Après Taza, les événements de Béni Bouayach et Imzouren témoignent d’un profond malaise social qui traverse nombre de régions. Manifestations, répression, arrestations. Sur fond de chômage et de sentiment d’abandon, les violences ne sont pas toujours du côté que l’on croit. actuel a recueilli des témoignages édifiants mettant en cause les forces de l’ordre. Reportage.
Mercredi 14 mars, 8 heures du matin. Nous sommes sur la route nationale n°2, direction Al Hoceïma. A seulement deux kilomètres de la ville d’Imzouren, théâtre des récents affrontements entre forces de l’ordre et manifestants, un autre drame se joue. Les automobilistes qui ont l’habitude de faire escale à Sidi Bou Afif, le temps d’un petit déjeuner, avant de négocier les derniers virages et pentes qui encerclent les montagnes de l’entrée d’Al Hoceïma, sont sous le choc. La piste goudronnée qui traverse la ville est parsemée de grosses pierres rendant la conduite en ligne droite impossible. Des restes de pneus dégagent encore de la fumée et une forte odeur de caoutchouc brûlé. Des mobylettes abandonnées par terre au milieu de la route, il ne reste que la carcasse. Des tronçons de conduits d’égouts bloquent la route par endroits, des bobines géantes de câbles électriques jonchent les trottoirs. La nuit a visiblement été longue et mouvementée. Des deux côtés de la route, les façades des commerces sont éventrées. Les vitrines, jusqu’aux étages supérieurs, sont cassées. Les propriétaires de restaurants et autres snacks se tiennent devant leurs boutiques, entourés par les habitants, mais aussi par des automobilistes, garés des dizaines de mètres plus loin et décidés, à défaut d’un petit déjeuner, à satisfaire leur curiosité. « Ce sont les forces de l’ordre qui ont tout saccagé ! », nous lance Anouar, propriétaire d’un snack-restaurant. A l’intérieur de son commerce, on se croirait au lendemain d’un cambriolage. Et d’après lui, c’en est un. Tout est sens dessus dessous. Les tables et les chaises sont cassées, les présentoirs réfrigérés démontés, et le matériel éparpillé par terre. Nous nous frayons difficilement un chemin dans ce chaos pour découvrir un téléviseur à écran plat complètement détruit. Sur les portes, des traces de bottes sont visibles. Et Anouar de pointer du doigt la police. « Quand ils sont venus, ils ont pris ma caisse-enregistreuse avec tout ce qu’il y avait à l’intérieur, s’indigne-t-il. Ils ont également pris toute la viande dans le frigo. Ils ont organisé un barbecue au milieu de la route. Avant de partir, ils ont tabassé tout le monde, y compris les clients. » Au total, Anouar y aura laissé un peu plus de 70 000 dirhams de marchandises. Pour d’autres, les pertes sont plus écrasantes.
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Déploiement impressionnant des forces de l’ordre
Pourquoi une telle intervention ? Y avait-il tant de manifestants à disperser ? « La marche organisée par les membres du bureau local de l’Association des jeunes chômeurs a pris fin vers 18 heures. Les forces de l’ordre sont arrivées sur place à 19 heures ! », affirme le propriétaire d’un restaurant. Les commerçants auraient été pris par surprise et submergés par le nombre impressionnant des forces de l’ordre déployées. « Ils étaient entre 300 et 400. Des véhicules sont venus les déposer. D’autres ne transportaient que de grosses pierres. Ils ont tout de suite commencé à nous les jeter », témoigne un sexagénaire. Ce ne serait apparemment pas le seul matériel utilisé contre les habitants. Des jeunes nous montrent des restes de cartouches à gaz lacrymogène. « Ils en ont lancé un peu partout, même dans les maisons », affirment-ils. Ceux qui ont été pris au piège en essayant de s’enfuir se seraient retrouvés encerclés. « Une vingtaine d’agents bloquaient ceux qui voulaient fuir. Ils les tabassaient et les traitaient de petits-fils d’Espagnols », déclare un habitant. Autour de nous, les jeunes du douar affluent peu à peu pour commenter les événements.
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Lot d’insultes et tabassage
A la mi-journée, ceux qui sont déjà sur place accueillent en criant victoire l’un des leurs. Il vient d’être relâché, après douze heures de détention. « Je suis allé voir mon frère, mineur, à l’hôpital d’Al Hoceïma. Il y est placé en garde à vue depuis hier. Sur place, sept agents de police m’ont tabassé et jeté du haut de l’escalier. Ils m’ont récupéré en bas pour me transférer au commissariat », affirme Jamal, la vingtaine, rétabli depuis quelques mois seulement d’un accident qui lui a occasionné 23 points de suture à la tête. Dans un tel état de santé, les jeunes du village voient mal comment Jamal aurait pu s’aventurer dans une quelconque manifestation. Une fois au commissariat, le malheur de Jamal ne faisait que commencer. Il aura droit au même lot d’insultes. « Huit policiers m’ont frappé en même temps à coups de pieds, de gifles et de matraque. Aucune partie de mon corps n’a été épargnée. Quand je les ai suppliés de ne pas me taper sur la tête à cause de mon accident, la fréquence et la puissance des coups ont augmenté », affirme-t-il. Les œdèmes présents sur certaines parties de son corps témoignent de la violence exercée. Certains hématomes ont la taille d’une chaussure.
L’intervention des forces de sécurité a-t-elle pour autant permis un retour à l’ordre public ? Pour les habitants de Béni Afif, la réponse est non.
Au lendemain de ces événements, mercredi 14 mars, ils organisaient à nouveau un sit-in devant les commerces saccagés en fin d’après-midi pour protester contre la brutalité dont ils se considèrent victimes. « Nous refusons ce comportement et nous continuerons à faire entendre notre voix. Nous ne cèderons pas à l’intimidation », lançait un participant, quelques minutes avant le début du mouvement de protestation.
De nos envoyés spéciaux Abdelhafid Marzak et Brahim Taougar (photos) |
Rif et régionalisation
Les régions du Rif sont chargées d’histoire. Après des années d’essor économique, les événements de 58-59 ont laissé des séquelles que la marginalisation « préméditée » des années soixante a renforcées. Le processus de réconciliation, entamé il y a dix ans, à travers la visite historique de Mohammed VI, est dans une impasse. Les discussions et les promesses n’avaient-ils pour but que d’acheter une paix sociale à durée déterminée ? Les chômeurs, puisqu’il s’agit essentiellement d’eux, ne manifestent pas pour le plaisir. C’est pourquoi, ils ont joué le jeu et ont gelé tous leurs rassemblements. Après le départ du roi, la désillusion a grandi au fil des mois. Les infrastructures sont toujours absentes, l’économie régionale faible et le chômage élevé. Le désespoir a gagné en puissance. Voilà sans doute pourquoi quelques-uns lèvent le drapeau du Rif. « Loin d’être une demande d’indépendance, le drapeau est un renvoi aux années de richesse qu’a connue la région. Un passé glorieux dont les jeunes d’aujourd’hui s’inspirent et auquel ils aspirent. C’est également un appel à l’application du principe de la régionalisation, synonyme de retour à la démocratie, le tout dans une dimension nationale », affirme Ali Belmezian. Et les jeunes que nous avons rencontrés de souligner qu’aucun discours séparatiste n’a accompagné ce drapeau. |
Entretien avec Ali Belmezian, président de la branche Al Hoceïma AMDH
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« Il n’a jamais été question de devenir l’instrument de l’autorité »
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Ali Belmezian, président de la branche Al Hoceïma de l’Association marocaine des droits humains revient sur les événements, et analyse le sentiment d’abandon des habitants de la région.
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Quel est le bilan chiffré des blessés de l’intervention de Sidi Bou Afif ?
Les autorités ont monté une cellule permanente à l’hôpital d’Al Hoceïma avec pour seule mission de procéder à l’arrestation des blessés arrivant d’Imzouren ou de Sidi Abou Afif. Les cliniques ont, quant à elles, reçu l’instruction de ne pas les admettre. Les blessés se barricadent donc chez eux. Nous ne disposons pas aujourd’hui de chiffres exacts. Cependant, nous avons pu constater trois cas de fractures à l’épaule, au bras ou à la main, une dizaine de blessures légères. En parallèle, les forces de l’ordre ont procédé à une trentaine d’arrestations.
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Que sont devenus les blessés qui redoutent d’être arrêtés ?
L’AMDH a lancé un appel à ces victimes. Nous les accompagnerons à l’hôpital afin qu’ils aient accès aux soins d’urgence qui conviennent à l’état de chacun d’entre eux. Nos portes leur sont ouvertes. Nous pourrons, en même temps, les recenser.
L’intervention de Béni Afif était-elle justifiée ?
A Al Hoceïma, le phénomène baltajia n’a jamais pu voir le jour. Les autorités ont vainement essayé de recruter des citoyens pour déposer des plaintes contre les manifestants. Elles les incitaient à se venger en se faisant justice eux-mêmes. Les habitants ont toujours refusé cette approche. Il n’a jamais été question de devenir l’instrument de l’autorité dans cette région. Aujourd’hui, les autorités se vengent.
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Des commerces ont été saccagés. Quelle en est la raison selon vous ?
Après l’échec de cette campagne de recrutement, le pouvoir en place a considéré que les plaintes reçues étaient une manœuvre de manipulation de la part des habitants. Tout le monde est devenu alors une cible potentielle. A Béni Bouayach, ce concept a partiellement fonctionné. Certains membres du bureau exécutif du Conseil municipal avaient, au début, affirmé que les forces de l’ordre avaient saccagé leurs commerces. Interviewés par la chaîne 2M, ils diront plus tard avoir déposé des plaintes contre X. Entre-temps, ils avaient eu une réunion avec le wali.
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Qu’en est-il des manifestants ?
Ils étaient tous déjà rentrés chez eux quand tout cela s’est passé. La marche a pris fin vers 18h. Les forces de l’ordre sont arrivées sur les lieux plus tard.
Pourquoi ces protestations ?
Pour des revendications simples, à la fois économiques, sociales et politiques. Le Rif a subi de plein fouet les effets de la politique contre l’immigration. Il récolte aussi aujourd’hui les fruits de longues années de trafic de drogue. Il y a un déficit en infrastructures. De même, la région ne dispose pas d’industrie. Il n’y a donc pas d’opportunité, pas d’alternative. Les habitants réclament également plus de transparence et moins de corruption dans le processus électoral.
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Est-ce la première fois qu’ils manifestent ?
Le mouvement de protestation a démarré il y a un an. Les marches et sit-in étaient quotidiens. Les autorités n’ont jamais essayé de stopper ces activités de peur de se mettre les populations à dos.
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Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?
Cette vague de répression est venue avec l’arrivée du PJD au pouvoir. Celui-ci, en remportant les élections, a cru qu’il avait remporté une victoire contre le mouvement qui appelle au changement : le 20-Février. Les événements d’aujourd’hui, comme ceux de Taza et Khénifra, témoignent de la volonté du nouveau gouvernement d’éradiquer les dernières poches de résistance de ce mouvement au Maroc. Car celles-ci perturbent le projet gouvernemental actuel.
Propos recueillis par Abdelhafid Marzak |
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