A deux pas de Kénitra, dans cette « ville » en forme de douar, les villageois ont été spoliés de leurs terres collectives, les services publics sont déficients, l’électricité est aux abonnés absents... mais pas l’insécurité. Malgré cela, quelques irréductibles se battent pour leur dignité.
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Ici, on n’est pas au Maroc. On est à Ghaza. » L’homme qui nous parle est Ahmed, un commerçant. On l’entend bien, mais on ne le voit guère. Il est 19h et il n’y a pas d’électricité dans ce café au bord de la route. On rétorque quand même que Sidi Taibi, c’est plus calme que à Ghaza… « Non, non, on est à Ghaza. On est les victimes d’un blocus. Rien ne fonctionne. Regardez, nous sommes 100 000 habitants et il n’y a pas d’électricité. Sans électricité, c’est l’insécurité totale. » Pas de bombardements ici, mais des voleurs, des agresseurs, des violeurs et des chiens errants.
Aux côtés d’Ahmed Belhenda, Meriem A., maman de quatre enfants et vice-présidente des parents d’élèves. Elle s’emporte à son tour et raconte que des gamines de 12 ou 13 ans ont été violées en rentrant de l’école dans le noir. Meriem A. explique que les ados ont peur de revenir le soir de Kénitra par bus, car on raconte qu’une bande d’évadés de la prison de Salé a trouvé refuge ici et sème la terreur… « Même certains militaires ont été agressés », ajoute-t-elle.
Ici, c’est Sidi Taibi, un bled qui porte bien mal son nom et qui n’en finit pas de nous étonner. Il a pourtant l’air sympa ce « douar » quand on passe sur la route côtière au sud de Kénitra. Il y a des échoppes, des brochettes et un souk de route. On n’imagine pas un instant que le village est en fait... une ville. Officiellement, Sidi Taibi est passé de 6 200 à presque 20 000 habitants entre 1994 et 2004. Pour 2012, les estimations officielles pour cette commune rurale tournent aux alentours de 36 000 âmes. Mais Ahmed Belhenda est persuadé qu’il faut plutôt tabler sur 100 000 habitants car la plupart d’entre eux arrivent ici sans changer leur CIN.
En tout cas, dès que l’on quitte la côtière, Sidi Taibi s’étend à perte de vue entre forêts, champs, terrains vagues et zone industrielle. On serpente plus d’une heure dans des quartiers variés où pas une seule maison n’est achevée. Sauf un café aux couleurs du Barça. Pour ces dizaines de milliers d’habitants, il n’y a que trois fontaines d’eau potable, huit gendarmes et deux médecins, un maigre dispensaire où l’infirmier consulte par la fenêtre selon des critères précis, il faut lui donner des œufs pour pouvoir entrer et avoir droit à des médicaments, un troc en somme…
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Groupes électrogènes et capteurs solaires
Seul un quart de la commune a accès à l’électricité. Même la pharmacie est plongée dans le noir et il n’y a pas de cours de physique depuis deux ans au collège, faute de courant. Aucune équipe ne veut venir jouer au foot ici : il n’y a pas de douche dans le stade. Alors bien sûr, on se débrouille. Il y a des groupes électrogènes et le vendeur de capteurs solaires semble faire un business florissant.
Pourtant le roi est bien venu inaugurer la première tranche d’électrification de la ville en 2008. « Mais pour éviter qu’on lui raconte ce qui se passe vraiment, on a fait venir des gens de l’extérieur pour l’accueillir », raconte Fatma Mamouni, militante au Centre marocain des droits humains (CMDH).
Comment en est-on arrivé là  ? Pourquoi cette commune, magnifiquement située entre mer et forêt, s’est-elle transformée en gigantesque chantier inachevé, une sorte de bidonville en dur où seules les mosquées équipées de capteurs solaires semblent terminées ? C’est encore Fatma Mamouni qui raconte : « Tout a commencé en 1997. Cette année-là , la commune a décidé de reprendre des terres collectives pour construire un souk hebdomadaire. Les gens qui refusaient étaient menacés. On leur disait : “Soit vous vendez, soit vous serez expropriés par l’Etat.” Les villageois vivaient dans la misère et l’ignorance. Certains ont vendu leurs terres pour une bouchée de pain. » Au départ, on leur offre 2,5 dirhams ou 3 dirhams le mètre carré. Puis les prix grimperont pour atteindre la mirifique somme de 10 dirhams le mètre carré.
Sauf que tout ceci est illégal. Les terres collectives sont régies par un dahir de 1919 qui stipule qu’elles ne peuvent pas être vendues mais uniquement exploitées par les membres d’une tribu. A Sidi Taibi, trois tribus se partageaient les 262 hectares de terre, pour le maraîchage ou le pastoralisme. Aujourd’hui, selon Fatma Mamouni, il n’y a plus qu’une dizaine d’hectares qui ont échappé à la vente forcée. Car, après le souk, c’est tout le patrimoine rural de la tribu qui a été raflé. En quelques années, des promoteurs ont mis la main sur les plus belles terres, en bord de mer. Et des particuliers se sont précipités sur les zones côté forêt. Sans aucun plan d’ensemble, dans l’anarchie la plus totale... d’où l’état pitoyable de la commune en 2012.
Mais tous ne se sont pas laissés faire. Certains ont refusé de vendre, comme la famille de Fatma Mamouni qui a pris la tête du combat des femmes soulaliyates de la commune, en créant une section locale du CMDH.
Car, parmi les plus misérables de ce marché de dupes, les femmes tiennent une place de choix. Elles n’étaient pas reconnues dans le système des terres collectives soulaliyates et ne pouvaient hériter du droit d’usufruit de leurs ancêtres. Un scandale au pays de la nouvelle moudawana, qui a perduré jusqu’en 2009.
Une femme soulaliyate de la région d’Ifrane a réussi alors à obtenir un droit sur l’héritage en faisant venir douze témoins qui attestaient que ses ancêtres exploitaient bien la terre. Une brèche juridique est ouverte dans laquelle s’est engouffrée Fatma Mamouni. Elle obtient la procuration de 52 femmes et se bat avec elles pour obtenir ses droits. Après de multiples sit-in devant la wilaya de Kénitra et jusqu’à Rabat, elle obtient en 2010 qu’une circulaire stipule que les femmes ont les mêmes droits que les hommes. Sauf que le texte est inapplicable car, sur les listes des bénéficiaires des terres collectives, il n’y a que des hommes ! Nouveaux sit-in, nouvelles protestations... et, finalement, on réactualise les listes l’année suivante et les femmes y font leur entrée.
Avec l’aide d’associations comme le CMDH, elle a gagné son combat pour les femmes. Mais il lui reste à mener celui pour la commune où des villageois dépossédés de leurs terres vivent dans des conditions indignes.
Eric Le Braz |