Deux jeunes, à Rabat et à Taza, sont traduits devant la justice pour « atteinte aux sacralités ». Ces procès remettent au devant de la scène une accusation que l’on pensait désuète depuis la nouvelle Constitution.
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Les abords du tribunal de première instance de Rabat étaient quadrillés par des éléments des forces de l’ordre ce lundi 13 février en fin de matinée. Car des militants du 20-Février étaient venus donner de la voix pour réclamer la libération de Walid Bahomane, 18 ans, poursuivi pour avoir publié des photos et des vidéos jugées attentatoires à la personne du roi. Dans le procès verbal, la police parle « d’atteinte aux sacralités ». C’est la première poursuite du genre depuis la nouvelle Constitution, qui a instauré la notion de « respect » en lieu et place de la « sacralité » dont bénéficiait le souverain.
La mère du jeune détenu, Nadia Belhafsa, femme au foyer, était également sur place ainsi que quelques voisins de la famille. Les militants ont été empêchés d’accéder au tribunal alors qu’il s’agissait pourtant d’une audience publique. Seule la mère y a été autorisée. « Que Dieu nous rende justice, car mon fils n’a rien à voir avec tout cela. C’est un coup monté. Il ne comprend rien à rien à part le foot, et ce joueur du Barça, Messi, qu’il adore voir à la télévision », se lamente-t-elle dans les couloirs du tribunal. Elle craint que son fils rate son baccalauréat littéraire cette année à cause de cette affaire née pourtant d’une banale altercation entre deux adolescents des quartiers pauvres de la capitale.
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Un simple malentendu
Tout a commencé le 26 janvier 2011 quand la police a débarqué au domicile des Bahomane, sis au quartier Lekouass à Yaacoub El Mansour à Rabat, pour y « cueillir » le jeune Walid avant d’envoyer son ordinateur à la police scientifique. Selon le procès-verbal, il aurait publié une vidéo et des images « offensantes » envers la personne du roi sur le profil facebook de son ami, un certain Abderrahmane D., après avoir mis la main sur son mot de passe. Ce dernier, découvrant ces images, s’était empressé de déclarer l’affaire à la police qui a procédé à l’arrestation de Walid Bahomane. Au départ de l’affaire, un simple malentendu entre les deux jeunes, assure la mère de Walid. Selon elle, Abderrahmane a vendu un ordinateur à Walid (le même qui est saisi par la police) contre la somme de 1 500 dirhams. Walid a payé 1 000 dirhams mais a refusé de payer le reliquat de 500 dirhams à cause d’un problème technique décelé dans l’appareil. Pour la mère, il s’agirait d’une histoire de vengeance autour de ce différend. Cependant, pour Abderrahmane D., les choses ne se sont pas passées ainsi. Le jeune Walid aurait publié ces images sur le profil de son ami pour se venger de ce dernier qui a diffusé sur Internet un photomontage le représentant comme une fille. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit au final d’une simple brouille entre adolescents, loin du procès politique que l’on imagine dans ce genre d’affaires.
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Pas de lèse-majesté
D’ailleurs, le tribunal n’a pas retenu les charges de lèse-majesté insistant plutôt sur « l’accès non autorisé aux systèmes de traitement automatisé de données », en vertu de l’article 607 du code pénal. Le contenu « attentatoire à la personne du roi » est présenté comme pièce à conviction. Devant le juge, le jeune homme nie les accusations et son avocat, Me Mohamed Labib, explique que les aveux « avaient été arrachés par la violence », et que son client avait des traces de coups sur le visage. Il a également réclamé les résultats de l’expertise sur l’ordinateur du jeune et sur celui du plaignant : rien ne prouve pour l’heure que Walid Bahomane a eu accès au mot de passe et mis ces vidéos et photos en ligne.« C’est un problème banal entre deux jeunes, il s’agit d’un piège tendu par le plaignant et heureusement que la cour n’a pas retenu les charges de lèse-majesté », se félicite Me Labib. Le procès a été reporté.
« Je n’ai jamais voulu tout cela. J’ai juste voulu me protéger quand j’ai vu ces images qu’il a postées » confie Abderrahmane D. à sa sortie du tribunal, visiblement nerveux, avant de démarrer sa voiture sous les huées des amis de Walid Bahomane.
Pendant que se jouait le sort de Walid Bahomane à Rabat, un autre jeune faisait face le même jour à la justice à Taza. Il s’agit de Abdessamad Haydour, 24 ans, militant de la gauche radicale de la voie démocratique basiste au sein de la faculté de la ville.
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Trois ans de prison ferme
Contrairement à Walid Bahomane, Haydour a, lui, été déclaré coupable et condamné à 3 ans de prison ferme par le tribunal de première instance de Taza pour insulte à la personne du roi. Le jugement s’est fondé sur une vidéo publiée sur les réseaux sociaux où l’on aperçoit ce jeune dans une « halaqiya », ces fameux rassemblements où chacun prend la parole à tour de rôle. Il y a proféré des injures envers le roi et l’a reconnu plus tard devant le tribunal en précisant qu’il s’agissait d’un moment d’émotion où il avait perdu le contrôle. Abdessamad Haydour s’est défendu lui-même au cours du procès après avoir confié au juge qu’il « n’avait pas les moyens de payer un avocat ». Pour l’heure, on ne sait pas s’il compte faire appel du verdict et qui le représentera comme avocat le cas échéant.
Les affaires Walid Bahomane et Abdessamad Haydour remettent au devant de la scène les crimes de lèse-majesté, même si dans le premier cas, cette charge n’a pas été retenue. Les militants associatifs, pour leur part, ont été étonnés de ces poursuites qu’ils croyaient révolues aux yeux de la nouvelle Constitution. Ils ont ainsi créé des groupes sur facebook pour réclamer la libération des détenus.
Mais d’un point de vue strictement légal, les crimes de lèse-majesté sont toujours punis par la loi. L’article 179 de l’actuel code pénal stipule à ce propos que « l’offense commise envers la personne du Roi ou de l’Héritier du Trône» est passible d’une peine de prison allant de 1 à 5 ans de prison et/ou d’une amende de 200 à 1 000 dirhams. Quand il s’agit d’un membre de la famille royale, la durée d’emprisonnement peut aller de 6 mois à 2 ans (l’article 168 précise les concernés par l’appellation « famille royale »: les ascendants du roi, ses descendants en ligne directe, ses épouses, ses frères et leurs enfants des deux sexes, ses sœurs et ses oncles).
Le code de la presse prévoit lui aussi des peines pour crime de lèse-majesté. Il punit ainsi de 3 à 5 ans et d’une amende de 10 000 à 100 000 dirhams l’offense au roi, à l’islam et à l’intégrité territoriale.
S’il est vrai que la Constitution enlève le caractère sacré au roi et qu’un nouveau code pénal ainsi qu’un nouveau code de la presse sont à l’étude, c’est la législation actuelle qui a cours.
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Il était une fois Mourtada, Erraji…
« Le code pénal prévoit toujours de lourdes peines et il y a aujourd’hui une nécessité d’harmoniser les lois avec la Constitution. Jusqu’à quel point doit-on sanctionner les cas de diffamation et d’insulte par exemple ? » s’interroge Mohamed Chiabri de la section locale de l’AMDH à Taza, qui en appelle à la clémence de la cour, en prenant notamment en compte toutes les tensions que connaît actuellement cette ville. Adil Youssfi, de la section Rabat de l’AMDH, remarque pour sa part que ce genre de vidéos à cause desquelles sont poursuivis ces jeunes circulent abondamment sur le Net : « La vidéo du discours parodié circule depuis plusieurs mois, certains la diffusent à titre d’information exclusivement. Tombent-ils alors tous sous le coup de la loi ? », se demande-t-il.
Ces deux affaires rappellent celles de Fouad Mourtada, condamné en février 2008 à trois ans de prison pour usurpation de l’identité du prince Moulay Rachid ; celle de Mohamed Erraji, jeune blogueur condamné en septembre 2008 à deux ans de prison pour « avoir manqué de respect au Roi »; et celle de Yassine Bellaâssal, un lycéen de 18 ans qui avait été condamné à 18 mois de prison pour avoir porté atteinte à la devise nationale (Dieu, la Patrie, le Roi). Ces trois affaires se sont soldées par une grâce royale ou un acquittement.
Combien de temps les jeunes Walid Bahomane et Abdessamad Haydour vont-ils passer en prison ?
En attendant, le débat sur la sacralité du roi reste plus que jamais d’actualité.
Zakaria Choukrallah |