| Les voix laĂŻques marocaines se font moins audibles depuis l’émergence du mouvement du 20-FĂ©vrier. Ce qui fait douter du poids du camp moderniste. Alors Ă©piphĂ©nomène ou vĂ©ritable courant de sociĂ©té ?   Les islamistes font dĂ©sormais les gros titres de la presse qui s’interroge sur leur degrĂ© de solubilitĂ© dans la dĂ©mocratie. L’on s’inquiète de l’émergence de « comitĂ©s populaires » qui commencent Ă  faire la loi dans plusieurs quartiers et petites villes. Le dossier des salafistes et leur projet de crĂ©er un nouveau parti retiennent l’attention Ă©galement, et l’on s’interroge sur la manière de solder les exactions subies en prison et les procès iniques. En quelques jours, le nouveau gouvernement islamiste du PJD a interdit trois publications Ă©trangères, au motif de « personnification de Dieu et de son prophète ».  Certaines voix salafistes s’élèvent mĂŞme pour rĂ©clamer la charia, et des islamistes comme ceux d’Al Adl Wal Ihsane sont plus puissants que jamais, après avoir fait Ă©talage de leur domination dans les manifestations du 20-FĂ©vrier. Des partis comme le PAM et certaines associations ont joint leurs forces pour diluer leur prĂ©sence dans la marche de solidaritĂ© avec la Syrie, Ă  laquelle a appelĂ© la Jamâa le dimanche 26 fĂ©vrier. Ainsi, le dĂ©bat autour des idĂ©es islamistes et leur prĂ©sence dans les mĂ©dias sont plus que jamais prĂ©pondĂ©rants, tandis que le camp moderniste semble dans une posture bien dĂ©fensive.   Culture « sale » et culture « propre » Avant le Printemps arabe, le dĂ©bat public sur le jeĂ»ne pendant le ramadan, la libertĂ© de culte et les libertĂ©s individuelles, Ă©tait bien plus vif, et inquiĂ©tait les islamistes. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Mustapha El  Khalfi, actuel ministre de la Communication, avait signĂ© un Ă©ditorial du quotidien Attajdid, dont il assurait la direction, pour marquer son soulagement après le retrait de la mention de « libertĂ© de conscience » de la nouvelle Constitution. Il avait saluĂ© la « responsabilité » des partis de gauche qui n’avaient pas insistĂ© sur la question, et en avait conclu que l’impact des idĂ©es du camp laĂŻque Ă©tait largement amplifiĂ© par les mĂ©dias.  Les dĂ©fenseurs de la laĂŻcitĂ© et du modernisme sont-ils pour autant vaincus ? Un manifeste rĂ©digĂ© par plusieurs journalistes et intellectuels laĂŻques permet d’en douter. Ils s’y Ă©lèvent contre un courant qui veut promouvoir la « culture propre » : une culture censĂ©e ĂŞtre plus respectueuse de la spĂ©cificitĂ© de la culture musulmane conservatrice de la sociĂ©tĂ©. « Il n’est pas question, sous quelque prĂ©texte que ce soit, d’envisager une quelconque restriction de nos espaces de libertĂ©. Il n’est pas question de cĂ©der Ă  la montĂ©e d’une certaine intolĂ©rance.  Il n’y a pas et il ne peut y avoir de culture propre, ni d’art propre », peut-on lire sur le site de la pĂ©tition  culturelibre.ma. Cela marque-t-il le rĂ©veil des Ă©lites modernistes laĂŻques ou s’agit-il d’un baroud d’honneur ? « Si les islamistes sont très actifs dans ce genre de dĂ©bats et qu’ils dĂ©fendent leurs convictions, le camp laĂŻque et progressiste prend peu d’initiatives pour dĂ©fendre ses positions. Cela se limite Ă  des discussions de salon, quelques articles ici et là », s’inquiète la journaliste et dĂ©fenseuse de libertĂ©s individuelles Sanaa El Aji.   Etat civil ou religieux ?  Pourtant, le public est friand de ce dĂ©bat, comme le prouve le succès d’une table ronde organisĂ©e le 13 fĂ©vrier Ă  l’IAV de Rabat, entre le salafiste Mohamed Fizazi et le philosophe amazigh Ahmed Assid.  Â«â€‰Il y avait beaucoup de monde, beaucoup de jeunes, et cela montre qu’il y a un grand intĂ©rĂŞt pour la question de la laĂŻcitĂ©. Malheureusement, les partis restent Ă  l’arrière-garde du prochain dĂ©bat de sociĂ©tĂ© qui se posera aux Marocains : le choix entre l’Etat civil et l’Etat religieux », confirme Nizar Bennamate, jeune du 20-FĂ©vrier et militant pour les libertĂ©s individuelles, qui a suivi le dĂ©bat.  A l’heure oĂ» Assid explique que les laĂŻcs ont Ă©tĂ© les premiers Ă  dĂ©fendre les salafistes injustement emprisonnĂ©s, tout en vantant l’universalitĂ© des valeurs laĂŻques, et leur respect des religions, Fizazi estime pour sa part que la laĂŻcitĂ© met en pĂ©ril « l’unitĂ© religieuse », et affirme que le Printemps arabe est « l’œuvre des musulmans et non des laĂŻcs ».  Les islamistes ont toujours entretenu l’amalgame entre l’athĂ©isme et la laĂŻcitĂ© qui prĂ©conise en rĂ©alitĂ© « la neutralitĂ© de l’Etat envers la religion, et donc sa sauvegarde et son respect », comme nous l’explique Abdelhamid Amine, vice-prĂ©sident de l’AMDH, la première association marocaine Ă  avoir inclus la laĂŻcitĂ© dans ses objectifs.   Gauche conservatrice Abdelhamid Amine rappelle le caractère sensible de cette revendication qui dĂ©plaĂ®t selon lui aux islamistes mais aussi Ă  l’Etat lui-mĂŞme. « Quand l’AMDH a ouvert le dĂ©bat sur cette question en mai 2010, il y a eu une levĂ©e de boucliers gĂ©nĂ©rale. On a voulu nous dĂ©nigrer pour escamoter le dĂ©bat en faisant l’amalgame avec notre position sur la question du Sahara », explique le militant.  Il estime qu’il y a aussi un « intĂ©grisme d’Etat qui ne peut ĂŞtre d’accord avec la laĂŻcitĂ© Ă  cause du concept de la commanderie des croyants ». Pire, « les modernistes, et Ă  leur tĂŞte les fĂ©ministes, se cachent derrière la commanderie des croyants comme ultime rempart, oubliant de contrer l’intĂ©grisme religieux », conclut-il. Pourtant, au fond, « sĂ©cularisme » et « commanderie des croyants » ne sont pas incompatibles, comme le dĂ©montre l’exemple de la monarchie britannique…  Les partis politiques ne sont guère plus courageux. A l’heure ou en Tunisie les forces modernistes sont ouvertement laĂŻques, nos gauchistes, qui le sont de facto, mettent en sourdine cette revendication de peur de heurter le sentiment gĂ©nĂ©ral et perdre ainsi des voix. Seul Annahj Addimocrati, petite formation d’extrĂŞme gauche, se revendique du sĂ©cularisme tandis qu’un parti comme le PSU entame Ă  peine la rĂ©flexion sur cette question.  Il en est de mĂŞme de la gauche gouvernementale reprĂ©sentĂ©e par l’USFP et le PPS qui ne veulent pas en entendre parler officiellement, prĂ©fĂ©rant le concept « d’islam modĂ©rĂ© Ă  la marocaine » pour contrer le conservatisme.   (RĂ©)veil des consciences « C’est malheureusement vrai. Les partis progressistes sont parfois plus conservateurs que les conservateurs eux-mĂŞmes, et cela est dĂ» Ă  la faillite de l’expĂ©rience gauchiste arabe qui a transformĂ© l’islamisme en alternative puissante », nous explique Oussama Khlifi, membre du 20-FĂ©vrier. Le mouvement contestataire est lui-mĂŞme restĂ© prudent sur la question : les forces de gauche qui le composent n’ont commencĂ© Ă  mettre clairement en avant cette question qu’après le dĂ©part des adlistes. Ce dĂ©bat Ă©merge enfin au 20-FĂ©vrier et l’on a constatĂ©, lors des manifestations marquant le premier anniversaire du mouvement, la multiplication des revendications pour l’Etat civil et l’égalitĂ© entre les sexes.  Les fĂ©ministes montent aussi au crĂ©neau sur le thème de l’égalitĂ©, laissant prĂ©sager que le dĂ©bat pourrait bientĂ´t sortir de sa lĂ©thargie. « Cette dernière dĂ©cennie, le camp moderniste a arrachĂ© des acquis mais s’est depuis reposĂ© sur ses lauriers. On commence Ă  peine Ă  se rĂ©veiller et des premiers contacts sont en train de se nouer entre les modernistes », nous affirme l’intellectuel Ahmed Assid.  Ce dernier plaide pour « un dĂ©bat profond avec les islamistes pour qui la dĂ©mocratie s’apparente Ă  "une dictature de la majoritĂ© et se limite aux scores des urnes sans les valeurs d’égalitĂ© et de justice qui vont avec" ». Les prochains mois devraient donc montrer le poids rĂ©el du camp laĂŻque et son impact sur les dĂ©bats de sociĂ©té… Mais encore faudrait-il qu’ils soient visibles et reprĂ©sentĂ©s. Pas une association, ou un collectif, ne les rassemble... alors que de l’autre cĂ´tĂ©, on envisage la crĂ©ation d’un parti salafiste. Zakaria Choukrallah |