La guerre vole d’abord l’innocence des enfants. C’est ce que veut démontrer Asmaa Seba, photographe qui prête son matériel à des enfants pour qu’ils racontent eux-mêmes leur drame mais aussi leurs rêves. Sur cinq cents clichés, elle en a retenu six pour actuel, légendés par leurs auteurs.
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J’ai pu me rendre pour la première fois à Gaza en 2010. Une délégation de citoyens belges ralliant un convoi humanitaire international m’avait confié le travail de couverture photographique de leur expédition pour rendre compte de ce qui se passait dans une des dernières colonies au monde.
C’était tout de suite après l’opération de l’armée israélienne «Plomb durci», au cours de laquelle plus de 450 enfants ont trouvé la mort. Sur place, j’ai été saisie par les images de maisons, d’écoles et d’hôpitaux détruits par les bombardements et surtout par les regards terrifiés des enfants… J’ai été particulièrement choquée par les images d’enfants martyrs qui tapissaient les murs. C’est une tradition à Gaza. Comme il n’y a pas de mausolées ou de stèles, on rend hommage au «Chahids» par ces photographies. Ces enfants sont aujourd’hui morts. Il reste d’eux ces images où ils sont souriants, comme figés dans cette expression. Les familles n’avaient plus de maison et vivaient sous des tentes. Je me trouvais dans le camp de Jabaliya, très proche de la frontière israélienne. Le camp le plus ravagé par les bulldozers et les tanks.
J’y ai passé trois jours, mais à mon retour les images ont continué à me hanter. J’en ai discuté avec ma sœur qui est psycho-pédagogue. Elle m’a convaincue de mettre à profit mes talents de photographe pour aider ces enfants. L’image peut aider à exprimer beaucoup de choses, j’en avais moi-même fait l’expérience. J’ai donc décidé d’y revenir et d’user de l’expression photographique pour mettre la lumière sur le vécu quotidien de ces enfants peu couverts, voire pas du tout, par les médias.
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Cris de terreur
J’ai donc décidé de revenir à Gaza et d’y passer trois mois, de mai à juillet 2012. C’était dans le cadre d’un projet photographique soutenu par le ministère belge de la Culture et qui s’intitule «Gaza vue par ses enfants». J’ai formé six enfants, âgés entre 6 et 11 ans, aux rudiments de la photographie.
Au début, ils avaient du mal à me faire confiance. Ils voient très peu d’étrangers car Gaza est toujours sous blocus et il est très difficile d’y entrer. Deux ans après ma première visite, les enfants dans les camps ont d’ailleurs toujours ce regard terrifié. Le plus difficile c’est le soir, au coucher. Ils n’arrivent pas à dormir. Certains hurlent en pleine nuit, d’autre ont des bourdonnements à l’oreille. Normal, les survols de F16 ainsi que les déflagrations des bombes sont quotidiens à Gaza.
Haitam, 7ans, et sa sœur Hind, 9ans, m’avaient particulièrement marquée en 2010. En effet, lors de ma première visite, ils venaient de perdre leur mère, leur père et leur frère à la suite de bombardements. J’ai pu les revoir et passer un peu de temps avec eux. Ils vivent encore avec leur grand-mère et leur maison n’a toujours pas été reconstruite car il n’y a pas suffisamment de matériaux de construction et ils sont très pauvres. Le plus horrible avec la guerre, c’est justement cela. Tout manque dans les camps de réfugiés, ce sont ces choses-là qui rendent la vie très difficile, surtout pour ces enfants traumatisés, parfois orphelins et qui ne sortent presque jamais des camps.
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La mer, les livres…
Les coupures d’électricité sont très fréquentes. En gros, il y a de l’électricité 7 heures sur 24. Les enfants sont encore plus isolés : ni Internet ni télévision. Et il n’y a pas d’espace de jeu. La mer se trouve à 15 kilomètres, mais ils n’y vont presque jamais. C’est d’ailleurs un des endroits qu’ils ont beaucoup pris en photo.
Ce sont ces choses-là que les enfants ont le plus cherché à exprimer. Pendant plus de deux mois, ils ont pu garder les appareils photos que je leur avais fournis et ils ont pris plus de cinq cents photos.
On y voit des bâtiments gris, détruits, tout un symbole de la tristesse des lieux ; la mer et les livres illustrent leur rêve de liberté et leur espoir.
L’histoire qui m’a le plus attristée est celle de Walla Abou Mousa, orphelin du camp de Khan Yunus, que j’accompagnais au cimetière tous les vendredis. Nous rendions visite à sa mère, son père et ses deux frères qui y sont enterrés. Il leur parlait et leur disait : « Maman, papa, Nidal, Yassir, je vous présente Asmaa. Elle est très gentille. Elle est belge, mais elle est arabe aussi […] Hier, on a mangé de la glace, mais mon frère Ahmed a volé ma part ! » Je pleure encore toutes les larmes de mon corps quand je m’en souviens. C’est dans ces moments-là que l’on se rend compte qu’il n’y a pas d’enfance à Gaza.
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Leçon d’humanité
Face à toute cette violence et à ce vécu, je m’attendais à ce que les gens soient animés par la haine, qu’ils réclament la destruction de l’Etat d’Israël. Je pensais que j’allais entendre de tels propos durant ce long séjour parmi eux. En réalité, la plupart d’entre eux n’ont aucune haine ni même un soupçon d’agressivité. J’ai pris une véritable leçon d’humanité auprès de ces personnes qui désirent la paix même si elles ne comprennent pas pourquoi on s’acharne ainsi sur eux.
Mon vœu le plus cher est que les citoyens du monde se rendent compte de cette souffrance grâce aux photographies prises par ces petits Gazaouis. Les enfants montrent les dégâts du blocus, de la colonisation. Ils témoignent de leur vécu et nous transmettent leur espoir. Il faut leur tenir la main.
TĂ©moignage recueilli par Zakaria Choukrallah |