Au mĂȘme titre que de nombreux autres pays, le Maroc cĂ©lĂšbre, le 20 mars, la JournĂ©e internationale de la francophonie. Lâoccasion de faire le point sur une langue de moins en moins pratiquĂ©e et de plus en plus indispensable.
Si vous lisez cette phrase, câest que vous avez un point commun avec 803 millions de terriens : vous ĂȘtes francophone. Le Maroc est lâun des bons Ă©lĂšves parmi les 70 pays francophones qui fĂȘtent leur journĂ©e internationale, le 20 mars. HĂ©las, le Royaume nâest pas rĂ©ellement bilingue et ce sont en fait deux nations monolingues qui se cĂŽtoient au sein dâun mĂȘme pays.
SOCIĂTĂ Une affaire de standing
Selon les chiffres de lâorganisation mondiale, prĂšs de 17 % de la population marocaine est parfaitement francophone. La popularitĂ© de la langue de MoliĂšre nâest plus Ă dĂ©montrer. MĂȘme si lâutilisation du français dans la sociĂ©tĂ© est en perte de vitesse. Le fossĂ© entre une caste francophone, minoritaire mais inïŹuente, et le reste de la population, dont une majoritĂ© ne maĂźtrise que la darija, se creuse davantage. « Et ce nâest pas notre systĂšme dâĂ©ducation publique qui va pallier les Ă©carts », commente lâuniversitaire Ahmed Assid. Le français nâest pas connu par tous les Marocains. « Pour parler et lire le français, il faut avoir frĂ©quentĂ© lâĂ©cole jusquâĂ la ïŹn du secondaire. Comme prĂšs de 50 % des enfants marocains ne terminent pas leur secondaire, il arrive quâils oublient ensuite le peu de français quâils ont appris », analyse le linguiste Jacques Leclerc, dans LâamĂ©nagement linguistique dans le monde. Bref, le français est connu et utilisĂ© uniquement par tous ceux qui ont fait des Ă©tudes universitaires, qui tiennent des commerces importants, qui font des affaires, qui jouent un rĂŽle primordial dans la vie culturelle du pays ou qui sont en contact rĂ©gulier avec les touristes. La culture française est Ă©galement en perte de vitesse. Les mĂ©dias en sont un exemple marquant. Le taux de pĂ©nĂ©tration quotidien des chaĂźnes françaises ne dĂ©passe guĂšre les 25 % (chiffres Sigma Conseil, 2005), alors quâil Ă©tait estimĂ© Ă prĂšs de 30 % un an auparavant ! DĂ©sormais, on ne jure plus que par Al Jazeera, MBC, Al Arabia et Rotana.
ENSEIGNEMENT Un ratage nommé arabisation
Sâil est un secteur oĂč la langue française est en nette perte de vitesse, câest paradoxalement lâenseignement. Le Maroc, qui avait menĂ© tambour battant sa politique linguistique dâarabisation aprĂšs lâindĂ©pendance, a mis la pĂ©dale douce ces derniĂšres dĂ©cennies. Entre les deux pĂ©riodes, toute une gĂ©nĂ©ration a Ă©tĂ© sacriïŹĂ©e. « Ă cause de lâhypocrisie de ceux qui brandissaient lâarabisation comme gage de souverainetĂ©, tout en plaçant leurs enfants Ă la mission française, nous nous retrouvons avec des bacheliers qui ne maĂźtrisent aucune langue », martĂšle Assid. Or, si lâenseignement primaire et secondaire a Ă©tĂ© entiĂšrement arabisĂ©, les Ă©tudes universitaires â exceptĂ© le droit et certaines sciences sociales â, restent en français. Aucune jonction entre les deux nâa Ă©tĂ© Ă©tablie. Et la moyenne de 6 heures par semaine dâenseignement du français dans nos collĂšges et lycĂ©es est loin de former des francophones dignes de ce nom. Pour pallier ce dĂ©ïŹcit, les familles les plus aisĂ©es prĂ©fĂšrent recourir aux nombreuses missions françaises que compte le pays, ou alors aux Ă©tablissements privĂ©s oĂč le français est privilĂ©giĂ©. « Tout cela ne forme pas un systĂšme Ă mĂȘme de compenser le dĂ©ïŹcit de lâĂ©cole publique », explique lâuniversitaire. La situation est tellement alarmante que le Conseil supĂ©rieur de lâenseignement Ă©labore actuellement un rapport sur la situation des langues. Il devra rendre sa copie en juillet prochain. Assez pour rattraper un demi-siĂšcle de mauvaise gestion de la diversitĂ© linguistique ? Rien nâest moins sĂ»r.
ADMINISTRATION Lâarabe, une (fausse) langue ofïŹcielle
Dans les textes, Ă commencer par la Constitution, lâarabe est la langue ofïŹcielle du pays. Et dĂšs 1965, de nombreux secteurs et corps de la fonction publique ont Ă©tĂ© arabisĂ©s Ă 100 %. Câest le cas pour la Justice, la police et la gendarmerie. La correspondance ofïŹcielle et les lois sont Ă©laborĂ©es et adoptĂ©es dâabord en arabe. Au Parlement, les dĂ©bats se dĂ©roulent dans la langue de Sibawayh. Mais lâarabe est loin dâĂȘtre valable partout. Au sein du gouvernement, la langue arabe est naturellement usitĂ©e. Mais dĂšs quâil sâagit dâun exposĂ© technique au sein du conseil de gouvernement, il est possible de changer pour le français. Pour les secteurs Ă©tatiques, producteurs de richesses et nĂ©cessitant un savoir technique, câest le français qui prime. « Câest toujours le cas au ministĂšre des Finances, dans les ofïŹces et entreprises publiques et dans des organismes tels que la Caisse de dĂ©pĂŽt et de gestion (CDG) et Bank Al Maghrib. Si lâĂtat tient Ă la langue arabe, il cherche en mĂȘme temps Ă se moderniser. Cela passe par le recrutement de proïŹls de technocrates parlant, souvent, le français Ă titre exclusif », analyse lâĂ©conomiste Najib Akesbi. Ceci, bien que la grande tendance aujourdâhui soit au bilinguisme. Une tendance quâexplique la volontĂ© dâun grand nombre de technocrates de se muer en politiques. Lâexemple de Driss Benhima, Karim Ghellab et Adil Douiri qui ont fourni des efforts considĂ©rables pour pouvoir sâexprimer en arabe ou en darija, est des plus parlants.
BUSINESS Oui, mais pas seulement
Premier partenaire Ă©conomique â et de loin â du Maroc, la France est prĂ©sente dans pratiquement tous les secteurs qui comptent et, par consĂ©quent, Ă travers sa langue. Le Maroc Ă©conomique est, et restera, encore francophone. Ă quelques rares exceptions prĂšs. Tout dâabord, lâarabe reste la langue utilisĂ©e dans les secteurs dits traditionnels comme lâartisanat, le commerce, lâagriculture, lâimmobilier et la minoterie. Ensuite, ouverture oblige, lâanglais commence Ă faire son entrĂ©e. Il nâest pas rare de voir des discussions, dans des projets tels que Tanger Med ou encore lâamĂ©nagement du Bouregreg Ă Rabat, se dĂ©rouler en anglais. Idem dans des secteurs comme la ïŹnance oĂč sont prĂ©sents de nombreux laurĂ©ats des grandes universitĂ©s amĂ©ricaines. Dans les secteurs dits porteurs, la prioritĂ© reste aux laurĂ©ats des grandes Ă©coles parisiennes (Polytechnique, Ponts et ChaussĂ©es, Mines, Sciences Po, HECâŠ). Les multinationales, les 500 ïŹliales dâentreprises françaises mais aussi les grands groupes marocains recrutent leurs top managers, en prioritĂ©, dans ces Ă©tablissements. Et la grande majoritĂ© des membres de conseils dâadministration sont des francophones, certains Ă titre exclusif. Pour se renforcer et se garantir les places de choix, les anciens Ă©lĂšves de ces grandes Ă©coles parisiennes et dâautres, plus excentrĂ©es (ESC Reims, par exemple), sâorganisent en groupes de lobbying. Dans lâentreprise marocaine, quand on parle arabe, câest uniquement pour passer des instructions Ă la base.
Tarik Qattab |