Le chômage explose, surtout chez les jeunes. Employeurs et politiques semblent désarmés face à une situation appelée à s’aggraver davantage. Sommes-nous arrivés au point de rupture ?
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La Tunisie a basculé dans un processus révolutionnaire quand Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant qui s’était retrouvé au « chômage technique », s’est donné la mort. La symbolique du « martyr » et la fronde populaire qui s’en est suivie – en particulier chez les jeunes – ont révélé la fragilité économique du pays, et notamment son incapacité à créer de nouveaux emplois. « Je vous ai compris […] j’ai compris les chômeurs… », avait lancé Ben Ali, signant là un terrible aveu d’échec, quelque temps avant sa capitulation.
Le feuilleton du Printemps arabe a certes prouvé que la situation du Maroc était différente de celle de la Tunisie, mais on gagnerait sans doute à ne pas vouloir ignorer plus longtemps l’impact que pourrait avoir un chômage endémique sur la stabilité et l’avenir du Royaume. La Banque mondiale a publié le 14 mai dernier un rapport qui a jeté un véritable pavé dans la mare : près de 30% des jeunes Marocains âgés entre 15 et 29 ans sont au chômage. Pire, 49% de nos jeunes ne sont ni à l’école ni au travail. Et encore, ledit rapport a été élaboré avant les révolutions et l’aggravation de la crise de l’euro qui impacte l’économie marocaine.
« Ce rapport montre que les jeunes ont été mis à l’écart des opportunités dont certains secteurs de l’économie nationale ont bénéficié », explique Gloria La Cava, la spécialiste des sciences sociales à la Banque mondiale qui a dirigé le rapport. Cette experte estime ainsi que l’explosion du chômage des jeunes « est susceptible d’exacerber les risques de conflit et d’accentuer l’instabilité, notamment lorsque les opportunités économiques et les moyens d’expression font défaut ».
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Les entreprises n’embauchent plus
La cascade d’indices inquiétants ne s’arrête pas là . Les conclusions du rapport de la Banque mondiale sont corroborées par les enquêtes menées par le haut-commissariat au Plan (HCP), l’organisme officiel de mesures statistiques du Royaume. Le rapport sur la « situation du marché du travail » révèle ainsi que le taux de chômage est passé de 9,1% à 9,9% au premier trimestre 2012. Le nombre de chômeurs est passé de 1 037 000 à 1 130 000, soit 93 000 chômeurs de plus.
Autre conclusion : les augmentations des salaires n’ont pas stimulé la consommation intérieure. Et la situation devrait encore s’aggraver. Le HCP prévoit une augmentation nette du nombre des chômeurs de 10 889 en 2013, de 36 700 en 2014 et de 66 000 en 2015. Le marché de l’emploi est donc moribond, comme nous le confirme Jamal Belahrach, directeur général de la franchise Manpower au Maroc, qui a enregistré une baisse « sensible » des offres d’emplois. « Les entreprises vivent dans l’incertitude et estiment que la politique du gouvernement manque de clarté. Elles s’inquiètent aussi de l’impact de la crise internationale. Elles retardent les recrutements dans tous les secteurs », explique-t-il, tout en précisant que les plans de recrutements qui sont élaborés actuellement favorisent les cadres expérimentés à la recherche d’un nouveau poste et rarement les profils de jeunes diplômés.
« L’enquête nationale sur les jeunes » publiée le 1er juin par le HCP confirme le malaise. Elle explique que la jeunesse marocaine est inquiète pour son avenir. Le taux de chômage chez les 18-45 ans (sic) est en moyenne de 12% (17% dans les villes et 5% dans les campagnes). Le taux de chômage grimpe à 18% pour les 18-24 ans. L’absence de revenus explique ainsi que 54% des « jeunes » habitent encore avec leurs familles, et ce jusqu’à l’âge de 45 ans !
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« Ecouter » les chiffres
Mis bout à bout, ces chiffres signifient-ils que nous sommes au bord de l’implosion ? Ahmed Lahlimi Alami, haut-commissaire au Plan, qui prévoit que « le chômage augmente encore plus », ne va pas jusque-là , même s’il tire discrètement la sonnette d’alarme. « L’enseignement du Printemps arabe est que la pauvreté et le chômage provoquent des émeutes mais ne déclenchent pas de révolutions. Les populations voulaient s’exprimer et ont d’ailleurs refusé la violence. Les indicateurs statistiques ne font qu’attirer l’attention, le défi maintenant est d’aller voir les gens et de les écouter », nous explique-t-il. Il sous-entend implicitement que la situation risque de s’envenimer si jamais l’exécutif « n’écoute » pas ce que disent les chiffres.
« Le plus surprenant est que l’on soit encore surpris par ces chiffres », s’étonne pour sa part l’économiste et statisticien Mehdi Lahlou, pour qui le chômage constitue depuis des années la principale source d’inquiétude. « Même quand le HCP disait que tout allait bien en 2007, la réalité est que les données n’étaient pas fiables. Le taux de chômage était masqué par une croissance tirée par l’agriculture et les investissements extérieurs. La réalité est que l’argent entrait et repartait et cela n’avait pas un réel effet sur l’activité économique. »
« Si on ajoute à cela l’échec des programmes gouvernementaux comme Moukawalati, la baisse des investissements directs étrangers (IDE) et les transferts en devises en berne des MRE, on arrive à la régression dans la création d’emplois que l’on connaît actuellement. La réforme constitutionnelle n’a pas réussi à estomper le climat d’incertitude auquel sont venues s’ajouter l’incompétence du gouvernement et la crise de la zone euro », s’insurge Mehdi Lahlou.
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Une politique globale
Cet attentisme (incompétence ?) du gouvernement Benkirane est aussi dénoncé par l’opposition et les syndicats. Ceux-ci ont d’ailleurs exprimé leur ras-le-bol à l’occasion de la « marche de la dignité » organisée le 27 mai dernier à Casablanca sous les bannières de la FDT et de la CDT.
Larbi Habchi, membre du bureau de la FDT (Fédération démocratique du travail, proche de l’USFP) et du groupe fédéral à la deuxième Chambre, relève un autre point qui, selon lui, a également contribué au climat d’incertitude général. « Les appels d’offres publics ont tardé à être lancés à cause du retard pris dans l’adoption de la loi de Finances 2012. Cela a impacté les entreprises qui travaillent avec le public, et s’est naturellement répercuté sur l’emploi. »
Abdelkader Zayer, secrétaire général adjoint de la CDT appelle, lui, à un « programme économique global » qui englobe l’alphabétisation, l’adéquation des formations avec le marché et une politique industrielle pour sortir de l’impasse.
Dans sa déclaration gouvernementale, Abdelilah Benkirane espérait baisser d’un point le chômage pour le faire passer à 8%. La conjoncture, difficile, l’a plutôt alourdi d’un point et les perspectives d’avenir ne sont guère reluisantes. Arrivera-t-on à inverser la vapeur avant que la pression de la rue ne s’exprime plus vigoureusement ? C’est le défi auquel se trouve confronté le Maroc, tous acteurs confondus.
Zakaria Choukrallah |