Votre usine génère des déchets dangereux ou polluants ? Vous pouvez en faire ce que bon vous semble ! Tableau (noir) de la gestion des déchets industriels au Maroc.
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Fin d’après-midi à Casablanca, Sidi Bernoussi. L’air embaume les petits gâteaux sortant du four, grâce à la biscuiterie Bimo, toute proche. Un parfum qui détonne, puisque devant nous, en pleine ville et au cœur de la zone industrielle, s’étend une décharge sauvage de plusieurs centaines de mètres carrés.
Des enfants la traversent en revenant de l’école pour rentrer chez eux, au bidonville qui la borde sur la gauche. Alors que des chèvres paissent au milieu des immondices, deux hommes fouillent méthodiquement la décharge.
Bientôt l’un a chargé une charrette de bidons et d’autres objets en plastique, pendant que le deuxième s’enfonce plus profondément dans le dépotoir, à la recherche de déchets qu’il pourrait revendre.
DĂ©chets dangereux
Tableau tristement banal de la pauvreté dans les villes du Royaume ? Pire que ça. Car ce n’est pas le bidonville qui est responsable de l’amoncellement de déchets. Ceux-ci ont été produits dans des usines et ateliers de Sidi Bernoussi, et ont été transportés et déversés sur ce site par des camions ou des charrettes dont les conducteurs ne voulaient – ou ne pouvaient – aller jusqu’à la décharge « officielle » la plus proche.
Et parmi les chutes de tissu, les emballages en plastique ou les pneus usés, se trouvent des déchets dits « dangereux » qui ne devraient pas être laissés en plein air, mais être au contraire traités et détruits : solvants et autres produits chimiques usés, métaux lourds, etc.
Les chiffonniers qui sillonnent les décharges, sans protection aucune, à la recherche de déchets réutilisables et donc monnayables (verre, plastique, tissu, bois ou même métaux, etc.), courent un réel risque sanitaire.
A cela, il faut ajouter la contamination des sols, et même, s’inquiète Siham El Khaddar, directrice de l’association Izdihar qui regroupe des industriels et des opérateurs de Sidi Bernoussi, « la contamination de déchets recyclables qui peuvent être réutilisés dans l’industrie alimentaire ! »
Sinistre perspective. Pourtant, quand on évoque la gestion des déchets au Maroc, on pense le plus souvent aux problèmes de ramassage des ordures, ou aux champs de « micas ».
Plus de 1,5 million de tonnes/an
Et quand on parle de pollution industrielle, on se représente les fumées noires d’une usine ou encore les rejets liquides polluant la mer ou les rivières, à l’image des milliers de poissons morts flottant à la surface de la Moulouya, qui ont suscité l’indignation générale en juillet dernier.
On ignore alors – ou on oublie – que les usines, fabriques et manufactures produisent chaque année d’énormes quantités de déchets industriels (plus de 1,5 million de tonnes par an), dont une partie non négligeable est « dangereuse » (256 000 tonnes).
Et le devenir de ses déchets est laissé à la responsabilité des industriels, puisque les autorités et les gestionnaires délégués ne sont chargés que de la collecte des ordures ménagères.
« Surtout, rien n’oblige les entrepreneurs à trier leurs déchets, à assurer leur traçabilité, à les acheminer vers une décharge habilitée à les recevoir », comme l’explique Siham El Khaddar, dont l’association a établi une commission Energie-Environnement.
La loi 28-00 relative à la gestion des déchets et leur élimination, promulguée en novembre 2006, devait changer ce triste constat en établissant des règles à suivre (du tri à la collecte et au traitement des déchets industriels banals ou dangereux), des contrôles et des sanctions contre les contrevenants : jusqu’à 2 millions de dirhams d’amende et 2 ans de prison !
Mais les décrets d’application se font attendre, « et même si la période de grâce de 5 ans est normalement arrivée à son terme, les mécanismes pour faire appliquer la loi (surveillance par agents de contrôle, sanctions) ne sont pas en place », constate Hind Baddag, directrice d’Ecoval, seule plateforme au Maroc qui peut traiter les déchets industriels et surtout les déchets dangereux.
« Manque de compétences »
La gestion des déchets d’une entreprise ne dépend donc pour l’instant que du bon vouloir et du sens des responsabilités de son manager ou de la nécessité d’être certifié pour faire des affaires à l’étranger.
Ainsi, après moins de 5 ans d’activité, Ecoval, située à Casablanca, cœur de l’activité industrielle du pays, a de nombreux clients : « des multinationales et des grandes entreprises qui sont certifiées Iso 14001 ou des PME qui veulent s’inscrire dans une démarche environnementale, veillant à ce que leurs déchets dangereux soient gérés comme il se doit. »
Cependant, cela ne représenterait que 10 000 tonnes par an. Pour Hind Baddag, « le problème de ce marché est que l’informel bat son plein. Et beaucoup d’entreprises qui prétendent avoir la fibre écologique ne l’ont pas vraiment, du moins en ce qui concerne leurs déchets ».
Ceux-ci finissent dans des pseudo-incinérateurs sans traitement de fumées, enfouis dans des décharges sauvages, des égouts, des chaudières, des carrières en fin de vie, voire des rivières… explique Hind Baddag. « Le manque de compétences et de connaissances des responsables est aussi à mettre en cause. »
C’est ce qui ressort d’une étude sur la gestion des déchets menée par Izdihar – en collaboration avec le fonds de coopération allemand pour le développement durable GIZ – en 2009 à Sidi Bernoussi.
« On n’a pas eu assez de réponses pour pouvoir exploiter les données. » Mais Izdihar aura au moins compris pourquoi les industriels se sont révélés incapables de remplir un simple formulaire. « Parfois par manque de transparence, mais surtout par manque de moyens ou d’informations. C’est le plus souvent un responsable production ou technique qui s’occupe de la gestion des déchets, en plus de ses autres tâches : les déchets ne sont pas une priorité, faute de temps… Enfin, beaucoup n’ont pas su comment remplir le questionnaire, par manque de connaissances sur les types de déchets, leur dangerosité, les quantités produites, et sur la réglementation. D’autres sont déjà sensibilisés mais ne savent pas comment se débarrasser de leurs déchets. Certains ne connaissent même pas Ecoval ! » Et de noter qu’après des tables rondes sur le sujet, des industriels de Sidi Bernoussi ont demandé des listes de prestataires « sérieux » à qui faire appel.
Coût du traitement élevé
D’ailleurs, une dernière raison, et non la moindre, est à inscrire au tableau : le coût souvent élevé d’un traitement « convenable » des déchets. « Engager un prestataire de transport qui garantit la traçabilité des déchets a un prix que nous ne pouvons pas tous payer », explique le propriétaire d’une usine de textile casablancaise.
Comme ce dernier, beaucoup d’industriels engagent donc des transporteurs dont les camions ou les charrettes déversent les déchets, sans vergogne, deux ou trois rues plus loin afin d’économiser sur le carburant !
Siham El Khaddar renchérit : « Gérer leurs déchets convenablement coûte très cher aux industriels, surtout avec une seule plateforme de traitement. En plus du manque de concurrence, il faut tout envoyer à Casablanca, voire même à l’étranger pour certains types de déchets ne trouvant pas de solution au Maroc… »
Lors d’une conférence à Pollutec qui s’est tenue du 26 au 29 octobre dernier, Abdelkader Ajir, chef du service déchets au secrétariat d’Etat à l’Eau et à l’Environnement, a présenté le plan directeur national de gestion des déchets industriels et dangereux. Son objectif : améliorer la gestion des déchets et accompagner la mise en place de la législation environnementale.
Le premier projet de ce plan est un Centre national d’élimination des déchets spéciaux à Casablanca, puis de plusieurs autres centres régionaux. Mais tout cela reste encore au stade de l’étude, même si une décision est attendue début 2012. Or il n’est plus temps « d’étudier », mais de passer à l’action.
Comme l’a expliqué Abdelkader Ajir lui-même, la « production » de déchets industriels dangereux, après plusieurs années de stagnation, devrait fortement augmenter à partir de 2018. Et pour Siham El Khaddar comme Hind Baddag, la solution passe par l’information et la sensibilisation, mais aussi par le renforcement et l’application de la législation avec la mise en place de contrôles rigoureux. Pour que la conscience des industriels ne soit plus seul juge en la matière.
Amanda Chapon |