Un enseignant poignarde sauvagement sa femme au lendemain de l’Aïd, à Khouribga. Retour sur un meurtre odieux qui a longtemps fait frémir d’effroi la ville ouvrière.
Durant l’Aïd El Kébir, toute la famille de Bouchaïb est réunie à son domicile. Ce qui rend heureux ce paisible retraité de l’Office chérifien des phosphates, père de cinq enfants. Ce matin-là , on entend bêler deux beaux béliers sur le toit-terrasse de sa maison située dans la ville nouvelle de Khouribga.
Le sien et celui de Mohamed, son aîné, marié et père d’une fillette. La veille, Bouchaïb a envoyé son autre fils Abdelaziz aiguiser ses couteaux chez un affûteur au coin de la rue. En bon musulman, il ne veut pas faire souffrir les bêtes quand il les égorgera.
Mohamed, 35 ans, marié et père d’une fillette, est professeur d’éducation physique dans un collège de la région d’El Brouj, quoi qu’il ait une formation de chimiste. Après des premières noces décevantes, il s’est remarié à Ghizlane, 23 ans, institutrice à Bir Jdid, près de Casablanca, divorcée elle aussi suite à un bref mariage non consommé.
Ils sont parents d’une adorable fillette de deux ans, Firdaous, qui vit avec sa mère au cours de la semaine. Le couple ne se retrouve que les week-ends et les jours fériés, en attendant l’aboutissement d’une demande de regroupement familial qui traîne au ministère. Ce jour-là , ils sont réunis à Khouribga pour la fête qui coïncide avec les vacances scolaires.
Après le déjeuner, Ghizlane, accompagnée de la petite Firdaous, rend visite à son père Cherqi, autre retraité de l’OCP. Celui-ci s’enquiert de son époux. Sa fille lui apprend que Mohamed n’a pas pu venir en raison de son état fiévreux.
Que son mari ne l’ait pas accompagnée est plutôt mauvais signe, mais sa fille n’a pas l’habitude de raconter ses problèmes de couple à sa famille. Il la raccompagne le lendemain chez ses beaux-parents, et en profite pour saluer son beau-fils.
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Rongé par la dépression
Malade, certes, Mohamed l’est, mais d’autre chose que de la fièvre. Il ne parle à personne, ne rit plus, ne sort plus, fuit toute la famille, passe des heures et des heures seul, le regard hagard. Souvent, il soliloque, débitant des propos que lui seul semble comprendre.
Il y a quatre mois – Bouchaïb s’en rappelle parfaitement –, sa belle-fille en larmes lui a téléphoné pour lui dire que Mohamed n’était plus le même, qu’il avait changé, et que son état commençait à l’inquiéter.
Lui, il le reconnaît, ne s’était pas vraiment alarmé, se disant qu’il ne devait s’agir là que d’une banale déprime. Sa belle-fille ne l’avait d’ailleurs plus relancé à ce sujet. Mais à présent qu’il passe du temps avec lui, il constate que l’état de son fils est plus grave que ce qu’il avait imaginé.
Mohamed est devenu taciturne, renfermé, l’esprit ailleurs, absorbé par de sombres pensées que personne ne devine. Et parfois, pour des broutilles, il entre dans une furie démente contre la petite Firdaous. Bouchaïb veut lui suggérer de consulter un psychiatre, mais ne trouve pas encore le moment propice pour aborder le sujet.
Le lendemain, Mohamed et Ghizlane rejoignent Bouchaïb et sa femme Alia, au deuxième étage, pour le thé, puis redescendent au premier. Bouchaïb reste posté devant son écran. Il remarque à peine Mohamed, qui est monté pour se rendre furtivement à la cuisine avant de redescendre. Encore l’une de ses bizarreries, pense-t-il. A l’appel à la prière du Maghreb, Bouchaïb enfile ses babouches pour aller à la mosquée.
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Des hurlements déchirants
En descendant les escaliers, il entend des cris déchirer le silence du crépuscule. Ghizlane appelle au secours, et sa voix tonitruante lui glace le sang. Bouchaïb accourt, se dirige vers la pièce d’où émanent les hurlements, tourne la poignée, mais la porte, fermée de l’intérieur, ne s’ouvre pas.
Les cris de Ghizlane redoublent d’intensité, entrecoupés de bruits de meubles renversés. Bouchaïb craint le pire. Il tente vainement de forcer la porte d’un coup d’épaule. Ghizlane s’époumone toujours, et ses cris sont hystériques.
Il casse la vitre qui surplombe la porte mais réalise que c’est inutile, car l’ouverture est trop étroite pour lui. Ghizlane cesse de hurler. Des râles désespérés remplacent ses appels au secours. Dix minutes aussi longues que l’éternité se sont écoulées.
Mohamed ouvre enfin la porte. Bouchaïb le voit monter au deuxième étage, le visage et les vêtements en sang. Il entre dans la pièce. Ghizlane, étendue sur le sol, baigne dans une mare de sang. D’une voix fluette, elle répète inlassablement la Chahada. Bouchaïb appelle sa femme Alia qui le rejoint. Devant cette scène d’horreur, elle s’évanouit.
Mohamed appelle une ambulance qui transporte Ghizlane agonisante à l’hôpital. Elle décède en cours de route. La police est alors avisée. Les enquêteurs se rendent sur les lieux pour examiner le cadavre.
La djellaba, transpercée de toute part, dégouline de sang. La pauvre femme qui, visiblement, s’était défendue, garde encore dans sa main une touffe de cheveux de son assaillant. Les policiers doivent parer au plus pressé : arrêter l’assassin. Ils le trouvent au deuxième étage, assis dans un coin.
A première vue, il a changé ses vêtements et présente une légère écorchure à l’oreille gauche. Les policiers le menottent sans qu’il n’oppose de résistance, et lui demandent où il a caché l’arme du crime. Il ne répond pas. Ils effectuent le constat de la scène de crime. Macabre : des éclats de verre éparpillés, des traînées de sang dans le hall, des éclaboussures sur les murs, et sur le lit, une tâche de sang, large, ponctuée de coups de couteau.
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Elle n’est pas la seule victime
Mohamed est emmené au poste. Sa responsabilité dans le meurtre de sa femme ne fait pas l’ombre d’un doute, mais ils veulent l’entendre sur deux choses : l’arme du crime, et surtout son mobile. Mohamed se mure dans un mutisme total.
Les enquêteurs le pressent de questions. Il répond par incantations, dans un langage mystérieux. Ils croient comprendre cependant, quand Mohamed devient plus cohérent que depuis quelques mois, Ghizlane a commencé à le bouder au lit, au point qu’il la soupçonnait d’adultère, sans toutefois en avoir la moindre preuve.
L’obsession le rongeait. La veille, elle l’aurait "provoqué" en lui disant qu’il devait voir un psychiatre ou alors un fqih. L’arme du crime, c’est Abdelaziz qui la rapportera plus tard. Sa mère, en faisant le ménage, l’a trouvée sous un drap, au salon du premier. Un couteau de taille importante, muni d’une lame de trente centimètres affûtée pour l’occasion.
Les policiers retournent à l’hôpital pour effectuer les constatations sur le cadavre. Le médecin légiste a complètement dénudé la victime pour les besoins de l’autopsie. Et ce ne sont pas les blessures béantes sur le buste, ni les trous au niveau de la tempe et de la nuque de la défunte qui les frappent de stupeur. Non, ils en ont vu d’autres. C’est plutôt le ventre bombé de Ghizlane qui les émeut aux larmes.
Nabil Maleki |