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Bienvenue dans l’enfer d’Aarich 
actuel n°137, vendredi 13 avril 2012
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500 barques. 1 500 pêcheurs. Au nord de Dakhla, dans le « village de pêcheurs » d’Aarich, à Ntirift, des expatriés de l’intérieur tentent de survivre. Pour le plus grand profit d’une filière qui continue d'ignorer le sort de ces hommes, livrés à eux-mêmes.

 

 

Les derniers pas appellent à la prudence. Le vent a beau être léger, le terrain sablonneux pourrait s’avérer glissant. Et la chute, mortelle. Si le risque est minime, le choc est exceptionnel. Du haut de la falaise de Ntirift, la vue qui s’offre au visiteur est à couper le souffle. A cinquante mètres plus bas, l’immense baie qui accueille les vagues de l’Atlantique semble en partie noyée sous les taches bleues des barques déposées à même le sable. Eclairées par un soleil omniprésent, quelque 500 barques de pêcheurs scintillent de toutes leurs coques, alignées en rangs serrés, dans l’attente du prochain combat à livrer dans les eaux poissonneuses de Ntirift. A 180°, le spectacle est saisissant. Le vent de nord-ouest fait s’échouer l’océan en vagues successives sur une longue plage de sable. A soixante kilomètres au nord de Dakhla, paradis des sports de glisse, les véliplanchistes et autres kitesurfeurs ne sont pas les bienvenus. Les hommes qui s’affairent à la tâche, en contrebas, ne sont pas équipés de combinaisons en lycra ou néoprène. Pieds nus ou en bottes, vêtus de pantalons et gilets troués ou informes, ils sont à la manœuvre pour mettre les barques à l’eau et envoyer les équipages recueillir ce poulpe si précieux qui fera le bonheur des marchés asiatiques et des gastronomes japonais.

Lorsque le 4x4 brinquebale en piquant du nez pour gagner le rivage, c’est un tout autre spectacle qui saisit l’inopportun visiteur. Au détour d’un virage, voilà dix, vingt, cinquante… cent baraques dégingandées et bancales, faites de piquets de bois enfoncés à même le sol, recouvertes de tissus échancrés, de filets de pêche antidéluviens. Des centaines et des centaines d’« habitations » enchevêtrées où s’entremêlent matériel de pêche, pièces de moteur, fûts incertains, réserves de gas-oil et déchets en tous genres. Le sol n’est qu’immondices. Rebuts de matériel, sacs poubelle éventrés, détritus fétides, bouteilles et sacs plastiques par milliers… Bienvenue dans l’enfer d’Aarich, « village de pêcheurs ».

 

Les damnés de la mer

De « village » Aarich n’a que le nom. Du haut de la falaise, le décor ferait le bonheur des amateurs de cartes postales. Pénétrer au cœur d’Aarich, c’est s’offrir un ticket pour l’enfer. L’enfer d’une vie consacrée à la pêche au poulpe, à des centaines de kilomètres d’une famille délaissée pour quelques dizaines de dirhams âprement gagnés, quand la filière se réserve la quasi-totalité de la valeur ajoutée.

L’enfer d’un « village » où le matériel de pêche semble plus sacré que les conditions de vie de ce sous-prolétariat d’une filière qui fait le bonheur des comptes en banque des intermédiaires et autres détenteurs d’agréments.

Sur la plage, si belle contemplée du haut de la falaise, on hésite à descendre du véhicule 4x4. Poser le pied à terre, c’est s’exposer à fouler les détritus, à s’enfoncer jusqu’à la cheville dans les sacs plastiques et bouteilles d’eau abandonnées.

C’est là pourtant qu’il faut venir pour prendre conscience du travail accompli, quotidiennement, par ces forçats de la mer. Ici, pas de quai, pas de grue. Juste de solides épaules pour déplacer les barques à l’aide de grondins. Huit à dix paires d’épaules par unité, dans un ballet incessant. Le défilé peut être impressionnant au lever du soleil, lorsque l’équipage – trois à quatre hommes par barque – s’apprête à prendre la mer pour une longue journée de pêche, à quelques milles nautiques.

La solidarité est une seconde nature pour ces expatriés de l’intérieur. Elle s’exprimera à nouveau, en fin d’après midi, lorsque la flottille regagnera Aarich pour débarquer le produit de la pêche, et replacer les barques, face à l’océan, au repos pour quelques heures.

Abdulah est l’un de ces « expatriés ». Originaire d’Agadir où il a laissé voici plus de vingt ans femme et enfants, il vit ici la quasi-totalité de l’année. « Ici, explique t-il, il y a du travail. Je peux envoyer un peu d’argent à la famille. Lorsque la pêche est bonne, j’arrive à gagner 50 dirhams par jour. ça dépend de la quantité pêchée ». Pour Abdulah, comme pour les quelque 1 500 pêcheurs établis ici, la pêche est naturellement déterminante. Un jour sans activité, lorsque l’océan se montre trop dangereux, est un jour sans revenu. Abdulah n’a pas aimé ce mois de mars. Lui et ses compagnons d’infortune ne sont sortis que quatre fois en mer. Une misère… Et de longues journées à tromper son ennui dans un « village » inhospitalier, en attendant une météo plus clémente.

En contre-plongée, la vue est tout aussi saisissante. Du haut de la falaise, les ravins sont nombreux qui voient s’amonceler et s’effondrer sur le rivage les rebuts d’une population étrangère à toute notion d’hygiène. Et plus encore à toute idée de ce développement durable que l’on tient pourtant pour priorité dans les cercles du pouvoir. Le spectacle est dantesque. La baie et l’océan comme réceptacles des déchets d’un « village » de 1 500 hommes, abandonnés à leur sort.

Combien de tonnes de déchets ainsi livrées à l’un des écrins les plus privilégiés du Royaume ? Ahmed n’en a cure. L’environnement n’est pas sa préoccupation. Vivre ici, c’est accepter l’inacceptable. Accepter, ou plutôt subir… Le manque d’eau, l’absence d’électricité, une promiscuité qui interdit toute intimité. Subir parfois la violence qui affleure une communauté exclusivement masculine, livrée à sa solitude. « Les autorités ont commencé à construire quelques baraquements, mais il n’y a même pas de point d’eau. Les pêcheurs refusent d’y habiter… » Alors, en ce jour de repos forcé, Ahmed fait sa lessive à même le sol, avec le mince filet d’eau procuré par l’un des fûts, approvisionnés à quatre kilomètres d’Aarich, grâce à une noria de tracteurs qui assurent le minimum vital.

Le programme de réhabilitation des « villages de pêcheurs », initié il y a plus d’une dizaine d’années, commence pourtant à prendre forme à Ntirift. Et les bâtiments réalisés pourraient laisser espérer un sort meilleur pour ces hommes. A défaut de logements décents, le village a vu s’ériger une imposante mosquée, des bâtiments pour servir au rangement du matériel de pêche, une halle à marée pour traiter sans tarder l’enlèvement des poulpes et poissons, et même une large enceinte murée, grande comme deux ou trois terrains de football pour accueillir les barques pendant la période de repos !

Pour l’heure, les quelques logements construits sur le plateau servent de lieux d’aisance pour une population en manque de sanitaires.

 

A défaut de vivre, on survit

La vie, puisqu’il faut bien vivre, s’organise tant bien que mal. Et à défaut d’eau et d’électricité, certains pêcheurs ont renoncé à la mer pour se transformer qui en épicier, qui en boulanger, qui en vendeur de matériel de pêche ou de vêtements. Les échoppes relèvent du Moyen-âge. Une petite pièce de quelques mètres carrés, sombre, forcément sombre, tient lieu de commerce où les hommes peuvent s’approvisionner. Certains arborent l’enseigne d’un opérateur téléphonique. Le portable pour tout lien avec la famille…

Suspendu à quelques dizaines de mètres au-dessus de l’océan, Aarich s’organise comme un labyrinthe où se croise toute la misère du monde. « Je ne souhaiterais pas que mes enfants fassent ce métier, avoue Abdulah, mais peut-être le feront-ils… » Des jeunes gens, il y en a pourtant dans ce village. Des garçons trop tôt retirés de l’école et qui viennent ici pour rejoindre un père, un frère, un ami. Et qui n’ont pour seul loisir qu’un ballon de foot à faire circuler sur une improbable dalle de béton devant les bâtiments de pêche, quand leurs aînés réparent les filets en attendant des jours meilleurs.

Youssef, lui, ne peut même plus réparer les filets. Voilà plusieurs jours qu’il est malade. De la fièvre, de mauvais frissons. Youssef se traîne sur la plage d’Aarich et décrit un quotidien qui fait aujourd’hui de lui un fantôme. On ne sait si ce sont ses habits qui le portent ou s’il s’accommode de vêtements devenus trop amples pour lui tant sa maigreur fait peine à voir.

Se soigner, à Aarich, n’est pas un luxe. C’est un rêve inaccessible. En attendant que l’air iodé le revigore, Youssef regagne sa cabane. Cinq à six mètres carrés, une paillasse à même le sol, une table et une chaise en plastique, un réchaud pour toute cuisine. Devant sa baraque, deux chiens pelés se disputent les derniers déchets abandonnés au pied d’une barque qui ne reprendra plus la mer. Le soleil se couche sur l’enfer d’Aarich. Avec le mois de mars, la pêche au poulpe vient de prendre fin. Deux mois de repos pour veiller à la reconstitution des stocks. Youssef, lui, ne sait pas s’il pourra reprendre la mer.

 

De notre envoyĂ© spĂ©cial,  Yanis Bouhdou

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