L’été dernier la région de Khouribga, principale réserve de phosphate du monde, s’est embrasée à deux reprises. Bilan : 120 blessés et plus de 50 millions de dirhams de dégâts. Et malgré le retour au calme, la tension reste palpable.
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Durant tout l’été, Khouribga a vécu au rythme d’émeutes, de procès et de violentes altercations entre population et forces de l’ordre. Aujourd’hui, la ville paraît paisible si on exclut les manifestations devenues quotidiennes, mais ce calme relatif reste fragile.
A tout moment, Khouribga et sa région pourraient exploser de nouveau. Khouribga ? En 1924, la direction du tout jeune Office chérifien des phosphates (OCP) décide d’installer ses locaux administratifs près de la « côte 791 », fondant par la même occasion une ville sortie de nulle part.
Le nom de la nouvelle ville s’inspire du surnom donné par les nomades à cette région : « Kharab » (ruine, désolation) en raison de la nature du sol calcaire fissuré sous l’effet de l’érosion. En 2011, la ville n’est plus ce paysage de désolation mais reste sous-développée alors qu’elle abrite la plus grande réserve de phosphate du monde. Ce paradoxe a fait voler en éclats la paix sociale très précaire dans cette localité.
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« Un Etat dans l’Etat »
Ce mardi, les terrasses des cafés sont déjà remplies par les cohortes de jeunes sans travail. Ici, c’est le chômage qui préoccupe en premier. Tout le monde aspire à un emploi au sein de l’OCP, véritable « Etat dans l’Etat » pour la majorité de la population.
Aujourd’hui, le nerf de la guerre, ce sont les 5 800 emplois promis dans le cadre du programme « OCP Skills », dont 2 800 ont déjà été pourvus, sans compter un vaste programme de formation à l’intention de 15 000 jeunes de la région et un volet de soutien aux porteurs de projets.
Pour illustrer le degré d’attente, il suffit de souligner que l’OCP a reçu plus de 90 000 demandes d’emplois ! Cette mesure, si elle a calmé un temps la population, ne la satisfait guère.
Les Khouribguis crient désormais au « clientélisme » dans l’octroi de ces emplois et les revendications continuent de fuser. « Ils ont donné des emplois aux fils des agents des forces de l’ordre, à des gens extérieurs à la ville, à des gens installés en Italie et ils ont exclu les manifestants parce qu’ils ne veulent pas de problèmes », accuse Younès Admi, un des jeunes contestataires, reflétant l’opinion qui domine chez les personnes que nous avons rencontrées.
« Faux, c’est un cabinet indépendant et au-dessus de tout soupçon qui pilote le programme de recrutement », rétorque sous couvert de l'anonymat cette source au sein de l’OCP. « Il y a des déçus, je peux le comprendre.
Nous recevons beaucoup de CV et nous avons présélectionné plus de 21 000 profils intéressants. Puis on a procédé à des convocations et c’est ce qui alimente les rumeurs. Ce qu’il faut savoir, c’est que l’on passe des entretiens et ce n’est qu’après vérification que nous procédons à l’embauche », conclut notre source.
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Méli-mélo contestataire
Ce programme aurait mobilisé plus de 400 millions de dirhams dans le cadre d’une « approche innovante » qui gagnerait à « être dupliquée » par d’autres entreprises. La sérénité affichée par l’OCP contraste avec la méfiance à l’égard de « l’Office », comme l’appellent les gens ici. Et cela se vérifie à tous les coins de rue.
En face de l’administration de l’OCP, nous assistons à deux manifestations : la première organisée par l’AMDC (Association marocaine des diplômés chômeurs) et la deuxième, à trois mètres de là , convoquée par Unité ouvrière, une des principales associations représentant les ouvriers intérimaires qui exigent un travail à temps plein.
« On a organisé des marches, des sit-in, nous avons arrêté les trains et pénétré dans l’administration pour nous faire entendre et soutenir les autres protestataires, mais il n’y a toujours pas de dialogue sérieux », accuse Abdessamad El Abbad, vice-président de l’AMDC qui compte poursuivre la lutte jusqu’à obtenir gain de cause.
Pour comprendre pourquoi Khouribga est devenue une poudrière, il faut d’abord distinguer les multiples mouvements de contestation qui s’y expriment. Il y a tout d’abord les fils de retraités qui réclament la place de leurs parents.
A ce mouvement de fond, se greffent les diplômés chômeurs de l’AMDC qui réclament eux aussi un travail, les héritiers des expropriés de terrains agricoles qui s’estiment lésés, les veuves qui demandent la révision de leur pension de retraite et les ouvriers intérimaires qui réclament un emploi à temps plein avec les mêmes avantages que les employés de l’OCP. Un véritable chaudron social.
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Au début fut SMESI …
Mais comment expliquer cette soudaine « prise de conscience » collective ? Pour cela, il faut remonter à juillet 2009. Les employés de la filiale de l’OCP, SMESI / Régie, entament un vaste mouvement de protestation qui concerne à l’époque quelque 850 ouvriers mis à la porte.
En contrat CDD, ces ouvriers réclament une intégration définitive en tant qu’employés du groupe OCP. Ils seront licenciés de leur société et livreront une bataille syndicale acharnée. Il faudra attendre le 18 février 2011 pour que l’Office réponde à leur revendication.
« Le printemps arabe a favorisé cette issue. Les Khouribguis en voyant ce qui se passait dans le monde arabe se sont dit que les conditions de la contestation étaient désormais réunies, surtout que le vent de contestation commençait alors à souffler sur le Maroc », analyse Abdellah Housby, membre de la section locale de l’Association marocaine des droits humains et secrétaire général de l’UMT, syndicat qui avait pris sous son aile les ouvriers de la SMESI.
Le vent de contestation et cette victoire syndicale n’expliquent pourtant pas tout. La ville de Khouribga et ses environs sont non seulement connus pour leur richesse en phosphate, mais aussi pour une émigration record vers l’Italie.
Crise économique oblige, ces derniers reviennent en masse vers le Royaume et certains… ont même envoyé des candidatures à l’OCP ! « Cette culture de l’immigration a tué l’esprit d’entreprise chez les jeunes.
Ici les gens ont toujours vécu, soit d’un travail à l’OCP, ou alors de l’immigration », analyse un correspondant de presse local. Cette crise économique par procuration, doublée du vent de révolte, a réveillé les gens, rappelant que Khouribga a été le creuset du syndicalisme marocain (la première grève nationale a eu lieu dans cette ville en 1936).
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... et la tension monta
Les fils de retraités vont alors entamer, dès le 21 février, leur mouvement de protestation. Les indignés de Khouribga établissent un camp devant l’administration locale de l’OCP.
Ils le surnomment « Maydan Attachghil » (Place de l’Emploi), copiant les révolutionnaires arabes. Plus le temps passe, plus le campement s’organise à travers des commissions, notamment pour la sécurité. Par exemple, un recensement précis interdit à ceux qui ne viennent qu’un soir de s’y établir.
On y sert même de la harira au dîner, pour illustrer le degré d’organisation. « Les autorités ont au début sous-estimé la détermination des protestataires en tablant sur l’essoufflement du mouvement.
Au contraire, malgré la pluie et le bout du tunnel qu’ils ne voyaient pas, les jeunes ont tenu bon », raconte Adil Hassani, directeur du journal régional Khouribga Al-aan, qui a suivi le mouvement dès ses débuts depuis le camp. Le vent de contestation ne concerne pas que la ville.
Il va s’étendre aux régions alentour, qui vivent également des phosphates. A Boulanouar, village minier situé à 5 kilomètres de la ville, les revendications sont les mêmes : emplois pour les jeunes avec, en sus, plus de terrains résidentiels pour les mineurs.
Les révoltés de Boulanouar organiseront plusieurs marches en direction de la ville, dont certaines seront réprimées par les autorités. A Hattane, autre village minier, que l’on surnomme ici le village sans soleil à cause de l’épais nuage de poussière de phosphate qui le couvre, mais aussi à Boujniba… Dans toute la région, la tension est à son comble.
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Procès le 5 octobre
Cette situation va durer près d’un mois et finira par une intervention musclée des autorités. Le 15 mars, vers 5 heures du matin, l’assaut est donné pour démonter les tentes. Une rumeur sur la mort d’un des protestataires pendant l’intervention, démentie par la suite, mettra le feu aux poudres et poussera à la révolte les habitants du quartier Byout.
Cet épicentre de la contestation est habité par les anciens travailleurs de l’OCP et leurs enfants. Le bilan est lourd : officiellement 120 blessés dont une majorité d’agents des forces de l’ordre, des locaux administratifs de l’OCP brûlés et saccagés, des dizaines de voitures incendiées, etc.
Aujourd’hui, l’économat est toujours fermé et le bâtiment porte encore les traces de l’incendie. Les dégâts se chiffrent à plus de 50 millions de dirhams, selon la direction de l’OCP, dont les infrastructures ont souffert en premier.
Quinze personnes seront présentées à la justice et écoperont d’une année de prison ferme et d’une amende d’un million et demi de dirhams.
L’OCP s’empresse de lancer sa vaste campagne de recrutement mais la tension est toujours extrême. Et quand les 270 premières lettres d’engagement atterrissent dans les boîtes aux lettres, elles provoquent la colère des habitants qui accusent « l’Office » de ne pas tenir ses promesses.
Ce quiproquo favorisera de nouveaux heurts qui éclateront le 6 juillet, cette fois-ci à Hattane et à Boujniba. La police fera usage de gaz lacrymogènes et procédera à l’arrestation de 30 manifestants.
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Un retour Ă la violence n'est pas exclu
Parmi ces personnes arrêtées, 14 attendent l’issue de leur procès qui devrait reprendre le 19 octobre. Les avocats de la défense crient déjà à l’injustice. « La gestion par les autorités de ce dossier est chaotique.
Il y avait des centaines de protestataires dont bien évidemment des vandales, mais ce ne sont pas nos clients. L’accusation se base sur les P.-V. et n’a aucune preuve matérielle », défend Me Abdessamad Khchia, un des avocats du groupe qui compte bien prouver l’innocence de ses clients. En attendant, la situation semble calme.
Mais un retour à la violence n’est pas exclu, tant l’écart entre les attentes de la population et ce qui peut être concédé reste énorme, en dépit des efforts.
Khouribga et sa région font les frais de près d’un siècle de gestion à trop court terme. Quand cette localité sortira-t-elle enfin du « kharab » ?
Zakaria Choukrallah
Envoyé spécial à Khouribga |