De nouveau à l’ordre du jour, la révision de la loi régissant la profession suscite l’ire des syndicats de médecins. Analyse.
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Longtemps mise en suspens, la réforme de la loi 10-94 régissant l’exercice de la médecine est de nouveau à l’ordre du jour au ministère de la Santé. Le projet est désormais bouclé. Avant toute entrée dans le circuit d’approbation au Parlement, la ministre de tutelle, Yasmina Baddou, a cru bon, à juste titre, d’en (re)discuter avec les principaux concernés : les médecins, regroupés au sein de huit syndicats du public, du privé et de la médecine universitaire. C’est ainsi que des correspondances leur ont été envoyées la semaine dernière, explicitant le bien-fondé et les détails de la nouvelle loi.
Mal lui en a pris. Contestant la non-implication des médecins du secteur public dans ces consultations et jusqu’à la langue française utilisée exclusivement dans les correspondances envoyées par le ministère, les syndicats se préparent à une réponse collective, rejetant catégoriquement les nouvelles dispositions. Ainsi l’histoire se répète. Le 30 mai 2009, et à l’issue d’un colloque national sur la question, un collectif de vingt-six syndicats et ONG, plus ou moins impliquées dans les problématiques liées à la santé, était déjà monté au créneau pour dénoncer à l’unanimité cette réforme. Aujourd’hui, Yasmina Baddou invoque une « nécessaire refonte du cadre législatif en raison de l’évolution de la pratique médicale ». Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans son plan d’action 2008-2012.
La réforme proposée est basée sur trois éléments fondamentaux : adapter la loi aux mutations du système de santé, faire en sorte que la profession évolue au rythme de l’environnement international et rendre le système plus attractif pour l’investissement. Et c’est là où le bat blesse. Trois dispositions font particulièrement débat, dont l’une n’est autre que le droit qu’auront désormais des investisseurs, marocains ou étrangers, n’appartenant pas à la profession, de créer des projets de cliniques.
Libéralisation du secteur
Pour la première fois, le ministère de tutelle entend ainsi séparer l’investissement de l’exercice de la médecine. Une mesure censée ouvrir le secteur à des investissements plus conséquents, dans des cliniques comme dans de grands cabinets où l’on retrouve plusieurs spécialités. Les médecins ne l’entendent pas de cette oreille. « Nous refusons tout simplement la marchandisation de la médecine dans ce pays. Permettre à des investisseurs non-médecins d’ouvrir des cliniques, c’est sortir la médecine du cadre du droit et la placer dans le marché de l’offre et de la demande. D’autant que celle-ci est régie d’abord par des règles éthiques et un serment auquel un non-médecin n’est, par définition, pas tenu », argue Mohammed Naciri Bennani, président du Syndicat des médecins du secteur libéral.
Médecin renommé, architecte entre autres de l’AMO (Assurance maladie obligatoire) et spécialiste en économie de la santé, Abdeljali Alami Greft ne partage pas ce point de vue. « La libéralisation du secteur des cliniques est inéluctable. Les médecins ne peuvent garder le monopole indéfiniment. La santé est un secteur de plus en plus capitalistique et il est normal que l’investissement soit dissocié des conditions d’exercice de la profession qui doit cependant garder son indépendance. »
Autre disposition, l’introduction de la notion du salariat médical dans les cliniques. « Cela revient à en faire une machine au service du diktat du patron qui non seulement ne connaît rien à la médecine mais qui sera dans une logique de réductions des coûts qui peut facilement se traduire par des coupes dans les achats de matériel médical et les actes médicaux. Au détriment de la santé du patient », dit le syndicaliste. À cette crainte, Alami Greft oppose les garanties que doivent présenter les contrats types à signer entre l’employeur et le médecin et qui doivent, là encore, offrir toutes les assurances d’indépendance des praticiens. « Le visa du conseil de l’Ordre des médecins me semble être un excellent garde-fou », propose-t-il.
Last but not least, le ministère de tutelle propose d’introduire plus de souplesse dans le recrutement au sein du secteur public, et pour l’exercice dans le privé de médecins étrangers au Maroc.
Aujourd’hui, la règle est que seuls les médecins ayant des conjoints marocains ou résidant sur place peuvent exercer dans le privé, ainsi que les médecins ressortissant de pays avec lesquels le Maroc est lié par des accords de réciprocité. La disposition se veut un moyen de pallier les carences dont souffre le système de santé en matière de médecins et de spécialistes. Le Maroc compte en effet 1 médecin pour 2 000 habitants alors que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) stipule un minimum de 1 médecin pour 1 000 habitants.
DĂ©ficiences nationales
Comparer, c’est se rendre compte des déficiences nationales. L’Algérie compte 1 médecin pour 600 habitants. La Tunisie en compte 1 pour 800 et la France 1 pour 255. « Dans le public, cette mesure ne gêne pas dans la mesure où tout médecin est sous le contrôle d’un chef de service. Mais comment voulez-vous évaluer les compétences d’un médecin privé ? Comment s’assurer que l’exercice de la médecine est protégé dans ce cas ? », s’interroge Naciri Bennani.
Il cite en exemple des pays comme la France où un médecin étranger est soumis à un concours d’évaluation avant d’être autorisé à exercer par l’Ordre des médecins. « La moindre des choses aurait été d’appliquer cette règle », suggère-t-il. Pour se défendre des attaques dont il fait l’objet, le ministère de la Santé pointe du doigt un corporatisme latent qui freine la modernisation du système de santé au Maroc. « Tout ce que nous voulons, c’est défendre notre profession. On a bien libéralisé l’enseignement. Qui peut aujourd’hui se permettre de placer son enfant dans une école privée sauf les nantis ? Dans le même ordre d’idée, qui pourra, si cette révision a effectivement lieu, se permettre une consultation ou un acte dans la Générale de la Santé ? », s’interroge notre médecin. Et de proposer : « Au lieu d’amener des investisseurs et des médecins étrangers, on devrait peut-être commencer par accorder aux Marocains les mêmes facilités, soit des terrains à prix symboliques, des crédits conséquents, une défiscalisation des médicaments et des exonérations sur l’importation du matériel médical. C’est cela qui permettra aux 5 000 médecins marocains exerçant à l’étranger de revenir au Maroc, et offrira aux autres les garanties d’investir tout le territoire national et toute la population. »
Le différend semble donc important entre le ministère (resté injoignable pour notre enquête) et les syndicats de médecins. C’est à l’évidence un nouveau bras de fer qui attend Yasmina Baddou. Un bras de fer pour lequel les médecins envisagent le soutien de nombreuses ONG, y compris celles des droits de l’Homme. Mais nul n’ignore que la ministre de la Santé ne manque pas de détermination.
Tarik Qattab |