Et si la culture du kif n’était plus un crime ? La discussion, née depuis quelques années, était vite passée au second plan… avant de refaire surface ces derniers jours. Le tabou est brisé. Société civile et hommes politiques s’en saisissent.
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Le premier a avoir véritablement lancé le débat autour de la réglementation des cultures de cannabis, c’est le militant rifain Chakib El Khiyari. C’était en 2008. Mais le militant a dû mettre entre parenthèses son activisme à cause d’un séjour de deux ans en prison.
A la faveur de la mesure de grâce du 14 avril qui a concerné les prisonniers politiques, Chakib El Khiyari reprend le combat là où il l’a laissé. En attendant, l’idée a fait son chemin, et même les politiciens s’en servent allègrement comme argument électoral dans la région du Rif.
Le dernier en date est Hamid Chabat, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs marocains (UGTM), membre du bureau politique du parti de l’Istiqlal et maire de Fès. Le 8 mai à Kétama, Chabat organise une campagne de charme pour recruter les cultivateurs de kif. Ses déclarations sont fracassantes, comme à l’accoutumée.
« Le Rif a milité pour l’indépendance et aujourd’hui votre région mène un combat pour la liberté et la dignité. Je propose aux classes ouvrières qui vivent du cannabis de nous rejoindre à l’UGTM pour défendre leur cause et pour que continue cette culture ! », lance-t-il à une assistance conquise.
Avec le leader régional de son parti, Nouredine Mediane, Chabat continue la compagne de charme comparant même le cannabis… au café, à l’orge et au raisin ! « Toutes les plantes peuvent servir à produire des drogues.
Le raisin produit le vin rouge, l’orge la bière et on connaît tous les ravages de l’alcool sur la population. Le café était longtemps considéré comme une drogue avant de devenir la boisson matinale de tout un chacun », poursuit l’istiqlalien.
Au sein de la classe politique, Hamid Chabat n’est pas le seul à avoir pris une telle position. Le 17 mai 2009, à la veille des communales, le tout puissant initiateur du Parti authenticité et modernité, Fouad Ali El Himma et son secrétaire général, avaient aussi appelé à la légalisation du kif.
« Il est anormal qu’au Maroc, on plante le kif, et qu’en Europe, des gens s’en enrichissent. La culture du kif doit faire l’objet d’un dialogue national… Le Maroc n’a pas de leçon à recevoir de l’Espagne », avait déclaré FAH.
Biadillah est encore plus clair, appelant à l’époque à une « amnistie générale au profit de toutes les personnes poursuivies pour culture et trafic de cannabis », en vue de réglementer l’usage de cette plante au Maroc.
De génération en génération
Si les politiques usent et abusent de cette thématique quand ils sont dans le Rif, c’est qu’ils sont conscients de l’importance que représente le « cannabis sativa » pour une population qui en vit presque exclusivement. Et de l’ancrage de cette tradition dans les mœurs marocaines.
Le fellah rifain n’a rien à voir avec le cliché du baron surpuissant aux multiples connexions au Maroc et à l’étranger. Il s’agit de petits et pauvres propriétaires terriens qui ont cultivé le chanvre de génération en génération, depuis le XVIe siècle, sceau royal du sultan Hassan 1er à l’appui.
Cette culture s’était renforcée lors du protectorat avec la création de la « régie autonome des tabacs et du kif ». Tout comme le qat au Moyen-Orient ou la feuille de Coca en Bolivie, il était parfaitement admis de cultiver et de consommer le kif.
Mais sous la pression des organismes internationaux, l’Etat préfère aujourd’hui arracher le « mal » à la racine, en détruisant les cultures de cannabis. Ainsi, selon le rapport 2010 de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), dépendant de l’ONU, un net recul des plantations de kif a été observé en six ans.
La surface consacrée au cannabis est passée de 134 000 hectares en 2003 à 56 000 hectares en 2009. La production de résine est passée, elle, de 3 070 à 820 tonnes durant cette même période.
Ce qui est analysé comme une victoire pour l’Occident et nos autorités est perçu comme une grande injustice par les cultivateurs et la société civile.
Pour l’ARDH (Association du Rif des droits de l’Homme), la seule manière de combattre le trafic de cannabis est de réglementer sa culture, et non de l’éradiquer. « L’approche sécuritaire de l’Etat a démontré son échec », assène Chakib El Khiyari.
Et de poursuivre : « L’Etat a failli à ses engagement en paupérisant davantage la population. Cette politique n’a pas affaibli les réseaux de trafic, bien au contraire, elle les a poussés à se diversifier », explique-t-il.
Toujours la corruption
La politique de l’Etat a repoussé les cultures hors de leur région historique de Kétama, vers de nouvelles localités comme Taounate ou Larache, et ne s’est pas attaquée au mal profond lié à l’informel : la corruption. Ce sont d’abord les petits fellahs, et non les barons, qui sont les plus vulnérables.
Selon la Coalition européenne pour des politiques justes et efficaces en matière de drogues (ENCOD), 18 000 habitants de Kétama seraient en prison parce qu’ils cultivent le cannabis et 30 000 autres feraient l’objet d’avis de recherche.
Pire, les cultures alternatives proposées par l’Etat (oliviers, orge, etc.) ne sont pas rentables au kilo pour des agriculteurs qui ont de petites surfaces difficilement cultivables à cause du kif qui appauvrit le sol.
Résultat, les ONG proposent de garder cette culture mais de l’orienter vers les usages médicinaux et industriels. De plus, la réglementation coupera l’herbe sous le pied aux trafiquants qui ne profiteront plus de l’informel et pourrait même réduire la consommation, comme l’explique Mounir Kejji, militant amazigh : « Aux Pays-Bas, où la vente de cannabis est autorisée mais limitée, la consommation est basse par rapport aux autres pays européens. » Le débat est (re)lancé, mais y a-t-il une volonté politique suffisante pour qu’il s’élargisse, loin des enjeux électoraux du moment ?
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