La seule femme ministre du gouvernement Benkirane n’est pas du genre à recourir à la langue de bois et affiche clairement ses ambitions : revoir l’organigramme et la stratégie de son ministère, proposer de nouvelles lois, sanctionner la mendicité et la prostitution infantile…
La semaine dernière, actuel a publié un reportage sur les enfants de la rue exposés à la prostitution et à la drogue. Quelles mesures préconisez-vous ?
Bassima Hakkaoui : Les phénomènes de prostitution, de mendicité, d’usage de drogue par des enfants sont en forte croissance. En tant qu’académicienne, j’ai travaillé sur la thématique de la mendicité des enfants et je suis arrivée à la conclusion que tous ces phénomènes sont liés. L’enfant mendiant est, la plupart du temps, consommateur de drogue, voleur, ou subit des abus sexuels, etc.
Les institutions chargées de cette question ne sont pas suffisamment qualifiées pour la réhabilitation de ces mineurs. Nous avons uniquement des centres d’accueil très temporaires. Nous avons besoin, aujourd’hui, d’une approche réaliste, basée sur le terrain et qui apporterait des résultats palpables.
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Quelle approche proposez-vous ?
Un changement radical. Il n’est plus question de se montrer tolérant à l’égard des réseaux de prostitution enfantine. Toutes les lois en vigueur doivent être utilisées au maximum pour interdire une bonne fois pour toute la mendicité et la prostitution enfantine. Il faut aussi qualifier les institutions chargées des œuvres sociales en les spécialisant dans les questions de l’enfance et en changeant les lois. Il ne faut plus avoir des centres, comme par exemple celui de Tit Mellil, qui accueillent à la fois les enfants, les jeunes et les vieilles personnes.
Une polémique a été soulevée lors du mandat de la précédente ministre sur l’absence de la dénomination « pédophilie » dans la loi marocaine, désignée comme « attentat à la pudeur »…
Aujourd’hui, ce point figure dans le programme gouvernemental. L’Etat doit protéger l’innocence.
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D’après notre source au Samu social de Casablanca, il n’y aurait pas plus de 100 enfants prostitués à Casablanca, et il suffirait donc de leur donner un peu plus de moyens. Que suggérez-vous?
Les études ou les initiatives sont la plupart du temps limitées à Casablanca. La situation est encore plus critique ailleurs. Aujourd’hui, des localités comme Tanger ou Fès connaissent une explosion de ce phénomène sans qu’il n’y ait d’actions concrètes.
Quelles sont les priorités de votre programme ?
Le premier niveau est administratif. Ces derniers jours, j’ai effectué une visite marathonienne des cinq directions du ministère et des trois établissements rattachés: l’Entraide nationale, l’INAS (Institut national de l’action sociale) et l’Agence de développement social. Pour commencer, il faut revoir l’organigramme pour unifier ces structures et ne plus faire la même chose chacun de son côté. C’est pour cela que la population ne ressent pas l’apport de ce département. Il faut une complémentarité et la rationalisation de ce ministère.
Le deuxième niveau concerne la stratégie. Les questions de l’enfance, de la femme, des handicapées, des personnes âgées, doivent faire l’objet d’une vision commune et ne plus être traitées de manière isolée. C’est la nouveauté que je voudrais apporter. Par exemple : en soutenant la famille, je vais d’abord cibler les familles à très faible revenu, ou celles avec un handicapé.
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Une frange de la société civile s’inquiète de l’arrivée d’une ministre pjdiste aux Affaires sociales, et évoque vos prises de position, comme votre opposition à la levée des réserves sur la convention internationale interdisant toute forme de discrimination envers les femmes…
Il y a ce qui relève du principe : ce en quoi on croit ou pas, et qui ne peut changer. Cela étant, beaucoup de ce qui m’est reproché rentre dans le cadre de la manipulation politicienne et s’est transformé en clichés.
Ces accusations sont utilisées politiquement alors que nous devrions plutôt nous engager tous dans la construction démocratique réelle avec un nouveau souffle, en oubliant nos divergences idéologiques. Il faut juste faire attention à ne pas tomber dans les contradictions : on se dit défenseur de la femme et, en même temps, on combat la seule femme membre du gouvernement. Même si cela ne me dérange pas le moins du monde, car j’ai trop de travail pour m’en soucier.
Pour la convention, je rappelle que notre parti a voté pour la Moudouwana et pour la transmission de la nationalité. Nous sommes donc pour la levée des réserves légitimes. En fait, au moment de la levée des réserves, en 2008, certains en ont profité pour présenter des revendications qui n’étaient pas concernées par ce dispositif. Le ministère des Habous est venu préciser tout cela en expliquant que les constantes de la nation ne seraient pas touchées. L’affaire refait surface en 2011, et j’ai posé une question orale à titre d’explication et d’information car nous ne savions pas la teneur exacte de cette levée. Nous disions aussi qu’il fallait associer le Parlement dans ce genre de décision. Ce qui me dérangeait au fond, c’était la possibilité de saisir la justice internationale au lieu de la justice nationale. J’ai toujours défendu la souveraineté du Maroc, le règlement et le militantisme sur ces questions en interne. Je réclame encore aujourd’hui un communiqué explicatif sur cette question.
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Vous défendez le « féminisme islamiste », pouvez-vous nous expliquer votre vision ? Et à présent que vous êtes ministre, nuancez-vous vos prises de position ?
Les gens connaissent mon militantisme pour la femme et, plus globalement, mon activisme social. Je milite pour que la femme accède à ses droits, qu’elle améliore ses conditions de vie, sa participation dans la prise de décision, etc. Mais j’ai une vision équilibrée de la femme marocaine : le fait que je défende l’accession de l’élite féminine au pouvoir ne doit pas me faire occulter le militantisme pour la femme qui vit dans les montagnes éloignées.
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Le PJD avait lui-même ouvert un débat sur la question de l’avortement. Pourrait-on espérer une législation dans certains cas ?
Je ne peux pas vous répondre sur le vif car tout cela doit être débattu. Pour ma part, je pense que ce débat ne doit pas rester élitiste, il doit revêtir un caractère sociétal. Pour ce genre de grandes questions, comme celle de l’avortement, je suis pour les soumettre à un référendum populaire. Vous avez signalé qu’au PJD, nous avions déjà ouvert ce chantier. Effectivement nous ne fuyons pas le débat, bien au contraire. J’estime qu’il faut soulever toutes les questions et en discuter, quelle que soit leur sensibilité. Nous devons tous être pour la liberté d’expression et le respect de la différence, qui sont les piliers de toute démocratie.
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Propos recueillis par Zakaria Choukrallah |