Pour changer, ce dimanche 10 avril, il n’y a pas manif mais derby. Plongée au cœur du chaudron wydadi tout un après-midi.
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Wahed b’wahed ! » Et que ça saute ! Tous en file indienne et un coup de baguette pour ceux qui rompent les rangs. Il est 15h30 et la porte 14 du stade Mohammed V, ce n’est pas vraiment l’accès VIP : pas de tapis rouge pour accéder à la tribune écarlate du Wydad mais un comité d’accueil bleu ciel.
La police omniprésente dans Casablanca et dans le stade fait filer droit les supporters. Dans les rangs, c’est déjà l’ambiance survoltée qui fait le sel des derbys du monde entier. Et celui de Casa vaut son pesant de fromage.
Bienvenue à la Frimija, la tribune qui ressemble à des portions de Vache qui rit. Tandis que les junior du Raja et du WAC s’affrontent sur le terrain dans une certaine indifférence, la tribune se remplit dans une ambiance encore bon enfant.
Mon fixer s’appelle Nawrass et se présente comme l’un des membres du noyau dur des Winners, le méga-club de supporters des rouges : 2 000 adhérents, 8 sections au Maroc, une en Europe et 20 cellules à Casa.
Ce sont elles qui ont confectionné de leurs petites mains les rectangles en plastique qui serviront tout à l’heure au tifo. La nuit précédente, une bagarre a éclaté entre les tifosis des deux bandes.
Résultats : quelques interpellations et une ambiance surchauffée. Mais mon guide calme le jeu. « Les débordements sont intolérables. Et nous veillons à ce qu’il n’y en ait pas pendant le match. »
Comme pour illustrer ses propos, une bagarre éclate immédiatement à proximité et Nawrass va calmer les esprits. « C’est une petite baston de rien du tout. » Des petites bastons comme ça, j’en compterai une bonne douzaine dans l’après-midi. Côté Raja, ça a l’air encore plus chaud !
C’est l’heure des provocs. « L’histoire ne retient que les premiers », proclame une immense banderole aux pieds de la Frimija : une référence à l’étoile que portent les joueurs du WAC sur le maillot, depuis 1977, et qui sigle les clubs qui ont gagné dix championnats.
Le Raja, plus récent, n’en est encore qu’à neuf… Alors que les équipes s’échauffent, les supporters entonnent divers chants moqueurs ; l’un évoque les supposées mœurs sexuelles de deux joueurs rajaouis (« Mais c’est juste pour les énerver », commente Abdelhak, mon voisin de gradin) ; un autre refrain vante les exploits passés des red casablancais quand ils ont vaincu Liverpool et Barcelone. Mais c’était il y a « loooooongtemps ».
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Le roi wydadi et Kadhafi rajaoui ?
Sur la piste d’athlétisme, on voit défiler des portraits du roi de toutes tailles. Sur l’un d’eux, surmonté du logo du Wydad, Mohammed VI agite un drapeau dont on ne voit que du rouge. Le roi serait-il wydadi ? « C’est ce qu’on dit », commente Abdelhak, qui, perfide, ajoute en pointant l’océan vert qui nous fait face : « On dit aussi que Kadhafi supporte le Raja. »
Trèves d’amabilités, il est bientôt 17h30 et c’est l’heure du tifo. Comme 25 000 autres wydadis, je tends mon bout de plastique. La présentation des couleurs ne dure qu’une ou deux minutes puis on transforme son panneau en chiffon à agiter.
Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’être au cœur d’un feu d’artifice. Autour, on brandit des drapeaux français, italiens, turcs et même confédérés sudistes de la guerre de sécession ! Du moment qu’il y a du rouge dans la bannière...
C’est enfin le coup d’envoi et il est difficile de se concentrer sur le match car le feu d’artifice continue. Au sens propre. A mes côtés, un gamin veut lancer un fumigène mais il se trompe de sens et l’engin frôle sa cuisse qui devient rouge wydadi.
Heureusement, l’incident sera sans gravité. Sur le terrain, les équipes semblent bien plus timorées que leurs supporters. La Frimija a beau s’époumoner à réclamer un « daba daba, filet, filet », les joueurs s’empêtrent dans leur dribble et n’atteignent guère les buts.
Alors, on s’occupe. Des excités lancent des canettes qui atteignent plus souvent les premiers rangs que les flics et les pompiers.
Tiens, une odeur de shit envahit le Curva Nord, la section centrale de la Frimija. Et on m’offre la glace la moins chère du monde : un dirham, le bâtonnet d’« Ice Lydec » aromatisé au chewing-gum ou genre.
Tsunami dans la Frimija
La deuxième mi-temps s’étire sans grande animation jusqu’à la 69e minute où le Wydad ouvre le score de l’autre côté du stade. Comme une illustration de la théorie du chaos, ce but déclenche un tsunami côté Frimija.
Le maelstrom m’emporte à trois mètres et je me retrouve enlacé avec trois types que je n’avais jamais vus. Devant moi, un grand gaillard se laisse tomber comme une rock star, le dos à la renverse dans la foule.
Par chance, des bras tendus l’empêchent de se fracasser les vertèbres. Puis quelques hystériques s’amusent à slalomer dans la foule avec des feux de Bengale. Le Kop des reds de Casa tangue de joie pendant moins de dix minutes… Jusqu’au silence de mort.
A la 77e minute, Hassan Tair égalise sur coup franc au pied de la Frimija, avec un tir oblique exceptionnel qui se faufile dans un interstice aussi étroit que l’esprit du révérend Terry Jones.
Le match nul n’arrange personne, sauf les bleus qui n’auront guère d’incidents à déplorer à la sortie. La nuit tombe et j’ai récolté un beau coup de soleil rouge wydadi dans la Frimija. Le prochain derby, je le passerai à l’ombre côté Raja !
Eric Le Braz Photos Brahim Taougar |