Anthropologue, spĂ©cialiste de lâislam, cet intellectuel dâorigine algĂ©rienne est aujourdâhui une voix qui fait autoritĂ© sur les deux rives. Lâesprit libre de ce savant de lâislam sait aller Ă contre-courant des idĂ©es reçues en Orient comme en Occident. Entretien.
RencontrĂ© en marge de la confĂ©rence « Islam des lumiĂšres, lumiĂšres de lâislam » quâil a prononcĂ©e devant une salle comble vendredi 5 mars dans le cadre de lâUniversitĂ© citoyenne de HEM Ă Rabat, Malek Chebel est un homme simple, affable. DerriĂšre ses rĂ©ponses se proïŹ le cependant un des plus grands Ă©rudits de notre temps. Comptant pas moins de 29 ouvrages publiĂ©s et traduits dans 15 langues, sur les diffĂ©rents aspects de lâislam, de la traduction du Coran Ă lâĂ©rotisme dans la culture musulmane, Chebel nâa pas peur de prendre des positions fermes, notamment celles appelant Ă un islam libĂ©ral. Dans lâentretien qui suit, il nous Ă©claire sur les motifs des craintes de lâOccident envers lâislam et pointe du doigt la responsabilitĂ© des autoritĂ©s religieuses musulmanes. Il se dĂ©fend Ă©galement des critiques dont il fait lâobjet.
Lâislam est aujourdâhui lâobjet de plus dâune critique et suscite des craintes, notamment celle du terrorisme. Est-ce vraiment le dogme qui pose problĂšme ?
MALEK CHEBEL : Je ne suis pas persuadĂ© Ă 100 % que lâislam soit associĂ© au terrorisme uniquement parce quâil y a un lien de causalitĂ© direct. Si lâislam signiïŹ e aujourdâhui radicalisme, terrorisme et douleurs, câest parce que les Occidentaux en ont peur. Câest une religion quâils ignorent et qui est, de plus, manipulĂ©e. Il existe des forces dans le monde dâaujourdâhui qui ont tout intĂ©rĂȘt Ă ce que lâislam soit une religion de guerre et de conïŹ it.
Quâen est-il de la responsabilitĂ© des autoritĂ©s religieuses ? Nâont-elles pas un rĂŽle Ă jouer pour lutter contre cette ignorance de lâislam en Occident ?
Ce nâest pas le cas aujourdâhui. Depuis le 11 Septembre et jusquâĂ nos jours, les autoritĂ©s religieuses nâont pas jouĂ© le rĂŽle de mĂ©diateur qui est le leur. Elles nâont Ă aucun moment essayĂ© de temporiser les positions des uns et des autres. En cela, elles ont totalement failli. Pour nos autoritĂ©s religieuses, tout va trop vite. Elles nâont pas la formation nĂ©cessaire pour suivre et rĂ©agir sur les Ă©vĂ©nements. Partant, nos religieux se sont retrouvĂ©s engluĂ©s dans des statuts ïŹ gĂ©s. Dans lâespoir quâil sâagisse de phĂ©nomĂšnes ampliïŹ Ă©s par les mĂ©dias, ils ont adoptĂ© la politique de lâautruche. Ils nâont pas compris quâau XXIe siĂšcle, la position ïŹ gĂ©e est la position la plus contre productive qui soit. Jâai en tĂȘte cet imam britannique qui tout rĂ©cemment a Ă©mis une fatwa contre le terrorisme. Que faisait cet imam depuis tout ce temps, sinon attendre trop longtemps.
AprĂšs les minarets, la burqa suscite nombre de polĂ©miques en Europe. Quâen pensez-vous ?
Si câĂ©tait une autre religion, ces dĂ©bats nâauraient pas mĂ©ritĂ© plus dâune brĂšve. Ce sont des Ă©piphĂ©nomĂšnes. La moralitĂ© est que lâislam fait peur. Tant quâil nâest pas expliquĂ© de maniĂšre rationnelle, il restera une source dâinquiĂ©tudes. Et des personnes qualiïŹ Ă©es pour parler au nom de lâislam nâexistent que peu ou pas. Pour en sortir, il faudrait que les autoritĂ©s religieuses musulmanes puissent sâexprimer sur les problĂšmes qui se posent Ă lâislam ailleurs que dans leurs pays. Or, aujourdâhui, la religion est devenue une question de souverainetĂ©. Les autoritĂ©s religieuses marocaines sâexpriment uniquement sur lâislam au Maroc et il en va de mĂȘme pour tous les autres pays.
A titre personnel, ĂȘtes-vous pour ou contre la « libertĂ© » de porter la burqa ?
Je suis contre la burqa, parce que lâislam, ce nâest pas un voile de plus. Je suis aussi contre le projet de loi lâinterdisant, parce que cela revient Ă prostituer la loi pour contrer une inïŹ me minoritĂ©. Or, la loi est censĂ©e ĂȘtre universelle et rĂ©gler les questions fondatrices dâun Ă©tat.
Les politiques veulent aujourdâhui quâil y ait un islam marocain, un islam Ă©gyptien, français, espagnol⊠Comment expliquez-vous cette tendance ?
Si cela continue, on ïŹ nira un jour par avoir un islam de Monaco. Sur le plan doctrinal, il nây a quâun seul islam. Mais il existe des pratiques et des lectures diffĂ©rentes. En sachant quâentre sunnites marocains et sunnites afghans, il y a autant de diffĂ©rences quâentre un sunnite et un chiite irakiens. Cette rĂ©cupĂ©ration est strictement politique.
Quâen est-il de la tendance souïŹ e que favorisent certains Ătats, comme câest le cas au Maroc avec la boutchichia ?
Le terrorisme comme toutes les solutions sur-mesure quâon a inventĂ©es ou recrĂ©Ă©es pour lui faire face ont une durĂ©e de vie de dix Ă vingt ans. Câest comme les brigades rouges. Et toutes les manipulations, comme câest le cas pour le souïŹ sme aujourdâhui, ne rendent pas service Ă lâislam. Au contraire, elles favorisent les divergences. Je suis dâailleurs Ă©tonnĂ© quand des Français de souche mâannoncent quâils se sont convertis Ă lâislam par le biais dâune tariqa, notamment la boutchichia. Ce que ces gens-lĂ ignorent, câest quâils ne se convertissent pas Ă lâislam, mais au souïŹ sme. Ce dernier est un prolongement, et non pas une porte dâaccĂšs Ă lâislam.
Croyez-vous en un dialogue interreligieux ?
Tout dialogue ne peut rĂ©ussir que si lâon se met dâaccord sur lâobjectif exact. En matiĂšre de religions, les uns comme les autres, juifs, chrĂ©tiens ou musulmans, viennent pour dĂ©montrer leur bonne foi, ce qui est un minimum pour un religieux, mais jamais pour sâĂ©couter. Le motif est plus de lâordre du prosĂ©lytisme, dans le sens de convertir autrui Ă sa thĂšse. Alors que tout dialogue commence par mettre de cĂŽtĂ© ses croyances pour voir ce quâon peut faire ensemble. Moi-mĂȘme jâanime une Ă©mission tĂ©lĂ© avec un juif et un chrĂ©tien. Mais on nâa jamais dialoguĂ© pour ainsi dire.
Pour cette Ă©mission comme pour nombre de vos interventions, on vous reproche justement le fait de parler au nom de la religion, sans ĂȘtre un religieuxâŠ
Cela est vrai, mais on fait appel Ă moi non pas sur la base de la religiositĂ©, mais pour ma connaissance de la religion. Je ne suis pas un imam et je ne veux pas lâĂȘtre. Mais si vous prenez un imam, il ne fera jamais le poids devant des interlocuteurs autres que ceux partageant sa religion. Nos imams sont encore trop ritualistes. Le jour oĂč nous aurons des religieux avec un niveau intellectuel et un certain recul visĂ -vis de leur mosquĂ©e immĂ©diate, nous aurons tout gagnĂ©. Si mes travaux ont autant de succĂšs, ce nâest pas parce que je suis plus intelligent que les autres, mais seulement parce que je parle aux autres ; jâessaye dâexpliquer et de mettre Ă la portĂ©e de tous des choses qui, en apparence, sont compliquĂ©es. Câest une question de pĂ©dagogie.
Une pédagogie, mais aussi des casquettes. Vous en portez trop, diront vos détracteurs. Que répondez-vous ?
Lâensemble de ces casquettes est la somme de nombreuses tranches de vie. Jâai quatre doctorats, il est donc normal que je signe prĂ©sent quand une de mes qualitĂ©s est sollicitĂ©e. Autrement, je ne suis quâanthropologue et, accessoirement, spĂ©cialiste de lâislam.
On vous critique Ă©galement pour vos positions, dĂ©fendant un islam « trop » lightâŠ
Si ĂȘtre light veut dire ĂȘtre contre la guerre sainte, adapter les moyens aux ïŹ ns, prĂ©server autrui et ne pas couper les ponts du dialogue, je suis light. Un islam de confrontation nous enfonce dans le trou dans lequel nous nous trouvons dĂ©jĂ .
Que pensez-vous alors des positions radicalement opposées aux vÎtres que défend un certain Tariq Ramadan ?
Je lui ai toujours dit dâexposer plus clairement ses points de vue et de donner des repĂšres. Je lui ai toujours reprochĂ© le caractĂšre ïŹ ou de ses assertions. Moi, jâai choisi dâĂȘtre plus sincĂšre.
Propos recueillis par Tarik Qattab |