Le cheikh Nahari risque la prison pour son « appel à la violence » contre un journaliste. Portrait d’un prédicateur autodidacte devenu célèbre grâce à ses prêches enflammés diffusés sur Internet et suivis par des millions de personnes.
Armé de son énorme bâton en bois, il tape violemment le sol à chaque envolée lyrique. Le cheikh Abdellah Nahari déclame son prêche contre les laïcs devant l’assistance conquise de la mosquée Al Kawthar d’Oujda. Comme tous les vendredis, ils viennent en nombre écouter le prédicateur devenu célèbre grâce à ses discours en darija, teintés parfois de quelques mots en français – comme lorsqu’il s’en est pris aux manuels des écoles privées qui parlent de « papa Noël ». Le tout est toujours filmé et posté sur YouTube pour toucher le plus grand nombre, avec l’insertion de l’adresse email pour encourager l’interactivité. Ce jour-là , emporté par son verbe et son discours passionnel, il frappe si violemment avec son bâton qu’il décroche du mur le tableau derrière lui sur lequel est écrit un verset coranique. L’incident provoque le buzz sur la toile et achève de faire connaître cet homme dont le ton de la voix rappelle celle du célèbre commentateur sportif d’Al Jazeera, Issam Chaweli !
Cheikh Abdellah Nahari est perçu comme énergique, sincère et courageux par ses supporters. Emporté, nerveux et dangereusement populiste par ses détracteurs. Déjà interdit de prêche à cause de son art de la provocation, il fait désormais face à la justice pour s’être attaqué au rédacteur en chef du quotidien Al Ahdath Al Maghribia, Mokhtar Larhzioui. Le cheikh trublion est poursuivi par le parquet de sa ville pour « incitation à la violence » et interdit de sortie du territoire jusqu’à ce que les autorités terminent leur enquête.
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Verser le sang du « dayout » !
Que lui reproche-t-on au juste ? Dans sa dernière vidéo sur Internet – supprimée depuis –, Abdellah Nahari réagit à une intervention télévisée du rédacteur en chef d’Al Ahdath Al Maghribia dans laquelle Larhzioui appelle au débat sur le respect de la liberté sexuelle. Il n’en fallait pas plus pour que le Cheikh s’emporte contre le journaliste, l’accusant de « dayout », c’est-à -dire d’homme sans foi ni loi, et soutenant que la religion préconise de « verser le sang du dayout ». L’appel au meurtre, à peine voilé, suscite l’émoi de la société civile et du journal. Une première au Maroc. Un groupe de soutien s’est créé autour de Mokhtar Larhzioui, qui a décidé de porter plainte contre le tonitruant Abdellah Nahari.
Un autre groupe de soutien s’est aussitôt formé autour du cheikh. Ses défenseurs considèrent qu’il est victime de l’acharnement des autorités et menacent de sortir manifester dans les rues estimant… qu’il n’a rien dit de mal !
Comment peut-on cautionner les propos d’un homme qui appelle au meurtre ? Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter aux origines de l’engouementpour les prêches de Abdellah Nahari, un imam au parcours atypique.
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Un « économiste » à la mosquée
Abdellah Nahari est un pur produit de l’Oriental. Il voit le jour en 1959 dans une famille religieuse. Son père enseignait le Coran. Hormis cet « héritage » familial, rien dans le parcours du jeune Abdellah ne le prédisposait à devenir prédicateur. Contrairement aux cheikhs Maghraoui ou Zemzmi par exemple, il n’a pas fait d’études religieuses, mais a obtenu une licence en économie à l’Université Hassan 1er d’Oujda en 1983, après un baccalauréat littéraire. Après avoir décroché son diplôme, il travaille trois ans en tant qu’enseignant des classes primaires dans une petite école rurale à Al Hoceima. Il retourne ensuite à Oujda et se fait embaucher par la Chambre de commerce et d’artisanat de la ville. Sa formation « d’économiste » irrite le cheikh Abdelabari Zemzmi, qui le considère comme un « intrus dans le champ de la prédication ». « Cet homme parle de tout et n’épargne personne. Il est nerveux, emporté et hargneux. Même moi je n’ai pas échappé à ses attaques ! », s’indigne Zemzmi qui ne se distingue pas non plus par sa retenue.
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Cheikh facebookeur
En parallèle de son activité professionnelle, le cheikh Nahari développe son intérêt pour les « sciences religieuses » et participe aux travaux de la section locale du Mouvement unicité et réforme (MUR). Il se découvre alors un talent d’orateur et commence ses prêches dans la mosquée Al Kawthar à partir de 1987. Il occupe même, un temps, un siège dans le très officiel conseil local des oulémas, preuve qu’à ses débuts il était plutôt perçu comme un modéré.
L’avènement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux dope la popularité du cheikh qui devient un véritable phénomène médiatique. Ses prêches, rassemblés dans une « chaîne YouTube » sont suivis partout au Maroc. En deux ans, de 2010 à 2012, ses vidéos ont été vues plus de neuf millions et demi de fois et comptent 5 696 abonnés.
Nahari est aussi un cheikh facebookeur. Sur le réseau social, il dispose d’une fan page officielle qui rassemble plus de 5 100 « amis ». « Cheikh Nahari a autant de succès car il surfe sur un modèle de prédication qui a fait ses preuves avec le cheikh égyptien Kichk. Ce style mise sur la médiatisation, au début avec des cassettes et puis maintenant avec Internet. Il s’adresse aux gens dans un langage simple, en dialecte généralement, et préfère parler des soucis quotidiens plutôt qu’évoquer des thématiques métaphysiques savantes », explique l’islamologue Mohamed Darif.
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De la Constitution Ă Dounia Batma
Quand on l’écoute, on constate que le cheikh Nahari est capable autant de parler de la Constitution que de commenter les résultats des matchs de football, ou encore de dénigrer la chanteuse Dounia Batma. En mars dernier, il s’était attaqué à cette dernière en lançant, ironique : « Le peuple marocain a reçu sa grande artiste ! Les cheveux découverts, le jean serré... Ah, c’est comme cela que l’on va hisser le Maroc aux sommets ! »
Sur la Constitution, il se félicitera du succès de la pression islamiste contre l’instauration de l’Etat civil : « Allah a voulu que le peuple soit vigilant. Le peuple a refusé et fait pression jusqu’à ce qu’ils écrivent que nous sommes un pays musulman ! » Il se distinguera même un moment avec son allusion à l’entourage royal qu’il qualifie indirectement d’« ennemi de la réforme » et son soutien au 20-Février. Mais son terrain de prédilection reste celui de la morale. Il s’attaque aux laïcs qui, selon lui, veulent « sortir le Maroc de l’islam ». Ce sont d’ailleurs ses prêches politiques qui finiront par lui valoir une interdiction du minbar par le ministère des Habous en avril 2011. Jamais à court d’idées, le cheikh va continuer à poster ses « cours religieux » à partir de son domicile, haranguant les foules. L’incident qu’il vient de provoquer, annonce-t-il la fin de la carrière du cheikh agitateur ?
Zakaria Choukrallah |