A vingt ans, une jeune mère célibataire s’est donné la mort par le feu, parce qu’elle n’avait plus où habiter avec ses enfants. Malgré sa forte symbolique, le drame de Fadoua Laroui est quasiment passé inaperçu. Reportage à Souk Sebt.
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Souk Sebt, ville moyenne d’un peu plus de 50 000 habitants, jeudi 3 mars. Dix jours après l’immolation en public de la jeune Fadoua Laroui, son souvenir plane sur la localité. Les jeunes du « 20 février » et les acteurs associatifs locaux l’ont d’ores et déjà surnommée la « Bouazizia du Maroc ».
Le 8 mars – Journée de la Femme   – aura un goût amer. Ils ont décidé de placer cette journée sous le thème : « Nous sommes tous des Fadoua Laroui ! »
Le drame a lieu le lundi 21 février vers 18 heures, lorsque cette jeune femme de 20 ans, mère célibataire de deux enfants, Aya et Réda, âgés respectivement de huit mois et de six ans, se donne la mort devant le Conseil de la ville de Souk Sebt. Exaspérée par le refus des autorités de lui délivrer un logement social, elle s’asperge de diluant.
Avant ce geste sacrificiel, elle crie sa douleur devant des badauds troublés, mais immobiles : « Personne ne m’accorde de l’importance », « je n’ai que Dieu », « est-ce qu’une folle peut élever seule ses enfants ? ». Elle meurt dans un hôpital à Casablanca, gravement brulée, deux jours plus tard, le mercredi 23 février.
Le lendemain, jeudi, le cortège funèbre s’est rapidement transformé en marche de protestation de milliers d’habitants contre la « hogra » dont a été victime cette jeune mère célibataire, et celle que vit une ville « riche mais à la population pauvre », comme le confient, amers, des acteurs associatifs locaux.
« Fadoua est encore plus symbolique que Mohamed Bouazizi car c’est une femme tout d’abord, ensuite c’est une battante qui s’est démenée toute seule pour faire vivre ses enfants et une fratrie de six frères et sœurs ! » témoigne Mohamed Fizazi, membre de la branche locale de l’AMDH (Association marocaine des droits humains).
Violée à 14 ans
Née en 1991 dans une famille pauvre de « travailleurs du moukkef » (journaliers), Fadoua Laroui est victime d’un viol à l’âge de 14 ans. Elle donnera naissance à son premier enfant, Réda.
Pour subvenir au besoin de cet enfant et de ses frères et sœurs, elle va travailler entre Souk Sebt et Agadir, enchaînant les petits boulots dans les cafés et les ménages de particuliers. Le destin lui joue encore un tour quand elle donne naissance à Aya, il y a huit mois.
« Ce n’était pas une prostituée et elle n’était pas folle comme les autorités veulent le faire croire », s’époumone Naïma Wahli, membre de l’AMDH. « Fadoua a rejoint une association de mères célibataires et a passé sa vie à se battre pour que son violeur soit puni, sans succès ! » poursuit-elle.
La goutte qui fait déborder le vase et précipite la jeune femme dans la dépression survient en mai 2010, date à laquelle commence le recensement des habitants de Douar Abdelaziz.
Le roi avait en effet inauguré, en avril 2008, un programme de relogement lors de sa première visite de la région. Fadoua Laroui espérait alors bénéficier d’une parcelle de terrain, à l’instar des autres habitants du bidonville.
Mais en juin de la même année, la commission chargée de l’octroi des terrain refusera d’en faire bénéficier la jeune mère célibataire au motif qu’elle « n’habite pas de manière régulière dans la ville de Souk Sebt et qu’elle séjourne de plus chez ses parents quand elle est de passage dans la ville », nous révèle un membre du conseil de la ville qui préfère garder l’anonymat.
« C’est faux, personne n’a voulu écouter ma fille alors qu’elle a déposé six plaintes auprès du conseil et du caïd ! Maintenant ils essaient tous de se décharger de leurs responsabilités.
Ils ont rasé la baraque où elle habitait alors qu’elle était partie accoucher de Aya ! » dénonce Fatna Aït Boutayeb, la maman de Fadoua, assise sur un vieux tapis qui sent le renfermé. « Je ne me tairai pas !
J’irai à Rabat s’il le faut. La mort de ma fille ne va pas passer comme ça. On a assez souffert, nous, les vieux… Je veux un avenir pour les enfants de ma fille », pleure Fatna.
Bidonville légal
La famille de Fadoua – le père, la mère et une fratrie de six enfants en plus des deux orphelins – a bénéficié d’une parcelle de terrain payée 9 540 dirhams à l’état grâce à des crédits contractés auprès de leurs proches.
Mais ils n’ont pas les moyens de construire et vivent pour l’heure dans un espace délimité par des briques. Sans toit ni portes. « Je suis malade, mon mari aussi et avec un bébé de 8 mois, je ne peux pas travailler. Notre seule source de revenu est notre garçon qui gagne dix à vingt dirhams par jour en travaillant au marché ou en vendant des cigarettes », raconte Fatna.
La détresse, la tristesse et la précarité se lisent aussi sur le visage du père, Mohamed Laroui, silencieux tout au long de l’entretien, et du fils, Mustapha, encore en état de choc. « Personne ne nous prend au sérieux, personne n’est sensible à notre douleur, personne, pas même nos voisins qui ont leurs propres problèmes », raconte Fatna.
Tout le douar s’est attroupé autour de nous, à l’intérieur de ce chantier qu’est depuis six mois la maison familiale. Pourtant, comme l’a dit Fatna, à Douar Abdelaziz, aussi extrême que soit le geste de Fadoua, il est loin d’être le centre des préoccupations de la population. Car celle-ci vit dans la précarité la plus extrême.
Le programme de relogement n’a fait que déplacer le bidonville de quelques mètres, pour que s’érige à la place une forêt de maisons en construction, sans toit pour la plupart.
La vérité est implacable : tout comme la famille Laroui, la plupart des « bénéficiaires » n’ont pas les moyens de construire leurs maisons et vivent désormais dans un bidonville légal en béton.
Non-assistance Ă personne en danger
« On est tous comme cette fille, on ne veut juste pas partir en martyrs ! » nous lance Fatima Bouchtaoui, entourée de dizaines d’habitants qui tentent de la calmer. Ici, ils veulent tous raconter leur histoire, montrant les tentes entourées de murs de briques dans lesquelles ils vivent, dénonçant les responsables locaux qui se murent dans leur tour d’ivoire et « volent le peuple ».
« On fait de notre mieux, le foncier coûte très cher dans la région et quand bien même on aimerait aider financièrement les gens à construire, on ne peut pas car la loi l’interdit », explique un membre du conseil de la ville.
Quand on lui parle de Fadoua Laroui, il laisse transparaître sa gêne. Il tente d’avancer une série d’arguments, expliquant le geste de la jeune mère désespérée. « Ce drame humain que nous regrettons a été récupéré politiquement. Tout le monde à Souk Sebt sait que cette pauvre fille souffrait de troubles psychologiques et certains lui ont lavé le cerveau pour la pousser au suicide. Regardez bien la vidéo : elle ne crie pas, elle était visiblement sous l’emprise de drogues.
De plus, quelqu’un essayait de la pousser pour qu’elle soit filmée devant le conseil de la ville », explique notre source pour qui la personne qui a filmé est coupable de « non-assistance à personne en danger ». Et le policier qui a assisté immobile à la scène ? « Lui aussi, mais c’est au ministère public d’engager des poursuites », se rattrape le responsable.
De briques et de sucre
Depuis la date tragique du 21 février, le conseil de la ville est dans le collimateur des jeunes protestataires du Mouvement du 20 février, qui réclament une enquête sur les conditions d’octroi des maisons et qui pointent du doigt le dédain des autorités locales.
« Je n’ai jamais vu un fou s’occuper de ses enfants et crier avant de mourir en martyr qu’il réclame ses droits ! » s’insurge le jeune « vingtfévrieriste » Abdelhak Sabek. Pour ce dernier, Souk Sebt réclame « de vrais services hospitaliers sans bakchich à verser à l’accoucheuse par exemple, une vraie solution pour le logement et contre le chômage galopant, de véritables infrastructures et pas seulement de jolis carrefours au centre-ville ».
L’affaire Fadoua Laroui n’est pas seulement un drame humain, elle est surtout un signal d’alarme qui témoigne des problèmes de fond que vit une ville en crise depuis la fermeture de l’usine de sucre de la Suta en 2005.
Cette usine a participé à transformer Souk Sebt, un petit village, abritant un grand souk hebdomadaire le samedi, en une mini-zone industrielle. Elle faisait travailler plus d’un millier de personnes directement et des milliers d’autres grâce au transport de betterave, aux emplois saisonniers lors des campagnes sucrières, sans oublier les nombreux bouis-bouis, etc.
Après la fermeture de cette unité industrielle, les nouveaux habitants de la ville se sont retrouvés au chômage, alimentant l’expansion des quartiers déshérités d’ou était issue Fadoua Laroui.
En quittant Souk Sebt, la nature s’impose. Mais les paisibles paysages verdoyants et les cultures d’agrumes contrastent douloureusement avec la misère et les champs de briques dans lesquels peinent à survivre la famille et tous les semblables de Fadoua Laroui.
Zakaria Choukrallah, Brahim Taougar (photos), envoyés spéciaux à Souk Sebt
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