Productions dignes de Hollywood, récits captivants, casting de qualité, succès phénoménal… Les feuilletons historiques iraniens séduisent des millions de Marocains. Du point de vue historique comme religieux, leur contenu pose plus d’une question.
***
Dans de nombreux pays arabes, la polémique fait rage depuis le ramadan dernier. C’est le mois à partir duquel les téléspectateurs de cette région du monde ont assisté, impressionnés, à une véritable avalanche de feuilletons historiques… made in Iran. D’une grande technicité, avec les moyens dignes des plus grandes productions internationales, ces feuilletons brillent tant par l’effort fourni dans les décors que par la narration. Le succès est au rendez-vous. Et les Marocains n’y échappent pas. Ces fictions au caractère biographique s’intéressent aux prophètes comme Sidna Ibrahim (Abraham), Issa (Jésus), Moussa (Moïse) ou encore Sidna Youssef (Joseph) comme aux personnages légendaires tels les califes et les chevaliers musulmans de la première heure.
Les techniques et les lieux de tournage, le casting et le tempo de narration font que ces productions se confondent aisément avec les films ou séries évangélistes. Et si le récit respecte à la lettre le contenu du Coran, il n’en reste pas moins empreint d’un cachet chiite. C’est ainsi que l’on apprend que Sidna Youssef adorait se rendre dans les mausolées. Le culte des saints, propre aux chiites, n’est pas loin. Ces productions brillent aussi et surtout par toutes les libertés prises concernant les personnages. C’est ainsi que l’on n’hésite pas à donner un visage aux prophètes. Or, d’aucuns savent que l’incarnation des prophètes, ou même celle de leurs familles et proches, est un des plus grands sacrilèges pour les musulmans sunnites, que ce soit à travers les dessins, la photographie ou les productions audiovisuelles.
Â
Relecture de l’histoire
Là où la polémique prend encore plus d’ampleur, c’est quand ces productions s’intéressent à la période islamique, celle des Khoulafa arrachidine, soit les quatre compagnons du prophète qui se sont succédé au pouvoir après son décès. En sachant que le chiisme est né justement des conflits sur la succession, les chiites n’étant autres que les partisans de Ali contre Abou Bakr et, surtout, Omar Ibn Al Khattab, le moins que l’on puisse dire, c’est que les Iraniens nous servent leur propre version de l’histoire concernant cette époque. « Nous sommes dans une relecture de l’histoire avec pour toile de fond la victimisation, voire la martyrisation des chiites », affirme Mustapha El Khalfi, membre du Conseil national du PJD et directeur de publication d’Attajdid, porte-parole officiel du Mouvement unicité et réforme.
Â
Zizanie doctrinale
Exemple en est le feuilleton Al Qaâqaâ, portant sur la vie de Khalid Ibn Al Walid, l’un des plus grands guerriers de l’islam et le général en chef du Prophète (grâce à lui, les musulmans avaient mis fin aux mouvements de renégats, battu les Perses en Irak et les Byzantins en Syrie). Entre deux scènes de guerre magistralement tournées, on y apprend que Sidna Mohammed avait désigné Ali comme successeur alors que l’histoire sunnite voudrait que la succession ait été soumise à la choura (la consultation). Sans parler du feuilleton sur Sidna Ali, présenté non pas comme un compagnon et calife, mais un demi-dieu.
Pour Abdelbari Zemzemi, « que les Iraniens s’activent dans la promotion de leur version de l’histoire et leurs valeurs est somme toute naturel. Mais que des chaînes arabes sunnites relayent cet élan revient à brûler soi-même son propre édifice doctrinal ». L’imam n’hésite pas à parler d’une politique sciemment menée pour conquérir les cœurs des sunnites et les rapprocher du chiisme.
Un prosélytisme que le Maroc combat sur d’autres registres en fermant les librairies qui font commerce de livres chiites, par exemple, mais contre lequel il ne peut rien quand il s’agit de chaînes satellitaires. « Après Nilesat, ces chaînes diffusent désormais sur Hotbird, ce qui en dit long sur la volonté d’élargir la palette des téléspectateurs aux communautés musulmanes résidant en Europe, les Marocains en premier », explique encore El Khalfi. « Ce qui est déplorable, c’est qu’aucun effort de sensibilisation des téléspectateurs n’ait été mené jusque-là . En sachant que les Marocains ne savent pas tous ce que ces productions cachent », commente l’imam Zemzemi. Et que peuvent-elles couvrir ? Rien de moins qu’une volonté d’influence et de rayonnement culturel et doctrinal. « Nous sommes devant la machine d’un état puissant régionalement, riche, et qui ne ménage aucun effort pour s’imposer dans le monde arabe. On le voit à travers toute l’influence qu’a l’Iran dans des pays comme le Liban et l’Irak. On le voit aussi dans certaines postures, voulant que l’Iran soit le porte-parole de causes comme la Palestine. L’aspect médiatique n’est que le prolongement de cette ambition », explique l’islamologue Youssef Bilal. Pour lui, ce succès est à la fois une revanche contre une doctrine sunnite jugée, de par l’histoire, opprimante et un moyen de faire contrepoids au wahabbisme affirmé des chaînes de télévision financées par les voisins du Golfe. Mustapha El Khalfi, quant à lui, pointe du doigt l’absence d’une offre marocaine alternative. « Il n’existe encore aucune production marocaine, ni sur la Sira (la vie) du prophète ni sur ses compagnons. Il ne faut donc pas s’étonner que des productions étrangères puissent intéresser », note-t-il.
S’il admet que la fascination exercée par ces productions peut, à terme, conduire à des affinités culturelles ou spirituelles avec le chiisme, l’islamologue Youssef Bilal nuance l’impératif d’intervention de l’état. « Cela revient à fixer aux gens ce qu’ils doivent, ou non, regarder. C’est digne d’un état totalitaire, ce qui n’est clairement pas le choix du Maroc. Nous sommes dans un cadre plus large, celui de l’ouverture et de la compétition des valeurs, des cultures et des offres, y compris audiovisuelles », dit-il. Pour lui, l’avenir est à la non-homogénéité culturelle et… osons-le, confessionnelle.
Tarik Qattab |