En un mois, la cartographie institutionnelle est chamboulée par la création du CNDH, du CES, de l’institution du médiateur... Une première réponse au 20-Février, envisagée toutefois avec suspicion par les associatifs et les experts.
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On a eu l’impression que la musique avait perdu de son rythme depuis 2002, alors on est passé à des notes différentes, mais la partition reste la même ; l’orchestre qui mène tout cela est identique et le public commence à s’impatienter un peu. » La métaphore est de l’économiste et homme de gauche Mehdi Lahlou, qui analyse sans concession la création récente de plusieurs institutions censées redonner la foi en la démocratie.
Certes, ces structures n’ont pas été constituées ex nihilo et sont le fruit de longues années de réflexion, de gestation et le résultat d’une ouverture initiée il y a dix ans. Mais aujourd’hui, les manifestants comme les observateurs en réclament davantage : plus de garanties de transparence, plus de démocratie dans les consultations avant les nominations, plus d’indépendance et d’autonomie. Le CNDH, « l’institution du médiateur », le Conseil économique et social et la délégation générale des droits humains sont analysés comme une première réponse aux revendications populaires. Mais ces structures devront être relayées par de véritables pouvoirs décisionnaires et une rupture avec l’attentisme du passé.
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Le Conseil Ă©conomique et social
- Encore un conseil consultatif ?
La création du Conseil économique et social était prévue dans la Constitution de 1992. Bien qu’en gestation depuis quelques mois déjà , il ne verra le jour que le 21 février, au lendemain des manifestations. Après toutes ces années d’attente, l’institution répond-elle aux attentes de la classe politique ? Sur le papier, le CES a de quoi séduire, à commencer par ses objectifs : analyser la conjoncture économique, la politique économique ainsi que son impact et contribuer à l’élaboration d’une « charte sociale ». Le CES va ainsi se prononcer sur les lois-cadres que le gouvernement et le parlement sont tenus de lui présenter. Ses 99 membres sont composés de 24 experts nommés par le roi, de 24 membres de syndicats représentatifs, d’acteurs d’associations professionnelles, et d’organismes d’Etat comme la CNSS ou le CNDH, etc.
Malgré cela, les observateurs restent sceptiques quant à la réelle portée de ce Conseil. L’économiste Mehdi Lahlou regrette le timing politique de cette annonce au lendemain du 20 février « qui marginalise la signification économique et sociale profonde ». Et « que penser du recrutement de 4 500 diplômés intervenu hors des règles administratives normales et de l’injection de 15 milliards dans la caisse de compensation ? La moindre des choses aurait été que le CES en discute », poursuit-il.
Autre grief sur lequel se rejoignent les analystes : la composition du Conseil. « Cet organe ne peut être indépendant car ses membres sont parachutés. De plus, c’est un énième conseil consultatif et nous avons bien vu comment les conseils de la concurrence et de la corruption peinent à jouer leur rôle », s’insurge l’économiste Driss Benali. Les personnalités nommées à la tête du CES posent également problème. « Chakib Benmoussa est certes compétent, mais c’est un ancien ministre de l’Intérieur. Même chose pour Driss Guerraoui, le secrétaire général, qui a été membre du Conseil national de la jeunesse et de l’avenir, une instance qui a élaboré des propositions durant dix ans sans qu’elles soient suivies d’actions », regrette Lahlou.
Doit-on pour autant enterrer d’ores et déjà un Conseil qui a mis dix-huit ans à voir le jour et qui vient à peine de commencer ses travaux ? Il ne faut pas aller vite en besogne d’autant plus que le Conseil peut, au minimum et en dépit de son rôle uniquement consultatif, produire des recherches et forcer ainsi le respect.
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Le délégué général aux droits de l’homme
A quoi peut servir un délégué interministériel chargé des droits de l’homme ? Depuis l’annonce officielle de la nomination de Mahjoub El Hiba, l’ancien secrétaire général du CCDH à la tête de ce nouveau département, peu d’explications ont été données, mis à part le fait qu’il s’agit « d’une mission transversale », une sorte de super coordination des droits de l’homme.
Une nouvelle qui, une fois n’est pas coutume, est accueillie très positivement. « Depuis la disparition du ministère des droits de l’homme, on ne sait pas à qui nous adresser : au CCDH, au ministère de la Justice, aux départements de l’Intérieur, etc. Cela va nous permettre d’avoir enfin un interlocuteur », explique Abdelhamid Amine de l’AMDH. Khalid Cherkaoui Semmouni, président du Centre marocain des droits humains (CMDH), ne dit pas autre chose. Il espère qu’il s’agit d’un premier pas vers le rétablissement du département des droits de l’homme, avec « un ministre choisi par le Premier ministre et comptable devant le peuple ».
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L’institution du médiateur
- Enfin un ombudsman moderne
« L’institution du médiateur » est venue remplacer « Diwan Al-Madhalim » avec pour principale mission d’« assurer la protection des droits des usagers des services publics, en rendant justice aux plaignants lésés par tout acte administratif entaché d’excès ou d’abus de pouvoir ». Donc un positionnement (et un nom) plus moderne et de nouveaux pouvoirs.
Ainsi, le Diwan Al-Madhalim « 2.0 » est désormais habilité à diligenter des enquêtes, proposer des poursuites disciplinaires et saisir le parquet. Le médiateur ambitionne clairement de faire oublier son vieux frère, qui s’apparentait à une coquille vide. Khalid Cherkaoui Semmouni se souvient d’ailleurs d’une affaire emblématique. « Un fonctionnaire injustement renvoyé de son administration à Benguerir s’était adressé à Diwan Al-Madhalim, qui lui avait demandé de produire un document prouvant la décision administrative. Un document que ses employeurs ont justement refusé de lui donner. Il s’est alors adressé à notre association et malgré le fait que l’on ne soit qu’une petite ONG, nous avons pu lui donner gain de cause », raconte notre source.
Une situation qui devrait donc changer… mais encore faut-il que l’ombudsman national ait « l’aura » nécessaire ! « Abdelaziz Benzakour est indéniablement quelqu’un de compétent, mais sera-t-il crédible ? Une telle mission nécessite le recours à un homme connu de l’élite et qui bénéficie de qualités morales et intellectuelles non seulement avérées, mais que tout le monde reconnaît », estime Driss Benali. Mais là encore, il est trop tôt pour juger.
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Le Conseil national des droits de l’homme
- Il doit faire ses preuves
A peine installé le 3 mars, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) qui met fin au mandat du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) créé en 1990, a fort à faire. Mohammed Sebbar, le secrétaire général de cette nouvelle instance, est déjà en train d’enquêter sur les événements qui ont mis à feu et à sang la ville de Khouribga. Cela, en vertu des nouvelles prérogatives qui permettent au CNDH de « procéder aux investigations et enquêtes nécessaires chaque fois qu’il dispose d’informations (…) ». Le CNDH est aussi appelé à se pencher sur la répression policière d’une marche de protestation du Mouvement du 20 février à Casablanca, le 13 mars dernier. Mohammed Sebbar est également intervenu dans l’affaire Chakib El Khiyari, en soutenant la requête exceptionnelle finalement accordée au militant pour visiter son père malade. Des premières missions qui esquissent un rôle plus actif de cette instance.
En théorie, l’attribution de larges prérogatives au CNDH lui permet d’agir en contre-pouvoir : le Conseil peut saisir la justice, visiter des établissements pénitentiaires et vérifier les condition de détention, mettre en place des mécanismes d’alerte et de médiation (comme dans l’affaire Khiyari). Le CNDH a aussi des prérogatives législatives et sera chargé de mettre en conformité les lois marocaines avec les traités internationaux. Pourtant, ces nouvelles attributions ne convainquent pas entièrement les observateurs. « Certes, on met à leur tête de vrais militants, mais même si on mettait des anges, il s’agira toujours d’instances officielles dépendantes du Makhzen et qui ne pourront jamais aller à l’encontre de celui ci. L’expérience l’a déjà prouvé », assène Abdelhamid Amine. Moins catégorique, Khalid Cherkaoui Semmouni attend l’installation de tous les membres du CNDH et la mise en place d’un plan d’action avant de juger. Mais pour l’économiste Mehdi Lahlou, prérogatives ou pas, « tant que la justice n’est pas indépendante, ce Conseil ne pourra pas aller jusqu’au bout ».
Au-delà du CNDH, la perspective d’une véritable séparation des pouvoirs dans la future Constitution est, pour les analystes, le véritable rempart contre la décrédibilisation d’une énième institution.
Zakaria Choukrallah |