Faciles à créer, empreintes d’un humour corrosif qui ne s’interdit aucun sujet, les rage comics, bandes dessinées virales, font un tabac sur le Net marocain.
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Depuis quelque temps, de drôles de personnages de BD envahissent la toile marocaine. Ils s’appellent le «Bouzebal», le « Me », ou encore «Me Gusta». C’est le phénomène web du moment que tout utilisateur des réseaux sociaux a déjà remarqué sans forcément connaître son origine. Ces personnages sont utilisés dans des bandes dessinées que l’on peut consulter sur des pages facebook comme le «Bouzebal», «Moroccan Trolls», «Moroccan Meme base», «Moroccan demotivational posters», etc.
Derrière tous ces noms bizarres pour le commun des internautes, se cachent des pages facebook nourries par des dizaines de jeunes un peu geek sur les bords. Elles comptent des centaines de milliers d’inscrits et sont largement répandues par le partage.
Le principe ? Des caricatures dessinées sommairement qui mettent en scène ces personnages récurrents avec un humour bien particulier fondé sur l’absurde. C’est ce qu’on appelle le trolling. A la base, ce phénomène vient des Etats-Unis et consiste à raconter, à travers des mini-bandes dessinées appelées rage comics, des situations du quotidien, des événements, ou à railler des personnalités publiques ou politiques.
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Je troll, donc j’existe
Troller veut dire diffuser délibérément un message provocant. On appelle plus généralement ces phénomènes les « Meme » (pour Mémoire collective d’une culture). Les Meme sont des buzz – des publications qui ont fait beaucoup de bruit sur Internet – qui ont fini par entrer dans la culture populaire. Et dans cet art, les Marocains excellent ! D’autant qu’aucun sujet n’est tabou, y compris la politique.
Ainsi, dès que le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, sort d’un plateau télé, les réseaux sociaux sont inondés de rage comics reprenant par exemple son fameux tic de langage « fhemtini oula lla ? » (tu m’as bien compris ou pas ?), transformé en running gag. Benkirane essaie d’expliquer que les prix ne vont pas augmenter suite à la hausse des carburants ? L’image est aussitôt détournée et on voit un Benkirane récitant une litanie sous forme de charade qu’il conclut par son « fhemtini oula lla ? ».
Ces mini-BD sont très faciles à fabriquer. Il suffit de quelques connaissances basiques en informatique pour utiliser les logiciels Photoshop ou Paint ou encore Ragefaces, un outil très simple qui permet de glisser-déposer les images et d’écrire les textes. Cette facilité a permis l’émergence d’un nombre très important de nouvelles bandes dessinées dont les gags sont souvent proposés par les lecteurs eux-mêmes.
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Bouzebal superstar
C’est comme cela qu’un phénomène réservé aux geeks, c’est-à -dire aux mordus de technologies, est devenu accessible à tout un chacun. « Au début, on était une poignée à en créer en s’inspirant des modèles américains », raconte Amine Sefnaj, un des premiers à avoir touché au rage comics. « Depuis, le phénomène est devenu mainstream, et les personnages sont souvent mal utilisés, s’écartant du sens initial », explique Amine.
Mais qu’importe, le Marocain lambda s’est approprié le concept, l’adaptant à la sauce locale. Dans le royaume des trolls marocains, il y a un personnage en particulier qui fait le buzz : le Bouzebal. A la base, le Bouzebal est un personnage de rage comics américains comme les autres, appelé « high face » et censé caricaturer un jeune sous l’emprise de la drogue (voir encadré). Au Maroc, cette image a été détournée. Il représente la jeunesse délaissée du pays, acculée à la médiocrité pendant que les gosses de riches, les « kilimini » (au choix, « qu’il est mignon » ou « k’la menni », soit « il a mangé ma part »), voient toutes les portes s’ouvrir devant eux grâce à leurs parents nantis.
Moche, égoïste, inculte, réactionnaire et drogué, le Bouzebal est violent car la société a été dure avec lui. Ce personnage connaît un franc succès et la page facebook qui lui est consacrée est « likée » par 250 000 personnes, sans compter les multiples clones.
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«Meme» pas peur
« Le personnage du Bouzebal porte en lui la plupart des caractéristiques des jeunes Marocains qui se sentent perdus dans leur pays et qui cherchent à faire entendre leur voix », nous explique Oussama Tabriki, le jeune créateur de la page Bouzebal.
Le Bouzebal a eu tellement de succès qu’un autre jeune, le réalisateur Mohammed Nassib, a décidé d’en faire un dessin animé gratuit sur le web, qui en est à son septième épisode. Le nombre de vues sur YouTube frise le million sur certaines de ces vidéos ! On y voit par exemple le Bouzebal enfourcher sa mobylette Peugeot 103 et agresser allégrement les passants, ou encore harceler les filles… Des images qui renvoient à une réalité crue et enrobée dans un humour noir délibérément manichéen et absurde.
Mohammed Nassib pense que le succès de ce personnage est dû au fait qu’il relate justement cette réalité qui n’est pas rapportée par les médias et les formes d’expression classiques. En contant les péripéties de cette caricature du jeune Marocain, il espère faire passer un message.
« Le changement est nécessaire, l’amélioration de soi aussi. Pour faire avancer notre pays, nous devons être conscients de ce qu’il y a de positif et de négatif dans nos comportements », explique-t-il.
Voilà qui va plus loin que le simple trolling, dont le but est plus d’amuser que de tenir un propos militant. Mais pour rendre compte de toute la richesse du web marocain en la matière, le mieux reste encore de visiter ces pages. Un coup d’œil sur les rage comics vaut mieux que mille mots pour en comprendre les portées.
Zakaria Choukrallah |