Ces deux dernières semaines, le quartier Béni Makada à Tanger a été le théâtre d e violents affrontements entre habitants et forces de police. Cet incident attire de nouveau l’attention sur ce quartier réputé contestataire.
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Les ferrachas – vendeurs à la sauvette – étalent à nouveau leurs marchandises dans les environs de la Parada, l’ancien rond-point transformé en place où sortent prendre l’air les habitants du quartier Béni Makada le soir. La vie reprend doucement son cours après de violents affrontements avec la police (voir encadré). Tagines en terre cuite, vêtements, légumes et consommables en tout genre sont exposés sur la chaussée. Les commerces informels font concurrence aux innombrables magasins spécialisés dans le « trabando », la marchandise de contrebande en provenance principalement de Sebta. Béni Makada est une zone commerçante et résidentielle. Un immense dédale qui héberge le quart de la ville de Tanger et qui comprend plusieurs quartiers. Ard Dawla, Bir Chaïri, Mabrouka, Jirari, Houma 12 et Bouhssaine en sont les principaux. En tout et pour tout, le quartier s’étend sur une superficie de 332 km2 (soit près du tiers de la superficie de Tanger). Ici, près de 250 000 Tangérois ont élu domicile, selon le dernier recensement national datant de 2004.
A Béni Makada, on a l’impression d’être dans une ville autre que la perle du détroit. La magie de la Méditerranée cède ici la place à un quartier populaire semblable à ceux des autres grandes villes, à l’image de Yacoub El Mansour à Rabat. Mais la ressemblance s’arrête là , tant Béni Makada s’est toujours distingué par son aspect frondeur.
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« La Place du Changement »
L’hostilité envers le Makhzen est palpable et dans toutes les bouches. « Les gens se sentent agressés à la simple vue d’un policier », explique Anouar Benich, habitant du quartier Ard Dawla, qui nous fait remarquer que la police ne patrouille presque pas dans ce secteur. « C’est un grand quartier presque indépendant du reste de la ville tant il est marginalisé. Les gens ne sont en contact avec l’Etat que quand il y a des problèmes », renchérit Ahmed El Ftouh, acteur associatif.
Ce sentiment de hogra fait du quartier un haut lieu de la contestation dans le Royaume. C’est un peu les « Carrières centrales du Nord ». Au plus fort du Printemps arabe, c’est à Béni Makada que le mouvement du 20-Février organisait la plupart du temps ses marches. Des manifestations qui enregistraient des records de participation, soutenues par nombre d’habitants. « Quand les gens évoquent les manifestations de Tanger, ils parlent volontiers de Béni Makada, tellement le quartier s’est fait remarquer par cela », explique Rochdi Aoula, membre du M20. Il nous montre la « place du changement », le nom donné par les vingtfévrieristes à la place principale du quartier où se regroupent les manifestants. Un surnom qui a fini par se banaliser, et que même certains chauffeurs de taxis reconnaissent désormais.
Mais la réputation que le quartier s’est forgée date de bien avant le 20-Février. A chaque fois qu’un événement majeur secoue le pays, Béni Makada est parmi les premières zones à rejoindre la fronde. Durant les années 1970, c’est là -bas que les étudiants de la région du Nord organisaient leurs manifestations. Lors de la grève générale du 14 décembre 1990, Béni Makada et Fès sont secouées par deux jours d’émeutes pour réclamer une augmentation de salaire. Fès paye le plus lourd tribut, mais Béni Makada enregistrera tout de même un mort et 124 blessés.
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De Abdelkrim à Béni Makada
Cet héritage contestataire a aussi des origines ethniques et historiques. Quand les autorités du protectorat espagnol, en guerre avec Abdelkrim, ont puni les Rifains en leur imposant la famine, cette population connue pour sa fierté a fui en masse vers Tanger et s’est installée à Béni Makada. « L’intransigeance rifaine est restée. Aujourd’hui encore, dans certains cafés, on n’entend parler que le rifain. On se croirait à Imzouren ! », explique Ahmed Kebbali, membre du Forum Nord du Maroc pour les droits humains (FDH-Norma). Le militant se souvient de l’époque où les gitans eux aussi habitaient dans ce grand no man’s land qu’était Béni Makada, du temps de l’administration internationale. Depuis, le quartier a grossi à cause de l’exode rural. Les bidonvilles ont cédé la place à l’habitat en dur, mais Béni Makada continue de vivre en dehors du temps.
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DĂ©lit de quartier
Le principal malaise de cette banlieue tangéroise est le chômage. A part les petits boulots, les jeunes ont le sentiment que les perspectives sont bouchées. « Notre quartier enregistre des records d’abandon scolaire. Ils savent de toutes les manières que nos enfants n’arriveront pas jusqu’au baccalauréat », ironise avec amertume Ahmed Kebbali. Cet avis est corroboré par les données officielles. Selon les chiffres de 2004 du Haut-commissariat au Plan (HCP), seuls 6,1% des jeunes âgés de plus de 25 ans ont pu atteindre l’enseignement… secondaire !
Aziz, gardien de voiture, nous montre quatre écoles primaires entourées par… un hôpital psychiatrique ! « Des fous sortent de temps en temps de l’hôpital et terrorisent tout le monde. Ce ne sont pas des conditions d’études pour les enfants. Nous avons pris maintes fois ce spectacle en photo, publié tout cela sur l’internet, mais walou, rien », se désole-t-il.
Malgré l’absence d’infrastructures, des jeunes ont tout de même réussi leurs études. Mais ils se heurtent aux réalités du marché du travail et, assurent-ils, au « délit de quartier ». Après une licence en droit obtenue en 2006 avec mention, Anouar a, par exemple, collectionné les petits boulots comme téléopérateur puis ouvrier du textile avant de devenir vendeur ambulant de sous-vêtements. « Quand on est de Béni Makada et qu’on a un K dans son numéro de carte nationale (lettre qui désigne Tanger, ndlr), on ne se fait pas embaucher. Et je suis loin d’être le seul », s’insurge Anouar.
Othmane Haddad, jeune habitant du quartier Bir Chaïr acquiesce. Il explique que les rares offres d’emploi sont accordées aux habitants des autres villes et que les jeunes de Béni Makada souffrent de la réputation sulfureuse qui leur colle à la peau. « J’ai dû quitter mon emploi dans une usine d’accessoires pour voiture à cause des pressions d’un responsable de production venu d’une autre ville. Il refusait de me payer mes heures supplémentaires et me disait que mes grands airs de Chamali – les gens du Nord – ne l’impressionnaient pas. » Le chômage a engendré d’autres problèmes, dont notamment l’explosion de la consommation d’héroïne. Des jeunes et même des femmes, les « bejnaka » (junkies) s’injectent la « kehla » (la noire, sobriquet donné à l’héroïne) en plein jour et devant le regard consterné de leurs amis et voisins. La dose, qui coûte une trentaine de dirhams, a supplanté les drogues douces locales, le haschich et le kif.
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« Oulad spagnole »
« Nos jeunes ne travaillent pas. Leur misère les pousse à consommer de la drogue. En manque de revenus, leurs parents sont obligés de louer des chambres aux employées des usines. Ces dernières se font agresser par ces mêmes jeunes qui veulent s’acheter leur dose. Cela engendre insécurité et mauvaise réputation. Et tout cela se déroule sous le regard passif des autorités », résume Ahmed.
« C’est devenu la Colombie ici. La police n’intervient jamais pour arrêter les mafias. Durant les années 1990, elle était même partie prenante. Des estafettes vendaient des paquets de cigarettes moins cher que chez les contrebandiers ! », lance Mohamed El Houari, membre de la coordination tangéroise du 20-Février.
« On nous insulte en nous traitant de sauvage, de baltagis et de dealers de drogue. La police nous tabasse et nous traite de oulad spagnole (fils de l’Espagne) ; comment voulez-vous que les jeunes ne se sentent pas agressés et humiliés ? », s’insurge un vieil homme qui réagit à notre conversation.
Le maire de Tanger, Fouad Omari, reconnaît que le quartier est marginalisé, mais il impute cela aux cumuls des années plutôt qu’à ce côté frondeur. « Cet immense quartier a été construit de manière anarchique et a grandi trop vite. Il y a bien un plan d’urbanisme qui s’étale de 2007 à 2013, et beaucoup d’argent a été dépensé en prévision de la mise à niveau du quartier (1,2 milliard de dirhams, ndlr), mais le besoin est tellement important qu’il faut du temps », estime le maire. Il promet la construction d’une grande salle de sport en 2013 et le démarrage de grands chantiers de voieries et de constructions de routes. Mais cela suffira-t-il pour réconcilier la population avec l’Etat ?
Zakaria Choukrallah
(Envoyé spécial à Béni Makada, Tanger) |