A Rabat, un centre d’appels s’est spécialisé dans l’humanitaire. Reportage dans une entreprise pas comme les autres.
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Quand on sait entendre, on parle toujours bien. » C’est une citation de Molière qui nous accueille au premier étage de ce bâtiment banal. Ici, une véritable ruche bourdonne. Les téléopérateurs donnent de la voix dans leurs alvéoles quand, soudain, un tonnerre d’applaudissements retentit dans la salle. Merci pour l’accueil... Mais non, ce n’est pas moi qu’on applaudit. C’est une saillie du superviseur qui a déclenché la salve de clap :
- Un très grand bravo pour Iman : sixième promesse de la journée.
Bienvenue à ADM Value. Sur ce site, à deux pas de la gare de Rabat-Ville, plus de 100 Marocains appellent chaque jour des milliers de Français pour leur réclamer... une promesse. Ici, on ne vend rien. On ne décroche pas non plus des rendez-vous pour des commerciaux. On ne gère pas des clients furieux ou désemparés devant leur box. Non, ici c’est un autre genre de discours qu’on entend.
- Bonjour, je m’appelle Mohamed de la part de l’Unicef. Je vous appelle de Rabat au Maroc. J’imagine que vous connaissez l’Unicef, n’est-ce pas ?
Sur le plateau, Zakaria ne se grime pas en François, et Meriem ne s’appelle pas Marie. Contrairement aux autres centres d’appels au Maroc, on n’a pas peur de donner son vrai nom sans mentir sur le lieu du job. Car quand on travaille dans l’humanitaire, la transparence, c’est le premier critère.
« On nous reproche très rarement d’appeler du Maroc, raconte Fatima, superviseur. C’est plus crédible pour assumer notre accent et notre français pas parfait. Et les gens ont d’autant plus confiance qu’on ne leur a pas menti. »
ADM Value est une entreprise française qui possède plusieurs sites au Maroc spécialisés dans la télévente. Sauf un qui s’est spécialisé dans l’humanitaire. « Sur 900 positions, 150 sont consacrés au caritatif », explique la directrice, Frédérique Authouart. Une spécialité rare qui consiste à décrocher des promesses de dons pour des ONG auprès de prospects en France. Le job est plus valorisant que de vendre des forfaits de mobiles ou des cuisines équipés, mais les compétences font souvent défaut. « Nous avons un lourd investissement en matière de formation, poursuit Frédérique Authouart. Les téléopérateurs doivent connaître parfaitement les associations, avoir une culture générale, être ouvert sur le monde. Or très peu de jeunes Marocains suivent l’information, même nationale. Alors l’actualité internationale... »
Pourtant, les Rbatis et les Slaouis qui bossent sur le plateau semblent incollables quand il s’agit de raconter que Médecins sans frontières a ouvert un hôpital clandestin en Syrie ou que l’Unicef aide à démobiliser les enfants soldats du Congo. « Il faut lire une tonne de littérature pour être un bon téléacteur dans l’humanitaire », raconte Pascal Fréneaux, le directeur de projet. Les ONG transmettent régulièrement des mini-dossiers pour actualiser les données. Et tous les téléacteurs sont invités à regarder les JT français et à lire des newsletters d’infos. Mais une bonne connaissance géostratégique ne suffit pas : « Il faut aimer parler, savoir transmettre de l’émotion et y croire. Pour être convaincant, il faut être convaincu. »
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Une ambiance détendue
Pascal Fréneaux sait de quoi il parle. L’humanitaire, il est tombé dedans tout petit. De l’Angola à l’Afghanistan, il a d’abord roulé sa bosse pour MSF comme administrateur de camp ou logisticien. Puis à Paris, il est devenu responsable de la collecte de fonds privés. Et c’est comme ça qu’il a commencé à travailler avec un centre d’appels au Maroc... qui a fini par le recruter en 2006 ! Après MSF, Pascal Fréneaux a fait fonctionner son carnet d’adresses et, aujourd’hui, ADM Value collecte des promesses de dons pour l’Unicef, l’Association de lutte contre le Sida et la Chaîne de l’Espoir, une ONG qui finance les opérations chirurgicales pour les enfants de pays pauvres.
« Bonjour Madame, je m’appelle Yatou et j’appelle de la part du professeur Deloche de la Chaîne de l’Espoir... » Sur le plateau, Yatou est un phénomène. Elle ne parle pas, elle joue. « Dans téléacteur, il y acteur », commente Pascal Frénaux qui apprécie beaucoup les profils de candidats qui ont fait du théâtre comme Yatou. Elle s’exprime avec les mains, avec la voix, avec le corps, debout, pour que les arguments portent quand le prospect semble intéressé. « Vous nous avez aidés pour Sidonie qui est aujourd’hui guérie grâce à vous et à tous nos donateurs. Mais des milliers d’enfants comme Sidonie sont dans notre salle d’attente. » Et trois minutes plus tard : « Je vous propose de renouveler votre soutien par une contribution symbolique de 10 euros par semaine, soit 1,60 euros par jour. » Plus que 30 secondes pour que Yatou obtienne une promesse. On peut applaudir.
Mais de fait, si environ 15% des personnes qui répondent promettent un don, seuls 5% à 10% donnent réellement. Et le fond de l’air est frais. « Les années électorales, c’est toujours mauvais, analyse Pascal Fréneaux, car les gens ne savent pas où ils vont. Ensuite ça s’améliore. Mais cette année, ça va plutôt moins bien depuis la présidentielle. Les plus riches ont peur qu’on leur prenne leur argent. Les plus pauvres n’ont plus l’espoir d’en avoir. Alors, s’ils nous disent toujours « oui ». Ils concrétisent moins à l’instant fatidique, quand il faut renvoyer le RIB. »
Pourtant malgré ce contexte, on entend des applaudissements toute la journée à tous les étages. Il règne ici une ambiance moins tendue que dans la plupart des centres d’appels et on y entend des accents marocains à couper au couteau qu’on n’accepte guère ailleurs. Là n’est pas l’essentiel. Ibtissame, avec sa petite voix acidulée, a bien compris que la dame de 85 ans qu’elle a au bout du fil n’a plus les moyens de donner. Mais la jeune fille lui pose cependant des questions sur sa santé. Les téléacteurs représentent l’image d’une ONG. Et l’empathie est une donnée fondamentale dans ce métier. « Si tu ne t’intéresses pas aux gens, ils ne s’intéresseront pas à toi », conclut Pascal Fréneaux. Pour que les gens donnent, il faut d’abord donner de soi.
Il est bientôt 20h45 en France, l’heure du film en France. Les appels vont cesser. On entend une dernière fois la voix d’un superviseur sur le plateau...
- Bravo à Adam, l’agent qui fait pleurer les prospects.
Clap !
Eric Le Braz |