Un accident de la route au sortir d’une boîte de nuit, une jeune fille qui perd la vie, c’est – tragiquement – banal. Mais Assia est morte parce qu’elle n’a pas reçu à temps les soins qui auraient pu la sauver...
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Soumia Samdi parle d’une voix douce et fatiguée, mais parfois ses mots s’emmêlent : elle a dû repasser plus d’un millier de fois, dans sa tête, les événements qui ont abouti à la mort de sa sœur, à 23 ans, le 27 juin.
Depuis plus de deux mois, la jeune femme ne se déplace pas sans le dossier constitué par la famille et les amis. Parce qu’ils ne veulent pas se résigner et blâmer le « mektoub », pour sa mort.
Tout a commencé le samedi 18 juin 2011, quand Assia, diplôme d’informatique en poche, et qui espère bientôt rejoindre en France, son autre sœur Nadia, vient passer quelques jours à Casablanca pour régler des formalités.
Elle a pris le train à Marrakech avec son amie, Asmaâ, et retrouve quelques amis en arrivant : Salaheddine, qui sort avec Asmaa, Yassir, et Hicham. Ils dînent puis décident d’aller passer la fin de la soirée au Mazagan Beach Resort. Ils y arrivent vers 1h30 du matin.
Corruption fatale
Et c’est à partir de ce moment que zones d’ombres et contradictions s’accumulent. Le récit fait par l’un des passagers à la sœur d’Assia ne correspond pas au procès-verbal (P.-V.) établi par les gendarmes, et qu’actuel a pu se procurer.
Ainsi, selon le témoignage recueilli par Soumia, l’accident a eu lieu vers 3h30 du matin. Il n’implique aucun autre véhicule. Et les témoignages divergent sur sa cause. Yassir affirme avoir voulu éviter un chien.
Ce que personne ne peut confirmer... Il conduit une Hyundai qui appartient à son oncle, propriétaire d’une entreprise de location de voitures  – où le jeune homme travaille. Assia est assise devant, et tous, à l’exception du conducteur, dorment quand l’accident a lieu. La jeune fille, éjectée à plusieurs mètres du véhicule, tombe presque aussitôt dans le coma, tandis que les autres ont juste « des égratignures, des bleus, des coupures ».
La gendarmerie, arrivée assez rapidement sur les lieux, « commence par appeler le frère du conducteur, et attend son arrivée, avec l’oncle loueur de voiture. Puis ils parlementent… » Finalement, ce n’est que plusieurs heures plus tard que les jeunes sont évacués vers ce qui leur semble un dispensaire à Azemmour.
Une fois sur place « alors que Yassir n’avait que des blessures sans gravité », il est évacué, dès huit heures du matin, vers Casablanca, tandis qu’ « Assia est restée sans soins jusqu’à son transfert vers le centre hospitalier provincial Mohammed V à El Jadida, à 10 heures ».
Négligences en série
La version donnée par le P.-V. de la brigade motorisée de la gendarmerie royale d’El Jadida est sensiblement différente. L’accident n’aurait eu lieu qu’à 5h30. Il y aurait eu « trois blessés graves, et deux blessés légers ». L’état de Yassir – qui « ne sent pas l’alcool »– leur paraît grave : « Il a très mal au niveau du pied » !
Après avoir prodigué des soins aux blessés, ils les mettent dans une ambulance pour « l’hôpital provincial d’Azemmour ». Une fois sur place, le médecin de garde les informe que « l’état de santé du conducteur nécessite des soins intensifs ».
Rien sur l’état d’Assia, pourtant polytraumatisée, et dans le coma. Comme si, pour eux, elle était déjà morte. D’ailleurs, ils ne contactent la famille d’Assia qu’à 11h. Sa mère, sa sœur Soumia et son mari sont sur le départ, prévenus par le père d’Asmaâ (contacté plus tôt dans la matinée).
Quand ils arrivent à l’hôpital d’El Jadida, vers 13 heures, ils ont la mauvaise surprise de trouver Assia allongée sur un lit « dans ce qui ne ressemblait même pas de loin à une salle de réanimation, mais plutôt à une salle d’attente des urgences ».
Soumia, qui a reçu une formation d’infirmière, s’aperçoit tout de suite qu’il y a un problème. Si sa sœur réagit encore quand on la touche, elle n’a reçu aucune transfusion, elle est livrée à elle-même, et a les cheveux pleins de débris. Pire, l’hôpital n’a pas de scanner et la famille doit organiser – et payer – l’aller-retour vers une clinique privée.
Au retour, le réanimateur, qui a réapparu, refuse de parler au téléphone à leur médecin de famille, et les prévient qu’un transfert vers Casablanca serait trop dangereux. Le transfert vers la clinique de la CNSS d’El Jadida, qui assure pouvoir prendre en charge une polytraumatisée, est organisé.
Mais à l’arrivée, pas de réanimateur. Finalement, un réanimateur privé est contacté. « En fin d’après-midi, Assia est enfin branchée, et le réanimateur nous a dit que rien ne s’opposait à ce qu’elle soit transférée vers Casablanca, dans une ambulance médicalisée. » C’est fait le lendemain. Trop tard.
A la clinique Badr, où Assia est admise en milieu d’après-midi, on constate que son cas est désespéré, la chirurgie impossible. Elle est morte une semaine plus tard, sans s’être réveillée.
Nous avons montré le dossier de la jeune fille, réalisé à son admission à la clinique Badr, à un réanimateur réputé. Pour lui, l’état d’Assia à son arrivée à Casablanca, permet « indirectement » de savoir « ce qui s’est passé à El Jadida ».
La cause de la mort
« Elle était polytraumatisée, avec des fractures, et plusieurs organes touchés, le cerveau, le poumon, et même le foie. Ces lésions sont très graves. Pourtant, seules, elles n’expliquent pas son décès.
Et bien soignée, elle s’en serait probablement sortie. Elle aurait peut-être eu des séquelles, quoique, vu sa jeunesse, il n’était pas impossible qu’elle reprenne le cours normal de sa vie.»
Mais son état nécessitait des soins urgents. « Si un cerveau est lésé, s’il ne reçoit pas les soins appropriés (oxygène, sérum, dégagement du poumon, etc.) assez vite, son état s’aggrave et des lésions secondaires apparaissent, qui n’ont rien à voir, directement, avec l’accident. »
Or, des signes de ces lésions secondaires étaient présents, explique-t-il : « Le bilan de la clinique Badr, montre des signes d’aggravation tels que l’hypernatrémie, avec un taux de sodium élevé – ce qui est délétère pour le cerveau – et un diabète insipide, ce qui signifie que le cerveau avait déjà commencé à mourir.
Donc à ce moment-là , la réanimation ne sert plus à rien. » Le spécialiste est clair, dans le cas d’Assia, la mort « a été causée à 80% par le manque de soins rapides, et à 20% seulement par les lésions provoquées par l’accident. »
Une famille déterminée
Il a fallu des jours à la famille d’Assia pour réaliser que sa mort n’était pas « normale ». Sa mère a déposé plainte le 13 juillet, au tribunal d’El Jadida, contre les gendarmes, le conducteur, le réanimateur de l’hôpital d’El Jadida et la clinique de la CNSS.
La plainte étant restée sans suite, sa famille et ses amis se sont mobilisés, lançant une pétition à l’attention du ministre de la Justice, et un site, « Justice pour Assia ». Une attitude qu’un réanimateur qui a travaillé dans un hôpital public approuve : « Tous les blessés doivent être dirigés vers un centre équipé pour recevoir des urgences.
Si Assia avait été dirigée directement à El Jadida, elle aurait peut-être vu un réanimateur plus tôt. De plus, en dehors des CHU des grandes villes (Casablanca, Rabat, Marrakech, Fès), le retard thérapeutique est malheureusement fréquent.
Le problème, c’est que les négligences sont rarement poursuivies, et encore plus rarement punies. Il faut que les gens manifestent leur douleur, leur colère. » Pour la famille d’Assia, explique Soumia, c’est plus que ça. « Nous voulons qu’une enquête soit faite. Nous avons le droit de connaître la vérité. » Une vérité que beaucoup, semble-t-il, ont intérêt à cacher.
Amanda Chapon |