Des jeunes éméchés, des affrontements entre quartiers… une situation confuse née de vieilles rancœurs et au final, deux morts, des dizaines de blessés et un festival annulé. Récit d’un week-end amer.
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C’était la cinquième édition du Festival mer et désert. Combinant une semaine de compétitions sportives et trois jours de concerts, cet événement est un divertissement pour les habitants de la ville, mais aussi – et surtout – une vitrine sur le potentiel de la région à drainer les touristes comme les investisseurs. Une vitrine, assurément fissurée le week-end dernier, à coups de pierres, de fenêtres brisées et de voitures brûlées… Et ce, alors même que la concentration de journalistes au mètre carré était à son comble.
Ils ont vu de la fumée s’élever du « carré VIP »
Cela a commencé dès vendredi soir, avant l’inauguration officielle du festival. à la fin du dernier concert, celui de Rouicha, alors que la nuit est bien avancée, des bagarres éclatent ; dans certaines parties de la ville, des façades sont caillassées et au moins quatre voitures sont incendiées.
Le lendemain, au bivouac d’Oum Labouir, à quelques kilomètres de Dakhla, où sont logés la majorité des sportifs, musiciens et journalistes, les compétitions de surf et les ateliers de musique se déroulent normalement (lire aussi en rubrique culture page 64). Seuls quelques membres de l’organisation du festival sont au courant des incidents.
à la fin de l’après-midi, cependant, la rumeur enfle : « Des manifestants ont brûlé les tentes de l’espace VIP ! » En fait, il s’agit de la tente d’un sponsor (Méditel), sur la place Hassan II. Un membre de l’équipe technique raconte que vers 18 heures, alors qu’ils finissaient les réglages pour les concerts de la soirée, ils ont vu de la fumée s’élever du « carré VIP ». Sans pouvoir éviter que la tente (vide) se consume entièrement, ils ont du moins pu empêcher l’incendie de se propager aux autres tentes ou à la scène. Mais même s’ils n’ont vu personne sur les lieux, la probabilité d’un simple accident est faible. Surtout que la journée a été émaillée d’incidents.
D’ailleurs, le centre-ville, normalement animé à cette heure-ci, et a fortiori durant le festival, est pratiquement vide. Les cafés et échoppes sont tous fermés, quelques rares taxis circulent. L’un d’entre eux accepte de nous emmener faire « une visite touristique de Dakhla ». Les rues sont désertes. Ça et là , des groupes de militaires ou de policiers. On entre dans un quartier populaire, Oum Tounssi, habité en majorité par des Sahraouis. La ville prend alors un autre visage. Des pierres jonchent les rues. On passe devant une agence bancaire dont la vitrine a été brisée. Soudain, le chauffeur tourne et s’engage dans une ruelle, évitant ainsi un attroupement d’une dizaine de personnes : il tient à sa voiture…
La nuit tombe, et la ville semble respecter un couvre-feu tacite et improvisé. Mais une colonne de fumée s’élève d’un quartier populaire... S’il est évident que les concerts qui devaient être donnés ce soir-là (Oum, Johnny Clegg, etc.) sont annulés, rien n’est sûr en ce qui concerne le spectacle de clôture, dimanche soir.
Le wali annonce l’arrêt du Festival mer et désert
Finalement, vers minuit, une conférence de presse est organisée en hâte à la wilaya, protégée par des policiers anti-émeutes. Le wali, Hamid Chabar, annonce « l’arrêt du Festival mer et désert en raison des troubles qui ont causé samedi 17 blessés, 5 voitures brûlées, et au cours desquels des magasins et des agences bancaires ont été détruits ». Il explique aussi que les habitants des quartiers touchés par les actes de vandalisme ont tenu samedi matin un sit-in pour réclamer l’ouverture d’une enquête. Si le wali dénonce la récupération qui a été faite de ces « rixes entre jeunes » par des membres du Polisario – ce dernier s’est fendu d’un communiqué accusant les autorités de Dakhla de violence à l’égard de manifestants sahraouis –, peu d’explications sont données sur les tenants et les aboutissants de ces troubles.
Dimanche matin, la situation semble calme près de la place Hassan II : une épicerie et quelques cafés sont même ouverts, et les gens commencent à ressortir, par groupes de deux ou trois… En marchant dans la ville, on rencontre Wahida, une Sahraouie qui n’a pas la langue dans sa poche. Volubile, elle raconte sur un ton passionné ce qui s’est passé la veille. Elle évoque aussi le sit-in, expliquant que les femmes réunies dénonçaient l’inaction des autorités qui n’avaient pas protégé leurs quartiers. Pour elle, ce sont de jeunes Marocains « de l’intérieur », – qu’elle appelle les Ouakala, du nom de leur quartier – qui ont provoqué les Sahraouis, dans la nuit de vendredi à samedi, les insultant, cassant des fenêtres. Ces derniers n’ont fait que « réagir et se venger ».
Intersection barrée
Continuant notre chemin malgré l’invitation chaleureuse de Wahida à prendre un thé chez elle, on s’engage dans une rue du quartier Ksikisset, à majorité sahraouie. Sur le trottoir, des gens sont attroupés, par groupes de 15 ou 20. Ils semblent dans l’expectative. Dans une ruelle perpendiculaire, une petite troupe de militaires armés de bâtons paraît détendue. Quelques mètres plus loin, un homme vêtu à la manière sahraouie remonte la rue en courant ; il nous prévient de ne pas aller plus loin, sans s’arrêter pour s’expliquer. La rue fait un coude dans lequel on s’engage et on se rend compte qu’à cent mètres, l’intersection est barrée par deux ou trois sacs de ciment et des poubelles. Derrière, une cinquantaine de jeunes, peut-être plus. On entend des cris, ça chauffe. Des femmes engoncées dans leurs voiles colorés s’éloignent en courant du croisement. Une voiture s’arrête alors dans un crissement de pneus et le conducteur nous propose de monter. Mourad, un fonctionnaire de la municipalité et son ami contournent le barrage. De l’autre côté, on aperçoit plus clairement les jeunes. Portant des chèches, ils sont armés de pierres ou de bâtons pour la plupart. Ils n’ont pas l’air d’apprécier de nous voir, lèvent le poing. La voiture fait demi-tour, nous laissant juste le temps de voir arriver, au trot, les militaires croisés plus tôt, armés de bâtons ou de matraques.
Mourad et son ami nous font alors faire un tour des quartiers les plus sinistrés, Ksikisset et Oumtounsi. Partout, des traces des troubles : restes calcinés de voitures et même d’une maison. Soudain, des enfants prennent d’assaut la carcasse noircie d’une R15. Notre chauffeur sort alors de la voiture, les apostrophent. Ils s’éparpillent en courant, pendant qu’il s’empare d’une barre de fer dans le coffre, pour la placer près de lui sur le siège.
Encore du grabuge
On roule le long du champ de foire où auraient dû se dérouler les tbourida de chameaux. Toutes les tentes ont été démontées. Au bout de l’avenue, encore du grabuge. On n’est plus très loin des quartiers où vivent les jeunes « Dakhiliyines » (gens de l’intérieur).
Selon Mourad, tout a démarré avec quelques esprits échauffés par les images de la place Tahrir et l’alcool. Son discours fait écho à celui de Wahida, en plus tempéré. Il pointe du doigt le racisme latent entre les différentes communautés, exacerbé par ce qui est ressenti comme une injustice : les « traitements de faveur » dont jouissent certains. Cartes alimentaires, lots de terrain, aides financières pour construire un logement ; les plus « gâtés », pour Wahida, semblent être les Marocains installés au Sahara par Hassan II dans l’éventualité d’un référendum qui n’a jamais eu lieu. Mais surtout, tempère Mourad, c’est le désœuvrement de ces jeunes qui est à blâmer. Le secteur de la pêche, régulation oblige, n’est plus le pourvoyeur d’emplois qu’il était autrefois.
Expérience nécessaire pour endiguer les troubles
Enfin, certains habitants de Dakhla estiment que la situation a été mal gérée depuis le départ. Les uns blâment le jeune âge du chef de la DAG (Direction des Affaires générales), un trentenaire qui n’aurait pas eu l’expérience nécessaire pour endiguer les troubles. « La chose à faire, explique ce fonctionnaire de la région, aurait été, dès le début de la crise, d’encadrer les quartiers incriminés, empêchant ainsi les affrontements. »
Vers une heure de l’après-midi, sur la route qui relie Dakhla au continent, les camions transportant des militaires défilent. Des renforts en provenance de la base d’Aousserd, à quelque 250 kilomètres de distance. Dans l’après-midi, la situation paraît se stabiliser et lundi matin, quelques commerces rouvrent. Seulement, en plus des dégâts à réparer, l’apaisement définitif des esprits, des rancœurs, ne semble pas évident. Au moins deux morts sont à déplorer, écrasés par une voiture, sans compter les dizaines de blessés.
Une chose est sûre, les premiers à pâtir de l’annulation du festival sont les habitants de Dakhla, qui n’ont – et c’est le moins que l’on puisse dire – pas souvent l’occasion d’assister à des concerts tels que ceux d’Alpha Blondy ou Haoussa. Wahida, fière Sahraouie, est aussi la plus fervente des fans du festival : « Bien sûr que j’aime le festival ! Grâce à lui on a de la musique, des stars et c’est la fête ! » Une question demeure : fera-t-on la fête à Dakhla l’année prochaine ?
Amanda Chapon, Brahim Taougar (photos) - Envoyés spéciaux à Dakhla |