourrait changer

 

Si François Hollande est élu président, la circulaire Guéant sera abolie. C’est l’une des promesses du candidat. Mais ce ne devrait pas être la seule mesure pour relancer les études en français. Lors de son passage au Maroc, Martine Aubry avait évoqué dans nos colonnes la création d’un Erasmus francophone. Ce programme d’échange permet chaque année à près de 200 000 étudiants et 30 000 professeurs d’étudier ou d’enseigner dans un autre pays de l’Union européenne. Le candidat socialiste aux législatives pour l’Afrique de l’Ouest nous a confirmé cet objectif de créer un Erasmus francophone avec des filières supérieures en co-diplomation. Par ailleurs, Pouria Amirshahi affirme qu’un gouvernement de gauche augmentera le nombre des étudiants étrangers. Avant d’ajouter, « mais il nous faut aller plus loin : je prônerai demain, avec tous les pays francophones qui le souhaiteront, la création d’un passeport culturel et économique de la francophonie. Il s’agira de permettre à des chefs d’entreprise, des étudiants, des chercheurs, des scientifiques, des artistes, de construire des parcours de mobilité dans le cadre d’un projet personnel ». Mais si le français est en perte de vitesse dans le monde, est-ce vraiment un bon deal pour le Maroc ? Pouria Amirshahi a réponse a tout. « La langue française peut rapprocher les peuples dans une même communauté de destin. L’intérêt du Maroc, qui a de grandes entreprises, est d’être présent sur les marchés francophones, au Canada comme au Sénégal, en Belgique, en France ou en Côte d’Ivoire. En revanche, je ne vois pas demain le Maroc gagner des parts de marché au Qatar ou en Turquie qui, eux, ne se priveront pas de pénétrer les marchés marocains. Bref, les tenants d’un recul du français se trompent de combat : on peut être en désaccord sur des grands sujets et parler la même langue. » C’est vrai que vu sous cet angle...

E.L.B

Jawad Kerdoudi, président de l’Institut marocain des relations internationales

« Le plus bel hĂ©ritage de la colonisation Â»

Je crois que, déjà, le fait que je sois marocain et que je réponde en français à une question qui m’a été posée en français par une autre Marocaine en dit long sur l’étendue et l’importance de ce sujet. Malheureusement, au Maroc, on est hypocrite jusqu’au bout. L’administration, l’économie et l’éducation ne fonctionnent-elles pas presque exclusivement en français ? L’économie de notre pays est même tournée aux deux tiers vers l’Europe. Depuis l’arabisation, les Marocains ne maîtrisent ni l’arabe ni le français, ce qui est fortement regrettable. Bien sûr qu’il faut continuer à mettre en valeur l’arabe et l’amazigh qui sont nos langues maternelles, mais l’abandon d’une langue comme le français est juste impossible aujourd’hui. Le français est un capital, une richesse, et l’un des plus beaux héritages de la colonisation. ll faut non seulement le garder et le promouvoir encore plus, mais à côté, il faut intégrer d’autres langues étrangères et, au lieu de se fermer, s’ouvrir pour plus de développement. »

 

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Latifa Bennani Smires, militante Istiqlal

« Il ne faut pas négliger nos langues maternelles »

 

Le français, je ne vous apprends rien, est impliqué dans la société marocaine. Plusieurs familles, toutes souches confondues, se battent pour former leur progéniture à la mission française, tous les enfants en bas âge ne parlent que le français car leurs parents leur parlent davantage en français qu’en arabe. C’est dire l’impact de cette langue aujourd’hui au Maroc. Celle-ci est visible partout, et fait partie de notre quotidien. Dans nos kiosques, on retrouve des supports en français, dans nos rues, nos avenues, nos vitrines… tout est traduit en français. En tant que marocaine, je suis étonnée de voir écrit un nom arabe en français, dans les vitrines, dans les avenues et même dans les bâtiments officiels au Maroc ! Le parti a toujours trouvé bizarre que l’arabe ne soit pas intégré dans les marchés marocains, c’est vraiment étrange. Le français a toujours joué un très grand rôle au Maroc, mais le promouvoir ne doit pas se faire au prix de nos langues officielles et maternelles, qui sont les véritables constituantes de notre société. »

 

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La langue de l’ancien colonisateur a survécu après l’indépendance.

Comment font les autres ?

 

Afrique subsaharienne : l’esperanto local

L’« Afrique d’expression française », c’est dix-sept Etats ayant adopté le français comme langue officielle. La plupart sont linguistiquement hétérogènes, disposant de différentes ethnies, et donc de différents dialectes, et le français est alors la langue de communication par excellence, car elle permet de rassembler toute la population autour d’une seule langue. Le français remplit des fonctions de langue officielle, de langue d’enseignement, de communication, et même celle des médias puisque dans la presse écrite ou audiovisuelle, l’actualité est presque exclusivement diffusée en français.

 

Tunisie : le français n’a pas dégagé

Comme au Maroc, la Tunisie s’est toujours démarquée par sa grande ouverture et sa totale acceptation de la langue française et ce, dans toutes les composantes de la société. Son bilinguisme arabo-français se traduit sur ses édifices gouvernementaux, sa signalisation routière, sa toponymie, ses publicités commerciales, et ses médias. Pour ce qui est de l’administration, son affichage bilingue est généralisé, sauf pour ce qui est du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice, qui eux, ont toujours été entièrement arabisés. Ce choix, résolument bilingue, se manifeste aussi au niveau de sa population, puisque selon l’OFI, plus de 63% des Tunisiens déclarent maîtriser le français.

 

Algérie : un peu francophobe beaucoup francophone

Si, comme au Maroc, le français reste une langue privilégiée utilisée pour l’économie, l’enseignement ainsi que l’administration, on peut dire que l’Algérie a mieux survécu à la vague d’arabisation connue après l’indépendance, et que le français y est beaucoup plus pratiqué. Selon le dernier rapport de l’Organisation internationale de la francophonie (OFI) publié en 2010, 11,2 millions, soit 33% d’Algériens, déclarent savoir lire et écrire en français, sans tenir compte de ceux qui le parlent et le comprennent. Le français fait partie intégrante de la société algérienne, et même de sa culture.

 

Liban : noss, moitié

La langue officielle du Liban est l’arabe. Ce qui n’empêche pas la moitié des Libanais de parler le français. Selon les dernières données chiffrées de l’Institut IPSOS, 45% de la population libanaise est entièrement ou partiellement francophone. On apprend aussi que le français a une longueur d’avance sur l’anglais (30% d’anglophones). Concernant la stratification sociale, le français est davantage pratiqué dans les classes économiquement aisées alors que 55% des Libanais ignorent totalement cette langue.

 

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Cheikh Fizazi, prédicateur salafiste et… professeur de français

« On nous impose cette langue Â»

 

Toutes les nations qui ont évolué l’ont fait en comptant sur leur langue nationale, et il n’y a qu’à voir l’exemple chinois. Le français est une langue qui nous a été imposée par le colonisateur. Et quand on dit que la France est notre premier partenaire commercial, je dis que ce partenariat est également imposé au même titre que le protectorat. Il faut d’abord réhabiliter la langue arabe et prendre soin de l’actualiser. Ensuite, si leur langue nationale veut s’ouvrir sur le reste du monde, il est préférable de s’intéresser à l’anglais. »


La langue de Molière reste celle des affaires

 

Pas de concurrence entre le français et l’anglais en entreprise. Vu notre dépendance économique à l’égard de l’Hexagone, le français domine le podium. Mais l’anglais gagnerait à être promu pour améliorer la compétitivité.

 

Les Marocains sont-ils prêts à abandonner le français pour l’anglais, la langue du business par excellence ? Non, loin de là, affirment des opérateurs interrogés par actuel. En l’absence d’une enquête d’opinion, il est difficile d’avancer des chiffres, mais les tendances du marché de l’emploi sont nettes. « Loin d’être en perte de vitesse, le français devient une carte maîtresse de plus en plus exigée pour entrer sur le marché du travail », affirme Jamal Belahrach, président de Manpower. Il n’est donc pas question de match entre les langues de Molière et de Shakespeare, la première ayant gardé une longueur d’avance historique. Surprenant quand on sait que le Maroc est signataire d’une multiplicité d’accords de libre échange, notamment avec les Etats-Unis et d’autres pays anglophones. « Il est vrai que les entreprises marocaines ouvertes sur le marché international ont un besoin important de cadres qui maîtrisent l’anglais. Et la place de cette langue tend à augmenter petit à petit. Mais pour autant, le français reste la langue du business et, au-delà, un instrument de domination sociale », analyse Karim Tazi, PDG de Richbond, un groupe familial doté d’un réseau de distribution européen et outre-Atlantique. Ce n’est pas par hasard si la majorité écrasante de la bourgeoisie se rue sur les écoles de la mission française pour y intégrer ses enfants, à n’importe quel prix. L’enseignement dans les écoles américaines étant extrêmement élitiste compte tenu du coût d’accès.

Ainsi, plus d’une décennie après que le Maroc a fait le choix de la mondialisation avec, à la clé, un démantèlement douanier progressif, la place de l’anglais reste secondaire dans la formation et l’enseignement. « Le Maroc est entré dans la mondialisation à reculons, en tant que consommateur, et non en tant que conquérant. Ce qui explique la négligence de l’anglais », déplore Tazi. Une forme d’inconscience des gouvernants qui participe probablement, aujourd’hui, des conséquences désastreuses sur les indicateurs macroéconomiques. L’explosion des déficits commerciaux et budgétaires ainsi que l’effondrement des recettes en devises constituent, en partie, la preuve de l’incapacité des opérateurs à se projeter dans la mondialisation en position de conquérants. A noter qu’à fin mars, le solde de la balance commerciale s’est détérioré de 13% (soit 50 milliards de dirhams) et que le déficit budgétaire caracole à 6%. Quant aux réserves en devises, elles continuent leur dégringolade de 12% à 155 milliards de dirhams.

 

Tentation du monolinguisme

Facteur aggravant, l’envolée des importations, à la fois des produits de base et de consommation courante, témoigne des défaillances de l’industrie locale face à la concurrence étrangère et suscite de fortes inquiétudes. Si les importations ont globalement augmenté de 9% sous le poids des produits énergétiques, les achats de produits finis fabriqués à l’étranger ont, eux, explosé de 13%, dopant la facture de 2 milliards de dirhams supplémentaires. A la lumière de ces contre-performances, les observateurs estiment que le Maroc a raté son entrée dans la mondialisation, du fait de sa précipitation, sans en mesurer toutes les conséquences.

Pour l’heure, les supporters de la langue française n’ont pas de souci à se faire, elle demeure la langue de travail dans toutes les entreprises, et tous les secteurs sont demandeurs. « La France est notre premier client et fournisseur, les niches de développement pour le Maroc se trouvent en Afrique francophone, et vous voulez supprimer l’enseignement du français ? », interpelle le président de Manpower. Il s’agit là d’un faux débat, décalé par rapport à un environnement ouvert sur le reste du monde. Le véritable danger, préviennent les opérateurs, c’est de se laisser tenter par le monolinguisme. Outre l’arabe et le français, la place de l’anglais gagne à être développée de manière substantielle, à commencer dans le milieu scolaire. Un défi supplémentaire pour le gouvernement Benkirane, qu’il pourrait bien relever, histoire de faire un pied de nez à la langue de la métropole.

Mouna Kably


***


Questions  Ă ... Jamal Belharach

Directeur général de Manpower Maroc

 

actuel. Comment Ă©volue le match entre le français et l’anglais au Maroc, sur le marchĂ© de l’emploi et dans le business ?

Il n’y a pas de match entre l’anglais et le français. Il faut souligner que les langues aujourd’hui sont devenues incontournables dans le monde du business pour une entreprise. Le nouvel analphabétisme, c’est de ne pas maîtriser les langues et les NTIC. Nous avons fait un choix d’entrer dans l’économie de marché et il nous faut en accepter les règles.

 

La volontĂ© de dĂ©velopper la finance islamique ne marque-t-elle pas un tournant en faveur de l’anglais ?

Il y a ceux qui font du populisme et ceux qui font du business pour assurer la croissance et le développement du pays. Ce débat est totalement stérile au XXIe  siècle. Il faut additionner les forces et non les soustraire. Nous devons attirer le maximum d’investisseurs quelles que soient leurs origines. A nous de nous adapter. Le Maroc n’est pas une île. Ouvert sur le monde, nous devons le rester.

D’ailleurs, bientĂ´t, l’anglais et le français ne seront plus suffisants pour conquĂ©rir de nouveaux marchĂ©s. Le mandarin et le portugais sont Ă©galement des langues Ă  considĂ©rer pour le futur. Si nous voulons commercer avec les pays BRIC  (BrĂ©sil, Russie, Inde et Chine), il faudra bien communiquer avec eux.

Propos recueillis par Mouna Kably


Chauvinisme 2.0

 

Blafrancia.com, littĂ©ralement « sans français » est un blog plutĂ´t bien suivi sur le Net. Certains des articles postĂ©s, tous contre l’utilisation du français dans la sociĂ©tĂ© marocaine, sont lus plus de 45 000 fois. Le dĂ©tenteur du blog, qui se prĂ©sente sous le prĂ©nom d’Ahmed, Ă©toffe son site de citations de grandes figures marocaines tel Mahdi Elmandjra. Son slogan : « Toutes les nations qui ont Ă©voluĂ© ont utilisĂ© leur langue maternelle. » Ses arguments, eux, sont on ne peut plus classiques. Florilège : « Le français, un spectre qui guette l’élève marocain »,  « La francophonie, une idĂ©ologie coloniale », « Parler au peuple en français revient Ă  le mĂ©priser »… Mieux (ou pire) encore, le blogueur fait appel Ă  une vidĂ©o de Lahbib Choubani, ministre des Relations avec le Parlement et la sociĂ©tĂ© civile, lors de l’un de ses passages tĂ©lĂ©visĂ©s, oĂą il dit que « le français est sorti par la porte, puis entrĂ© par la fenĂŞtre en fabriquant ses propres Ă©lites ». Visiblement, il n’y a pas que Mawazine qui Ă©nerve le ministre !

***


Ecoles : la position  des missionnaires

 

La fine fleur francophone a arabisé le pays en briguant les meilleures places de l’enseignement en français...

 

Quel est le comble pour un journaliste qui a usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’école française ? C’est d’être amené à écrire sur « la mafia » des missionnaires qui tiennent le pays, ces fils de familles aisées qui squattent tous les postes décisionnaires aussi bien au niveau politique qu’au sommet de la haute finance. Les tenants de cette thèse, et pas seulement nos amis islamistes au gouvernement, enrôlent souvent le ressentiment populaire dans cette guerre salutaire contre le lobby francophone issu de la mission française. La preuve ? Aujourd’hui, tous sont aux commandes. C’est essentiellement dans les secteurs financiers ou à forte valeur ajoutée que règnent ceux qui ont biberonné à satiété la langue de Molière, avant d’être propulsés aux cimes de la société. Ghellab au Parlement, Benhima à la tête de Royal Air Maroc, Taoufiq Cherkaoui au sommet du Cadastre… La liste est longue.

 

Double langage

L’hégémonie des francophones a une histoire. L’école française, ouverte à l’origine aux enfants de fonctionnaires de l’administration coloniale du temps du protectorat (1912-1956), avait ouvert toutes grandes ses portes, en 1935, aux « musulmans et israélites » marocains. Avec l’objectif annoncé de former une élite locale moderne, apte à servir les intérêts de la France. Une fois l’indépendance acquise, le Makhzen, encouragé par le blanc-seing des notables, a pris le relais en favorisant une reproduction des élites francophones. En 1957, au ministre de l’Education nationale de l’époque, Mohamed El Fassi, qui venait de lancer l’arabisation du primaire, un certain Abdeslam Yassine, inspecteur redouté par sa hiérarchie, adresse un rapport dans lequel il constate que « la rentrée s’est très mal passée à cause de cette arabisation hâtive ». Et pour cause, les enfants du leader actuel d’Al Adl Wal Ihsane, comme ceux de tous les hommes politiques de l’époque, émargeaient au lycée Descartes. En 1967, au cours d’une conférence sur l’arabisation, Allal El Fassi, chahuté par les étudiants parce que l’un d’eux lui avait posé la question sur la contradiction de mettre ses enfants à la mission tout en portant l’étendard de l’arabisation, n’a dû son salut qu’au service d’ordre qui l’a évacué.

Dans la veulerie démagogique, il est toujours de bon ton de manier un double langage, un discours teinté d’arabité avec un soupçon d’islamité destiné à la plèbe, et une franche sympathie pour la langue de Molière considérée comme gage de réussite pour la progéniture. Les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis. Champion toutes catégories dans ce jeu pervers, l’Istiqlal, qui pensait rameuter par la posture un électorat crédule et sensible aux valeurs traditionnelles, a fait du combat contre la francophonie son principal cheval de bataille.

Et l’enseignement de la mission dans tout cela ? Le succès de la filière démontre que sur cette question, les parents ont déjà tranché. Le boom des études chez Lyautey sanctionne en réalité la faillite de l’enseignement public. Pour Driss Ksikes, focaliser la critique sur les écoles de la mission est un déni de réalité : « La question qui se pose, c’est plutôt comment a-t-on relégué la langue arabe aux oubliettes de l’histoire avec une arabisation transformée en islamisation qui n’a pas permis de désacraliser cette langue pour en faire un outil de communication moderne ? »

Pour le directeur du Cesem, face à la mission, notre système éducatif est globalement peu efficace, peu performant et profondément inégalitaire. L’enjeu est donc de débloquer ce système. De le remettre en mouvement pour mieux répondre aux attentes de la population par une offre d’enseignement pluraliste et performante, à la fois neutre et de qualité.

Mais pour réaliser cette révolution, il faut de la détermination, du courage et une certaine vision stratégique. Or tous les gouvernements qui se sont succédé en ont été, jusqu’à présent, particulièrement avares... Et c’est bien là que le bât blesse aujourd’hui.

Abdellatif El Azizi

 ***

Nos ancĂŞtres les gaulois

 

Les Laraki figurent en bonne place dans ce brûlot commis par un mathématicien qui utilise tout son savoir pour tenter de prouver scientifiquement que l’enseignement de la mission est le repaire des familles qui tiennent le pays. Dans La mission française vs la mission de l’école marocaine (édité à compte d’auteur), on apprend que, dans les écoles et lycées français, 200 grandes familles, fassies pour la plupart, composent plus de 50% des effectifs sur les 38 promotions du baccalauréat de 1968 à 2005. « Ces données mettent en évidence la dichotomie soigneusement entretenue que connaît la société marocaine. Cet aspect n’étant dans la réalité qu’une facette de la stratification grossière, et indécemment entretenue, de la population marocaine », précise Moha Hajar, professeur à la faculté des sciences et techniques d’Errachidia. Dans l’œuvre de ce mathématicien, lui-même un ancien du lycée Lyautey, les Alaoui arrivent en tête avec 838 lauréats, suivis des fameux Bennani (671 bacheliers), alors que les Alami (565 lauréats) se contentent de la troisième place. Les Laraki, qui viennent juste après, ont droit à une place d’honneur, portant le nom de l’ex-ministre de l’Education nationale qui avait lancé la fameuse campagne d’arabisation de l’enseignement. Azeddine Laraki, dont les enfants étaient inscrits à l’EFE (agence française de l’enseignement étranger, ex-MUCF), avait, en 1977, donné le coup de grâce à un enseignement public déjà bien malmené en imposant une arabisation dont on n’avait pas anticipé les effets néfastes. Résultat, la cote de l’enseignement de type mission va exploser. Depuis, malgré les tests d’admission en maternelle qui frôlent le niveau du concours d’entrée à Polytechnique, et des frais de scolarité faramineux, la mission est devenue le must pour des parents toujours prêts à se saigner afin de donner plus de chances de réussite à leurs enfants.

 

***

 

Billet

Le français, c’est l’arabe de l’Europe

 

Le français est une langue subtile qui risque de disparaître si on ne prend pas le risque de la simplifier.

 

Le 29 décembre 1972, 94 personnes ont trouvé la mort à cause de l’anglais. Le pilote à l’approche de Miami avait entendu la tour de contrôle lui ordonner : « Turn left, right now » (tournez à gauche, immédiatement)... mais il avait interprété « right now », signifiant « à droite maintenant ». Eh oui, l’anglais qui domine le monde des affaires, des sciences, de l’aéronautique et de la diplomatie, a un gros défaut : c’est une langue imprécise. Prenez la résolution  242 de l’ONU qui recommande le « withdrawal of Israël armed forces from territories occupied in the recent conflict ». Pour les pays arabes, la traduction est limpide : « Israël doit se retirer de tous les territoires occupés. » Mais pour Israël, il suffit de se retirer « de » territoires occupés. Ces anecdotes sont relatées par le linguiste Claude Hagège qui défend, dans son dernier ouvrage Contre la pensée unique (Odile Jacob, 2012), un monde multilingue. Pour Hagège, « chaque langue, de par les sélections qu’elle opère à travers la réalité objective, structure la pensée à sa manière ». Au XVIIIe siècle, le philosophe prussien Wilhelm von Humboldt ne disait pas autre chose, estimant qu’on ne peut sortir du « cercle défini et délimité de sa propre langue ».

Les Français ont moins de mots pour désigner la neige que les Inuits, en revanche ils ont développé un langage extraordinairement précis. C’est son avantage concurrentiel sur l’anglais, et ce n’est pas pour rien que la langue de Villepin a longtemps été la langue des diplomates. A l’époque de Talleyrand, on ne risquait pas de mal interpréter une résolution. Cette force du français, qui a supplanté le latin en Occident jusqu’à l’avènement de l’anglais après la Seconde Guerre mondiale, tient notamment au caractère codifié de sa grammaire, gravée dans le marbre au XVVIIe siècle par Vaugelas alors que la France de Louis XIV était la puissance dominante en Europe.

Or cette grammaire a très peu évolué depuis quatre siècles. Comme l’arabe, le français écrit ne bouge pas d’un iota, mais sans avoir l’excuse d’être une langue sacrée. En 1946, les Japonais ont éliminé leurs caractères superflus, les Russes ont fait la même chose. En 1995, les Hollandais ont simplifié leur orthographe, les Suédois le font depuis 1906 et les Allemands ont rénové de fond en comble leur langue en 1996. Le portugais s’est rapproché du brésilien.... et pendant ce temps, en France, 40 vieux turbans grabataires de l’Académie règnent sur une langue psychorigide.

Or il y a urgence. Car la diffusion du français se heurte aujourd’hui à la toute-puissance de l’informatique et de ses dérivés «webiens». « L’écrasante majorité des claviers mondiaux ne proposent pas spontanément les accents français : comment alors écrire notre langue sans de grandes manipulations sur les touches, manipulations trop ardues pour le plus grand nombre des aspirants à la francophonie, et donc à l’esprit français ? » C’est l’écrivain Mickael Korvin qui le dit. Franco-américain d’origine hongroise, né à Cuba en 1957 et résidant à Paris, ce romancier polyglotte mène un combat contre une langue immobile. Il s’est même présenté à l’Académie française avec comme programme un nouveau français sans accent et sans double consonne. Ce serait révolutionnaire. Mais sans une réforme radicale, il est probable que le français – et sa réputation justifiée de langue ardue et ultra-codifiée par des règles qui ne comportent que des exceptions –, ne survive pas à la déferlante de l’anglais d’aéroport qui est en train de formater la planète.

Eric Le Braz

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